Chrono-normé·e·s, chrono-aliéné·e·s

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Le temps c’est de l’argent — Plus que toute autre chose, le temps est la chose dont nous avons été sûrement le mieux dépossédé·e·s. Il est mesuré, comptabilisé par ces unités que nous nommons secondes, minutes, heures, etc. Des unités fixées au travers d’un long processus social et historique. Il flue, (s’é)coule sans que nous ayons si peu, voire aucune, prise sur lui.

Des unités fixées au travers d’un long processus social et historique : l’invention de l’horloge mécanique, la rationalisation des rythmes par les monastères, puis leur généralisation à la ville et à la fabrique. Il ne s’agit pas d’un simple progrès technique, mais d’un véritable outil disciplinaire.

La rationalisation du temps, sa segmentation en petites unités s’avère tout à fait décisive dans le cadre de la vente de la force de travail, elle permet de maximiser l’exploitation. Par ce biais, il devient possible au capitaliste de n’acheter du travailleur nécessaire à la production —Hé oui, la chair à travail se vend à la coupe ! Comme toujours, ce qui s’expérimente dans l’espace du travail contamine, déborde, il devient la norme. Oui, il est au mieux naïf — au pire complice — de croire qu’une telle gestion s’arrête à ce qu’on a coutume d’appeler la sphère professionnelle.

Comme s’il pouvait exister une frontière imperméable, qu’il existait comme ça un bouton qui nous permettrait de switcher de notre manière d’être dans l’espace et le temps du travail à celui du chez soi et de l’envers du travail.

En effet, une fois la vente de la force de travail opérée, il s’agira de rationaliser tout autant ce maigre temps qu’il nous reste ; ce temps supposément libre. Supposément car ce temps n’est considéré comme libre que par rapport à celui où nous nous sommes occupés à autre chose : le travail. Le chrono du travail, il te suit partout, le chrono-norme, il est ubiquiste.

Ce temps n’est considéré comme « libre » que par opposition à celui que nous passons à travailler. Mais il est tout sauf disponible. Il est saturé d’obligations : notamment celles inhérentes à la reproduction de la force de travail. Du repos aux tâches domestiques au soin et l’éducation de la future chair à travail — ce qu’on appelle communément les enfants.

À cela s’ajoutent quelques activités supposées favoriser notre bien-être : la cuisine comme pratique healthy, par exemple, ou quelque débat animé autour d’une production de l’industrie culturelle.
L
e loisir lui-même est susceptible, à terme, de se muer en travail — ne serait-ce que par les injonctions à la productivité, à la visibilité, ou simplement par la pression d’en « faire quelque chose », ce qui revient bien souvent à le rendre monnayable. Le repos en soi, pour soi, est suspect s’il ne débouche sur rien de valorisable.

Additionne le temps de la vente de ta force de travail à celui nécessaire à sa reproduction : que reste-t-il ? La même histoire que pour ton salaire — une fois déduits les frais nécessaires à ta survie — il ne reste plus rien. C’est peut-être en cela que le temps, c’est vraiment de l’argent.

Non plus comme mot d’ordre à la productivité, mais comme constat brutal de dépossession : le temps, comme le salaire, s’évapore une fois soustraits les coûts de la survie. Ce qui reste, c’est l’équivalent d’un revenu net nul : un temps déjà pris, déjà usé, déjà compté. Il n’est pas convertible en vie, en repos, en lien.

Il est capté — absorbé par les exigences du travail et de la reproduction sociale — puis raréfié, rendu toujours plus difficile à s’approprier pour soi, pour les autres, pour vivre autrement qu’à la marge.

Le temps est « de l’argent » uniquement parce qu’il est soumis à cette même logique de captation et de raréfaction.

En ce cadre, les relations sociales, quant à elles, représentent une case à cocher dans cet immense planning auquel se résument nos existences.

Ainsi, il ne s’agit pas d’aller voir, en toute détente, quelques proches, familles ou toute autre relation. Par la pression temporelle exercée de manière constante sur les existences, ce qui devrait constituer une véritable parenthèse dans la rationalisation de nos existences est une tâche parmi d’autres.

L’interaction sociale, quand elle n’est pas destinée à décompresser, ouvrant dès lors la voie à de multiples violences comme nous l’avons vu, elle se réduit au rang de corvée à accomplir. Il est alors nécessaire d’en doser savamment la durée. Une soirée, un après-midi, voire un week-end entier, arraché à ce temps devenu, lui, le véritable luxe. Celui de la solitude (je précise bien) choisie.

En effet, il est hors de question ici de valoriser la solitude comme une posture universelle ou enviable. Nombreux sont les individus pour qui la solitude est subie, et non choisie — personnes isolées, disqualifiées des normes de la validité sociale, renvoyées à la marge, invisibilisées, leur existence même est même rendue structurellement indésirable dans les espaces collectifs.

Il importe donc de distinguer clairement solitude choisie et isolement social, en vue de prendre en compte la souffrance qu’opère l’organisation sociale marchande.

Trouver de véritables moments de solitude — volontaire, voire vitale — n’a rien d’une sinécure dans cette organisation sociale. Et cela ne relève pas uniquement de conditions matérielles. Il est également nécessaire pour cela de s’arracher à l’injonction à la sociabilité contrainte. Ce type de sociabilité qui, au fond, réifie les relations. Elle ne représente que du remplissage de temps vide. Il n’est parfois, au mieux, qu’un équivalent, voire un prolongement de l’industrie culturelle.

En effet, il est hors de question pour nous de mettre dans la balance ce peu de temps qui ne relève ni du travail, ni du lien social prescrit, ni même de la « recréation utile ».

Ce qui reste — ce peu de rien, ce retrait du monde, cet espace indéfini de pensée errante ou de silence — n’a pas de place dans notre organisation sociale. Il échappe à toute fonction, à toute utilité, à toute valorisation. Il est ce qui ne sert à rien — et c’est précisément pour cela qu’il nous est vital.

Mais encore faut-il être conscient de son existence, d’avoir eu la (mal)chance de l’expérimenter. Parce que justement nous avons été dépossédé·e·s, et ce depuis l’enfance, de notre libre usage du temps. Disciplinés au contrôle, si bien qu’il n’y a pas besoin d’instance supérieure pour nous contrôler, nous le faisons de nous-même. Le rapport marchand au temps est naturalisé.

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