Les + dans le texte sont interactifs : cliquez dessus pour afficher du contenu supplémentaire qui explicite certaines réflexions. Les termes en gras et soulignés contiennent une définition accessible au survol.
Les records sont faits pour être battus — Avant d’en arriver à l’expression, s’interroger sur le terme « record » ; l’ensemble de ces usages renvoient à ce qui dépasse ce qui a été fait auparavant. Comparer le passé, le présent — le futur même ; comment une telle idée a pu germer ? Et surtout pourquoi, elle a été si largement .
Rien de neuf pourtant ! C’est ce qu’objecteront les adeptes de la trans-historicité ; la littérature n’a-t-elle pas longtemps servi à ça, inscrire quelque haut fait dans la mémoire collective. Record [anglicisme de l’anglais record, enregistrer] n’en serait que la version moderne, lui qui désigne, au sens le plus strict : un « fait exceptionnel (notamment un exploit sportif) digne d’être enregistré » [New English Dictionary, 1883].
Le terme record étant lui-même un emprunt à l’ancien français « recors » qui désignait des témoins [voir Littré] ; en anglais il désignera l’« enregistrement, document écrit (pour conserver un témoignage) » [New English Dictionary, 1300] avant de prendre le sens qu’on lui connaît aujourd’hui, à partir du XIXe siècle.
La précision : « notamment un exploit sportif » a son importance. En effet, c’est bien la constitution, au XIXe siècle, du sport en tant que discipline à part entière qui a fait advenir la notion de record. En témoigne l’une des premières occurrences connues du terme en langue française, utilisée dans le cadre de la presse sportive ; s’agissant du compte rendu de courses cyclistes organisées à Boston [États-Unis]. L’épreuve d’un mille [1,609 mètres] ayant été « gagnée dans le record1, temps de 3 m. 1 7/6 s. » [Le sport vélocipédique, 4 mai, 1882].
Le record, dans le cadre de ce compte rendu, constitue donc une information d’importance à partager aux lecteurs. Les articles de presse et autres compte rendus inscrivent dans la mémoire collective la performance. À la manière des récits littéraires, ils remplissent une fonction mémorielle.
Mais là où contes et épopées, même non factuels ou mythifiés, cherchent à produire avant toute chose un récit visant à dispenser un sens — grandeur des monarques ou de quelque figure héroïque, morale de la noblesse ou vulgarité des roturiers, etc. — ; le record s’impose d’abord comme chiffre. C’est ce qui lui confère d’emblée l’apparence du factuel et du vérifiable. Le récit ne vient qu’après coup : il se construit à partir du chiffre. C’est précisément cette dérivation qui lui donne son caractère véridique — facilitant ainsi sa naturalisation. C’est là qu’opère l’autoréalisation capitaliste.
Combien de pages écrites ? Sur quelle durée ? La quantité de parts de pizza absorbée en une journée? — et autres futilités de ce type dûment et méticuleusement répertoriées… Il en va de même pour des choses (supposées) plus sérieuses : ces extractions de qu’on convertit en chiffre d’affaires. La logique est identique, quelle valeur (argent) a généré cette boîte sur telle portion de temps, en général l’année fiscale.
L’équation est simple : résultat / temps = performance → narration justificatrice.
Un résultat rapporté au temps produit une “performance”, à partir de laquelle on tisse ensuite une narration justificatrice.
Ainsi, il ne peut exister de record — dans son acception moderne — que dans la mesure où le temps est appréhendé de manière abstraite ; à savoir en unités invariables, d’égales longueurs qu’on appelle secondes, minutes, heures, etc.
Un temps mesurable, en somme. Conception suscitée par une organisation sociale spécifique — celle qui fait du temps une marchandise. Dans ce cadre, le temps est mesuré parce qu’il sert à mesurer. Il devient l’unité par laquelle se quantifie la production de marchandises, selon ce que Karl Marx nomme le
L’instillation de cette logique comptable, quelle quantité de marchandise peuvent produire des travailleurs et travailleuses sur telle durée, ne pouvait déboucher que sur sa naturalisation. Amenant ainsi les individus à appliquer ces logiques sur l’ensemble de leur existence.
La diffusion de cette logique s’observe jusque dans le langage : le terme marathon, issu du sport, a vu son usage se généraliser pour désigner toute activité prolongée — marathon cinématographique, de jeux-vidéos, de lecture, de poésie, etc. — naturalisant ainsi l’idée d’une endurance compétitive appliquée au divertissement — notamment.
À partir de là, rien d’étonnant à ce que l’idée de record ait pu germer : mesurer l’accomplissement extra-ordinaire en chiffres, avant toute chose. Et quoi de plus logique que ça soit par le biais du sport que ce terme ait pris ce sens ? Lui qui cristallise la logique de compétition, de mise en concurrence entre agents. Que le meilleur gagne, pas vrai ?
Et il faut bien trouver un moyen (prétendument) objectif pour le désigner ce·tte gagnant·e ! Classer les agents non pas seulement dans le cadre d’un tournoi, d’une course, mais un moyen qui permette de dépasser les limites spatio-temporelles : le chiffre.
Les chiffres de tel ou tel record ne sont que le masque des conditions dans lesquelles il a été établi. Comment comparer plusieurs agents quand leurs conditions de naissance et surtout d’existence sont radicalement différentes.
Le record, c’est ça, inscrire dans le temps l’accomplissement, ainsi s’agissait-il d’entrer dans le record — pour reprendre la première occurrence française du terme. L’objectif était en somme d’atteindre le record, et non de la battre — comme le veut l’expression désormais stabilisée.
De prime abord cette distinction peut paraître anecdotique, mais il n’en est rien. Elle cristallise d’autant plus la mise en concurrence des agents, l’objectif est clair ; il ne s’agit pas tant d’enregistrer sa performance que d’effacer la précédente, et une fois le nouveau record établi, il s’agira de le dépasser, puisque les records sont faits pour être battus. Se cristallise ainsi la logique capitaliste de la production non pas comme fin, mais comme moyen d’extraire toujours plus de survaleur et ce qui est magique, ici, c’est que l’agent (le sportif) (s’)applique cette logique de lui-même.
La production est mue par ces mêmes processus, en vue de maximiser l’extraction de survaleur. L’objectif, aller vers une réduction toujours plus accrue du temps de travail socialement nécessaire à la production de marchandise. Produire davantage de marchandise dans la même quantité de temps.
Le temps (de travail socialement nécessaire) une fois raccourci par le biais de techniques organisationnelles, machiniques voire légales, deviendra la référence — ou pour le dire en termes sportifs, il entrera dans le record. L’ensemble des producteurs aura donc pour obligation de se claquer dessus en vue de poursuivre son existence, dans l’attente du prochain bouleversement, du nouveau record sur lequel les producteurs devront également s’aligner.
Cette logique, non pas simplement incorporée et naturalisée, devenue source de satisfaction. Même lors de ces journées hors-travail, on se satisfait d’avoir fait tant de choses en tant de temps. On n’a pas flemmardé ou pire, on a flemmardé efficacement. Le plaisir qu’on en tire, c’est la source de la naturalisation, mais également la brèche ; reconfigurer ce plaisir, et tant d’autres…
Le plaisir du record n’est pas seulement l’indice d’une domination totale ; il est aussi le point où la machine s’auto-révèle :
→ s’il faut sans cesse battre un record, c’est qu’en somme rien ne tient,
→ si rien ne tient, c’est que ce n’est pas tant une fin, qu’un moyen
→ un moyen pour quoi ?
Continuer, et seulement continuer ; refaire les mêmes choses en cherchant à faire davantage — plus vite, plus efficacement. Battre un record (personnel, mondial — qu’importe) fait apparaître qu’aucun record ne vaut.
Abattre la logique du record, en la rabattant sur elle-même.
1 En italique dans le texte.
