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Accessibilité — Que tout soit doux, léger et même voluptueux. Aucun obstacle ne doit heurter l’interaction. Dans la vie comme sur les écrans : tout doit s’agencer avec la fluidité d’une mécanique savamment huilée. À l’instar des interfaces visuelles des systèmes d’exploitation et autres logiciels, le regard est guidé, l’utilisateur·ice accompagné·e, son expérience facilitée. Il suffit de cliquer, glisser, déposer.
Voici comment tout obstacle se mue en offense. Ainsi se retrouve-t-on avec un monde sans friction, un monde où l’on ne fait que passer, sans jamais rien saisir.
Pourtant dans ce contexte, ce n’est pas tant la sobriété qui est de mise. Il s’agit également de rendre l’usage des logiciels et autres applications engageants, voire satisfaisants. Dès lors, on agrémente la moindre interaction avec la machine d’effets visuels catchy. Le simple basculement d’une page à une autre prend des allures de montage cinématographique, un bouton qui danse dès que le curseur le survole. Dans le design, on appelle ça « juicy ». Oui, il n’y a pas que le profit de l’exploitation qui est juteux.
Loin d’être de simples vecteurs neutres d’information, les différents
dont nous usons au quotidien façonnent non seulement les modes de communication mais structurent également nos manières de penser et de percevoir le monde.En effet, croire que les médias (notamment les supports par le biais desquels nous lisons, regardons, communiquons) ne se résument qu’à des canaux neutres est une vaste fumisterie. Des théoriciens tels que Friedrich Kittler ont exploré la manière dont les médias agissent comme des infrastructures déterminantes qui influencent notre perception et notre compréhension du monde. Ils jouent ainsi un rôle central dans la formation de notre réalité sociale et culturelle. Voir à ce sujet, Gramophone, film, typewriter de Friedrich Kittler.
Ainsi n’est-il pas étonnant de voir que l’ensemble de la production est alignée sur ces prescriptions, et ce, quel que soit le domaine. Partout, le regard est guidé, le montage découpe, sans ruptures, les récits s’écoulent comme l’eau sur quelque surface polie.
Les idées doivent de glisser onctueusement, à l’instar de ces marchandises sur le tapis roulant. Même la dépense et le paiement se font aériens, indolores : de l’immatériel introduit dans une réalité pourtant fondamentalement matérielle.
Ce n’est pas seulement une technique, mais une nécessité : tout ralentissement, toute complexité non immédiatement intégrable menacent l’attention, et par là même, l’économie qui en dépend. L’expérience utilisateur et l’accessibilité comme horizon unique.
Pourtant, avant d’être une fin, l’accessibilité était un moyen. Son projet initial ? Réduire l’exclusion, permettre à ces individus qualifiés de personnes en situation de handicap de ne plus l’être justement. Qu’ils et elles puissent se déplacer selon leurs désirs, aient la possibilité d’utiliser les objets les plus communs.
Le concept d’accessibilité trouve son origine dans l’urbanisme et le design — il s’agissait alors de penser les espaces et les choses pour les personnes en situation de handicap. De telles initiatives remontent d’ailleurs à plus loin — on pourrait citer l’ergonomie industrielle ou les politiques publiques en faveur des personnes en situation de handicap mises en œuvre dès le XIXe siècle.
Dans le domaine numérique, l’accessibilité a été pensée en lien avec des normes techniques et des enjeux d’inclusivité bien avant d’être absorbée par la logique marchande.
Mais cette accessibilité est restée au stade de volonté de par son incompatibilité profonde avec ce monde marchand, construit sur la rentabilité et donc des normes qui excluent d’emblée les précaires — de corps, de moyens et de capital.
La standardisation y règne en maîtresse absolue : destinée à servir le plus grand nombre, et certainement pas celles et ceux en situation de handicap, qui représentent une minorité.
Forgée pour alléger l’existence de quelques-un·es, l’accessibilité s’est imposée à tous et toutes. Elle a certes pu améliorer, de façon mineure, les conditions de celles et ceux qu’elle était censée aider. Mais elle a surtout redéfini la norme elle-même, intégrant le processus de normalisation marchande.
La normalisation marchande ne se contente pas d’absorber des problématiques sociales : elle les reformule en fonction de ses propres logiques, effaçant progressivement toute distinction entre revendication politique et opportunité commerciale.
Dès lors, l’inclusion n’est plus un droit à conquérir, mais un critère d’optimisation économique : l’accessibilité devient un argument de vente et non une transformation structurelle de la société. Le handicap, au lieu d’être pensé comme une réalité à laquelle il faut adapter l’espace social, est réduit à un dysfonctionnement individuel à compenser par des dispositifs techniques et des solutions standardisées, parfaitement intégrées à la logique marchande.
Derrière chaque production, la moindre création, se cache la frileuse angoisse de l’accessibilité. Est-ce adapté à toutes et tous ?
Ce toutes et tous ne recoupe pas tant l’ensemble des individus dans leurs différences, mais bien plutôt la norme. La fameuse expression : madame et monsieur tout le monde.
À partir de ce constat marchand, nous nous trouvons en-dehors du cadre de l’accessibilité. Ce terme suppose de rendre disponible ce qui était hors de portée au travers de procédés particuliers. Celui à qui est destiné l’accessibilité n’est pas exempt d’efforts. Dans le cadre qui nous occupe, il s’agit de donner la chose directement.
Dès lors, l’accessibilité n’est plus seulement un instrument récupéré : elle devient une norme en soi. Là où elle visait initialement à ouvrir des possibilités, elle se retourne en exigence de fluidité permanente et immédiateté.
Elle s’efface au profit d’une simplification systématique. Elle s’impose comme dogme. L’évidence se mue en idéal, la lisibilité, une condition sine qua non. La moindre opacité devient alors une faute.
L’accessibilité est alors synonyme de
.L’accessibilité se détache de son ancrage politique et devient un produit : un critère de conformité et d’optimisation, une valeur intégrée au processus de marchandisation. Ainsi, loin d’être un outil d’émancipation, elle devient une norme de production soumise aux impératifs du marché.
Pensée à l’origine pour ceux qui justement se trouvaient en-dehors de la norme, l’accessibilité s’est transformée en productrice de normes destinées au plus grand nombre.
L’édition contemporaine illustre bien ce basculement : les logiques éditoriales privilégient les récits immédiatement compréhensibles, au vocabulaire accessible et aux structures narratives éprouvées. De même au cinéma, les schémas narratifs sont formatés, pensés pour maximiser la compréhension instantanée, entraînant ainsi un appauvrissement toujours plus avancé des procurions.
La littérature, au sens large — qu’il s’agisse de roman, de poésie ou d’essai — n’échappe bien évidemment pas à cette logique. Il s’agit là, également de faire, toujours plus accessible.
Qu’y a-t-il de mal à ça, au fond ? Œuvrer pour l’inclusion de tous et de toutes n’est-ce pas une démarche émancipatrice ?Et cela serait d’autant plus vrai quand il s’agit de la pensée.
Nous avons précédemment évoqué la pensée clé en main. Cette pensée critique livrée, prête à l’emploi. Un meuble en kit à monter soi-même : pas mal de pièces manqueront. Au bout du compte ça tiendra (peut-être) debout.
Que n’importe qui puisse comprendre immédiatement — sans aucune médiation, ni celle du temps de la réflexion et encore moins de quelques recherches préliminaires.
Et c’est l’ensemble de l’industrie culturelle qui s’est mise à cette accessibilité, à vouloir rendre toutes ses productions immédiatement saisissables. Quelques exceptions subsisteront bien sûr, mais loin d’échapper à cette logique, elles en deviendront une extension : leur difficulté ou leur exigence seront converties en arguments marketing, valorisant leur rareté face à la simplicité ambiante.
Dans le jeu vidéo, la série des Dark Souls et ses héritiers illustrent cette mutation. Leur difficulté, autrefois considérée comme un obstacle, est aujourd’hui un label. Il ne s’agit plus seulement de jouer, mais d’affirmer une posture : celle du joueur persévérant, endurant, à l’écart de la masse des consommateurs de jeux « assistés ». La souffrance devient un signe de prestige, la frustration, une marchandise. Git gud, comme ils disent.
Au cinéma, Christopher Nolan joue du même ressort. Inception, Tenet : films construits sur une complexité ostentatoire, où l’hermétisme devient une expérience à consommer. Non pas un cinéma qui demande un effort, mais un cinéma qui met en scène l’effort lui-même. Comprendre Tenet, ou prétendre l’avoir compris, ce n’est pas tant s’ouvrir à un contenu qu’arborer un badge, signifier son appartenance à une élite spectatrice.
Dès lors, la norme ne disparaît pas : elle se duplique. Une accessibilité triomphante d’un côté, et de l’autre, son double inversé, tout aussi calibré, tout aussi marchandisé.
Devenue norme prescriptive, l’accessibilité ne se contente pas d’orienter les formes culturelles : elle conditionne aussi les idées qui peuvent circuler. En effet, partir du principe qu’elle n’affecterait que la forme des œuvres relève d’une triple illusion.
D’abord celle de considérer la création (en général et artistique en particulier) comme un acte pur. Elle serait détachée des conditions matérielles de production. Comme si le producteur — artiste, artisan, etc. — évoluait dans un monde à part, étant absolument maître de ses créations.
Prenons un exemple concret, celui de la littérature — dans le sens qu’on lui donne communément. Traditionnellement, on y considère que l’écrivain est à l’origine des idées, et que son intention ou sa biographie permettent d’expliquer l’œuvre. Alors que dans les faits, l’auteur·ice n’est pas le créateur absolu. L’auteur·ice est d’abord une fonction du discours, pour reprendre la terminologie de Michel Foucault, c’est à dire une construction sociale et historique qui varie selon les époques et les contextes. Ainsi plutôt de chercher l’origine d’un texte au travers d’une personne, Michel Foucault nous invite à analyser la manière dont la figure de l’auteur·ice est utilisée pour organiser, contrôler et limiter le discours.
La deuxième illusion est de se représenter une distinction entre forme et fond. Ce mythe veut que l’on puisse habiller une même idée d’atours simples ou complexes, sans que ces choix formels n’engagent le rapport au réel.
Et, découlant des deux précédents points, il y a enfin l’illusion de penser que cette injonction à l’accessibilité — et les impératifs qui en découlent — n’affecteraient en somme que le packaging du produit.
Il ne s’agirait que d’adapter la manière de dire les choses, et non ce qui est dit ou même imaginé.
En effet, cette accessibilité normalisée, impose par la même occasion des contenus tout aussi standardisés. Des idées filtrées par leur capacité à être assimilées sans heurts : c’est à dire des idées déjà présentes et bien répandues, voire démocratisées — donc la pensée dominante.
La présence massive, au cours des dernières décennies, du développement personnel au sein de nombre d’œuvres constitue un exemple frappant. Nous avons consacré une analyse au sujet, nous avons vu la manière dont les romans, récits et autres films feel-good illustrent et incarnent les théories du développement personnel.
Dans ce cadre, les théories du développement personnel agissent tel un référent commun et permettent au consommateur de ces productions de s’identifier. Il en va de même pour la manière d’appréhender le monde de manière plus globale.
En effet, une œuvre de fiction qui remettrait en cause — un peu trop radicalement — le monde tel qu’il est vécu par le public est immédiatement perçu comme un frein à l’accessibilité.
L’exigence de fluidité, d’accessibilité ne touche pas seulement à la prétendue difficulté de telle ou telle œuvre — narration linéaire ou non, etc. Mais aussi de garantir qu’elle ne heurte pas les représentations les plus partagées, donc les représentations dominantes.
Ainsi, l’espace critique de la fiction se restreint : il faut bien sûr un léger décalage, une pointe d’originalité, un trouble mesuré, mais toujours dans des limites tolérables, compatibles avec le cadre marchand.
L’imaginaire même est captif. Sous prétexte d’accessibilité, il s’agira de ne plus remettre en cause la marche de ce monde. Ce n’est pas seulement une simplification des formes, mais une mise en conformité de la création.