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Anesthésier le paiement — L’époque des espèces sonnantes et trébuchantes est en voie de disparition ; l’heure est aux paiements évanescents.
Par carte ou avec le téléphone, tu laisses flotter ton truc au-dessus du terminal.
C’est aérien, ça a quelque chose de voluptueux.
De l’immatériel introduit dans une réalité pourtant fondamentalement matérielle.
Il y a ce bip distinctif, reconnaissable, non à sa tonalité ou sa force, mais sa durée. Malgré l’instantanéité de la transaction, il faut qu’elle soit assez longue pour signifier au consommateur que quelques opérations de vérification sont en cours, lui procurant ainsi le cardinal sentiment de sécurité.
Pas trop longue pour autant, il ne s’agit pas d’encombrer la transaction, qu’elle requiert le moins de temps et d’effort possible. Ni l’insertion de la fameuse carte, ni la remémoration d’un code quelconque, ni même les fastidieuses étapes vérificatoires pour les achats numériques ritualisés.
Fini les caillasses ou les mailles sorties comptant d’une bourse. Pas les frôlements ou les froissements de billets que l’on dépose sur le comptoir. Encore moins l’écriture en chiffres puis en lettres de la somme que l’on va à dépenser. Ni même d’écran à cristaux liquides sur lequel s’affiche le montant que l’on s’apprête à claquer.
Encore plus de dématérialisation, moins de procédures entre l’achat et le paiement. Un effacement de la conscience de la dépense. La simplification du geste, débarrassé de son poids matériel, achève de transformer le consommateur en automate. L’éloigner de l’acte conscient de la dépense, que ce dernier soit submergé dans le flux incessant des transactions instantanées. La douloureuse ne se fait plus autant sentir qu’auparavant.
Rien de fondamentalement inédit là-dedans, le fossé est séculaire, il n’a fait que se creuser. Pièces et billets de banque ont acté ce basculement décisif. Avec eux est advenue l’ombre globalisante de la valorisation.
Des ressources naturelles au vivant en passant par les objets manufacturés, tout pouvait dès lors être quantifié. Le blé a cessé d’être du blé pour devenir une expression de valeur monétaire. Toute chose a commencé à être dès lors appréhendée par le truchement de cette valeur.
On a commencé à tout voir sous l’angle de l’argent ; chaque chose en ce monde a eu son prix. On le fixe selon combien ça coûte, en ressource, bien sûr, mais aussi en efforts et en temps d’humain. Et voilà, que même l’être humain s’est retrouvé embarqué dans cette galère.
Pourquoi l’être humain lui-même aurait-il pu échapper à une telle logique ?
Avènement du travail tel que nous le connaissons ; acheter/louer le temps et les efforts d’êtres humains, une marchandise comme une autre.
Pour celles et ceux qui ne disposent pas de capital, la (sur)vie passe par ce travail, la vente de temps et d’efforts. État de fait qui ne peut se perpétuer uniquement grâce l’activité de reproduction qui — pour le meilleur ou le pire — a été invisibilisée, négligée par la marchandisation totalisante car n’engendrant pas directement de la marchandise.
Pourtant ces activités quotidiennes de
— soins, éducation, entretien — soutiennent l’organisation sociale marchande, sans elle ni le temps de travail et par conséquent la consommation ne pourraient exister. Dans cette distinction s’enracine une dévalorisation systémique : tout ce qui est jugé comme improductif ne mérite aucune reconnaissance, cette dernière se cristallisant dans et par l’argent.Ce qui ne génère pas directement de valeur monétaire est relégué à l’invisible, maintenu en périphérie du champ social légitime. L’argent seul consacre l’existence d’une activité, scelle sa reconnaissance, dicte ce qui compte et ce qui peut être ignoré.
Raison pour laquelle ces activités reproductrices pourraient, en dernier ressort, receler quelques potentialités subversives, dans la mesure où elles échappent au calcul du temps et de l’effort — tout en restant souvent captives de logiques capitalistes.
Le travail, quant à lui, suppose nécessairement de telles comptabilités pour permettre la rémunération ; d’où sa centralité au sein de nos organisations sociales.
En quantifiant chaque minute, chaque tâche, il s’inscrit pleinement dans la logique marchande, où toute activité doit produire une valeur mesurable. C’est précisément cette mesurabilité qui lui confère une place centrale dans l’ordre social, façonnant nos existences autour de la nécessité de rentabiliser chaque geste.
À la nécessité du travail, s’ajoute celle de la valorisation de sa pénibilité ; ne gagne-t-on pas son pain à la sueur de son front ? Malgré le ton quelque peu suranné de l’expression, elle reste toujours d’actualité et permet la perpétuation d’une organisation sociale centrée sur le travail.
La dépense, dans ce contexte, devient quant à elle une libération si instantanée qu’elle abolit le souvenir de l’effort consenti. Ainsi peut-on résumer, dans son plus simple appareil, la mécanique d’un système économique où le travailleur est dépossédé non seulement de son produit, mais aussi de la conscience de l’échange. L’opération doit viser, à cet effet, toujours plus de fluidité, confiner à l’imperceptible.
De la vitesse. De l’oubli. La vitesse, c’est l’oubli. Ici, en l’occurrence, l’oubli de la dureté du gain de l’argent ; le travail. Ne pas y penser, dépenser. Dureté du gain, légèreté de la dépense. Le travail alourdit la vie, le paiement l’allège.
La nature même de l’échange se dématérialise, tout comme la relation entre l’individu et son environnement, contribuant à un effacement progressif de la conscience du réel.
L’échange, dépouillé de toute matérialité, devient une action furtive, presque invisible. Un simple geste, un bip, et l’argent disparaît, sans que l’on prenne vraiment la mesure de ce qui s’est passé.
Cette dématérialisation du paiement ne fait que parachever un processus de