Marre de ton travail ? Pas seulement le tien d’ailleurs. Pas une question de conditions de travail ou de salaire. Non, non, c’est plus profond que ça.
C’est le travail en soi qui te gave !
Ton existence construite autour, plus le temps de rien faire entre le temps du travail, du loisir et de l’oubli !
T’inquiète, normal. Le capitalisme qu’on appelle ça !
On est tous, à peu de choses près, dans la même mouise.
Rien d’autre que de la Chair à travail.
Viens faire un tour dans l’abattoir !
En finir avec le travail, ne plus s’employer, ça ne pourra être ni rester un plan à long terme. En témoignera la stagnation du nombre de renonçants (au travail). Le plafond de verre sera assez rapidement atteint. Tout le monde ne pouvait assumer un retrait, aussi partiel soit-il, du marché du travail. Il y avait des marmites à faire bouillir, sans parler de la pression sociale qui se fera de plus en plus intense.
Ajoute à ça les personnes qui continueront de s’inscrire sciemment dans le travail. Non pas que ces individus seront tout à fait satisfaits ou même convaincus de l’État, de son pouvoir et de l’organisation sociale qui en découle. Ça sera la manque de perspectives que leur offrira cette contestation du travail qui les rebutera. On ne cessera d’en critique le caractère nihiliste. Son manque d’idées directrices, ainsi que l’absence d’un cadre théorique. Jamais elle n’aura proposé ne serait-ce que l’ébauche d’une organisation sociale viable.
Pourtant, on n’en manquait pas de la réflexion. Tout un tas de collectifs contre le travail qui, jusque-là, n’avait disposé d’aucune audience connaissait un réel engouement à la faveur de ces contestations. On peut citer Tous incompétents, un collectif qui s’était formé en 2024 à la suite de la création de France travail, organisera des rencontres et des débats en vue de trouver des solutions durables à la perpétuation de la fronde contre le travail.
Il y aura également ce site aussi obscur que confidentiel : bdt.org — pour Bureau de Désertion du Travail. Créé à l’orée des années 2020 en vue de fournir des informations aux personnes qui désiraient rompre avec le marché du travail. bdt.org mettait à disposition des brochures expliquant, avec force de détails, comment ruser avec Pôle Emploi. Comment échapper aux contrôles ou s’y préparer. Délivrant tout un panel de solutions vous permettant d’allonger le plus longtemps et avec le moins de tracas possible la durée des allocations et autres aides — de l’ARE, l’ASS à la CMU et l’APL en passant par l’AAH et le RSA.
Pour faire court et simple, Bureau de désertion du travail, c’était le manuel le plus exhaustif du parfait assisté tel que le cauchemardaient l’État et les (néo-)libéraux.
Avec les restrictions opérées sur les diverses prestations sociales au cours des dernières décennies, bdt.org n’avait cessé de s’enrichir de nouveaux contenus. On expliquait par le menu des combines de plus en plus élaborées en vue d’échapper au marché du travail. Le trafic du site n’aura cessé d’enfler de façon exponentielle. L’avènement de La Grande démission, l’explosera. Avec le déclenchement des révoltes contre le travail, le Bureau de désertion du travail deviendra l’une des plaques tournantes de la fronde. On y trouvera un agenda national et détaillé des manifestations ou évènements politiques liés, de près ou de loin, à la question du travail.
L’alliance de plusieurs collectifs contre le travail débouchera sur la création d’une plateforme mettant en relation celles et ceux que le récit médiatique nommera les belistres. Le tout en continuant à dispenser des trucs et astuces pour qui voudrait rompre avec le monde du travail ; s’enrichissant de tutos pratiques, d’une cartographie de lieux où vous pouviez même procéder à des réparations et autres rafistolages. Tout un tas de tips vous permettant d’avoir le moins recours à l’achat, la consommation et donc l’argent, desserrant in fine l’emprise du travail.
D’autres projets viendront assez vite emboîter le pas de ces initiatives. Ainsi naîtra Déserteurs, un site de petites annonces gratuit et sans publicité. Son but sera de favoriser l’entraide et la solidarité entre les personnes ayant décidé de rompre totalement ou partiellement avec le travail.
Ordinateur ou téléphone en rade ? Besoin d’un cordonnier ? D’un plombier ? De cours ? Ou peut-être d’un meuble ou d’un appareil électroménager ?
Consultez les annonces, vous trouverez bien un·e renonçant·e (au travail) capable et compétent·e, disponible pour vous filer un coup de main !
Quelle contrepartie pour ce service ? Des points. En effet, poster sa demande nécessitera des points de requête qu’on glanerait en répondant aux annonces postées par les utilisateur·ice·s, qu’il s’agisse de personnes physiques ou même d’associations. En fonction du temps consacré à telle ou telle requête, du degré de compétence requis, on recevait un certain nombre de points qu’on pouvait en retour investir en vue de soi-même en poster une.
Bien qu’assez rapidement fonctionnel, Déserteurs fera l’objet de nombreuses critiques à cause de son système de points jugé coercitif et arbitraire. Pourquoi n’attribuerait-on qu’un point de requête à de la manutention lors d’un déménagement, quand le fait de conduire le camion pour ce même déménagement vous en faisait gagner 3, voire 5 pour celui ou celle qui prêtait son camion ?
Les administrateurs du site prétexteront qu’il était nécessaire de disposer d’un tel système afin d’éviter qu’il y ait des gens qui profitent du site sans contrepartie. De plus, il était bien naturel de récompenser plus amplement celles et ceux qui s’investissaient le plus. Sans oublier la question, sous-jacente, de l’offre et de la demande, prêter des bras pour un déménagement, tous les valides en étaient capables. Conduire un camion ou en prêter un, c’était une autre paire de manches. Il y avait statistiquement moins de personnes capables de fournir un tel service.
On se demandera alors si, avec ces points, on ne serait pas simplement en train de réinventer la roue du travail et de l’argent ? En effet, chaque requête avait une valeur propre, elle dépendait donc de temps, de la qualification, mais aussi de l’offre de la demande. Ça changeait quoi, concrètement, à l’ancien système ? Et puis, le caractère élitiste du site — accessible uniquement par le biais de cooptation ou d’invitation que pas mal de monde semblera jalousement garder — fera l’objet de tout aussi vives critiques.
Autant de questions qui saouleront pas mal de monde ! On désertera Déserteurs, apparaîtra alors une constellation de sites de petites annonces prônant une approche plus égalitaire. Dénuée donc de points, mais surtout décentralisée. Dans le sens où chaque site de petites annonces circonscrivait une limite géographique stricte — contrairement à Déserteurs qui avait pour ambition de couvrir l’ensemble du territoire.
Étrangement, et contre toute attente, ça prendra assez rapidement ces histoires de réseaux locaux de solidarités. De prime abord méfiant quant au fonctionnement sans argent ou autre compensation, pas mal de monde se mettra à poster des annonces, à répondre. Des circuits localement ancrés se mettront ainsi en place, animés autant par celles et ceux qui auront renoncé au travail que des personnes qui auront, par choix ou sous la contrainte, continué de s’inscrire dans le cadre de l’organisation sociale régie par le travail et sa consommation.
Ça n’y fera rien ! Que ces initiatives auront pu déboucher sur de nouvelles manières de vivre, sans achat, sans argent, avec de l’échange de services, du troc voire parfois simplement du don, ça ne suscitera pas un grand intérêt médiatique.
Toute l’attention sera captée par un autre projet qu’on considérera d’une ampleur tout autre. Dans un coin perdu, en Loire-Atlantique, un collectif de militant·e·s libertaire inaugurera ce qu’on appellera le premier camp belistre.
Ni expropriation, ni squat, on aura tout organisé en amont, créant une société immobilière anonyme disposant de centaines de donateurs : personnes physiques ou morales. On acquerra alors une ferme abandonnée, y bâtissant, avec les moyens du bord, des logements, on y accueillera qui voudra bien souscrire aux règles édictées collectivement. L’objectif à terme, ça sera d’atteindre assez rapidement une certaine autonomie.
On s’égosillera pas mal au sujet de ce camp de belistres ; rien d’inédit pourtant, ce type d’expérimentations avait presque de tout temps existé. Au XIXe siècle déjà, et jusqu’à très récemment encore. Mais les révoltes contre le travail auront provoqué une sorte d’amnésie généralisée.
L’inédit, en revanche, ça sera que la fondation de cet espace de solidarité suscitera la création de plusieurs autres, un peu partout sur tout le territoire. Leurs fonctionnements, les modalités dans lesquelles ils naîtront, oscilleront selon les spécificités de telle ou de telle région. Ainsi dans les grandes agglomérations où il était impossible d’acheter des biens immobiliers, on privilégiait le squat — ici une école ayant fermé ses portes depuis des lustres, là un immeuble désaffecté.
On vivrait alors à plusieurs, se partageant parfois des espaces réduits. Ça déboucherait souvent sur des foutoirs sans nom. Mairies et communes prendront les devants pour éviter la recrudescence de ce phénomène, les copropriétés s’en inquiéteraient, les offices HLM procédaient à des enquêtes minutieuses afin d’éviter qu’un·e de ces belistres ne s’installe en un lieu trop résidentiel et qu’elle n’y rameute des dizaines de ses semblables.
Si les désertions massives du début auront pu arrêter certaines productions, ralentir drastiquement d’autres, on avait bien consciences que celles-ci finiraient par redémarrer inexorablement si on ne les bouleversait pas de fond en comble. Elles et les rapports sociaux qui vont avec.
Ainsi les renonçant·e·s s’engageront dans une voie dont on ne mesurera pas les conséquences, non pas celles de leurs actes, mais plutôt leurs répercussions dans un monde rendu mauvais.