RH, DRH, RRH…etc. — On ne prend ni le temps et encore moins la peine de prononcer le syntagme dans son plus simple appareil ; Ressources Humaines. RH suffit. Un code, comme un regard complice, un froncement de sourcil ; ça va vite. Cette compression relève d’un phénomène linguistique bien connu ; la paresse articulatoire. Faire passer le message avec le moins d’effort, en prononcer le moins possible, pour le même contenu ? On y va, à l’essentiel, au risque que ce dernier se perde en cours de route.
Le caractère linguistique — phonétique ? — de ce phénomène de compression langagière n’empêche pas pour autant de le questionner au regard de l’organisation sociale au sein de laquelle nous évoluons, de la manière dont cette dernière affecte l’usage de la langue et du langage, où l’échange se trouve réduit à de la communication.
On pourrait aisément interpréter tout cela comme l’application d’un prisme économiciste ; chercher toujours à dire plus avec moins, à l’instar du travail de sape opéré par les directions des ressources humaines. Nous serions devenu·e·s, tous et toutes, des mangers de la langue dans le cadre de nos communications, ayant pour objectif de rentabiliser chacune d’entre elles ; les soupesant avec minutie, tentant continuellement d’opérer un bénéfice et effort. Dans cette lignée, nous pourrions prolonger l’analyse en appréhendant le phénomène sous l’angle du gain de temps et de l’efficacité — ça serait dès lors le reflet de ce monde monde-qui-va-toujours-plus-vite.
Une autre perspective nous ferait pencher sur la manière dont cette manière de compresser de la langue et du langage opère une anesthésie de la pensée critique. La complexité de la réalité sociale étant simplifiée — quand elle n’est pas simplement occultée — tout cela au nom d’une supposée commodité de communication.
L’affadissement des nuances, le fait de s’éviter la peine de dire les termes — pour user d’une expression populaire — et de les troquer ainsi contre des acronymes est un moyen bien commode de ne plus questionner l’ordre établi. La compression du langage, en privant les mots de leur charge conceptuelle, affective, voire éthique, empêche tout possible éveil de la conscience quant aux mécaniques d’exploitation. Derrière chaque acronyme se cache une idée amputée, une pensée oubliée.
Dire RH n’est pas qu’un raccourci, c’est une ellipse. Elle concentre un déni, celui de la disparition de l’être humain. Sa réduction en une abstraction économique. Plus nous parlons vite, moins nous disons. RH en lieu et place de Ressources Humaines nous libère-t-il du fardeau du langage ? Ou nous enchaîne-t-il à une parole sans pensée ? On s’évite la peine de répéter Ressources Humaines et ainsi réduire les chances que l’incongruité — absurdité ? — d’une telle combinaison de mots ne nous frappe ; de nous faire bien comprendre et imprégner nos consciences que l’être humain, au sein de l’organisation sociale capitaliste, n’est rien d’autre qu’une ressource. Plus les mots se raccourcissent, plus la violence s’étend.
On objectera qu’une telle chose est entendue, que n’importe quel individu le sait bien qu’il n’est qu’une ressource. Chacun·e en fait bien assez l’amère expérience au jour le jour, au travail lors du repos comme pendant ses loisirs. Subsiste pour autant un monde entre l’expérience et l’expression. Nous euphémisons, nous passons sous silence, nous passons au plus vite par-dessus, par-delà ces choses ; c’est bien là le signe de notre incapacité à articuler ce que nous savons pourtant au plus profond de nous. La généralisation d’une fausse conscience de classe est là pour en attester.
Que les masses cèdent à ces artifices, qu’elles en usent elles-mêmes et se laissent alors bercer par eux ; n’est aucunement la preuve d’une bêtise quelconque ou (comme nous le verrons) d’une soi-disant domination totale et intégrale de l’organisation sociale capitaliste. Cela s’assimilerait plus sûrement à une sorte de refoulement au niveau individuel et collectif. Ce refoulement opérerait de manière subtile : en se conformant aux acronymes et aux raccourcis linguistiques, les individus évitent de nommer la violence qui leur est faite. Ce mécanisme linguistique reflète un processus psychologique profond, où l’aliénation vécue au quotidien est refoulée dans la conscience. L’acronyme devient un écran, une barrière entre l’expérience brutale du capitalisme et sa reconnaissance critique.
À cet effet, l’industrie culturelle apporte sa pierre à l’édifice ; que ce soit par le spectacle footballistique ou ces productions audiovisuelles qui visent toujours plus d’autant à la consommation toujours plus frénétique des signes, sans oublier la portée idéologique de ce divertissement, le terrain est constamment, et de toute part, travaillé, sans relâche, en vue de la perpétuation de cette fausse conscience de classe. Ce sont là des choses trop évidentes pour que l’on s’attarde plus longtemps dessus.
Ainsi en vient-on, trop rapidement peut-être, à proclamer la victoire totale et écrasante du capitalisme ; ce dernier parvenant donc à dominer la langue et le langage, les représentations mêmes. Paradoxalement, l’ensemble de ces efforts déployés (et leur succès) prouvent le contraire. Si même à la suite de la domination multiséculaire du capitalisme et de la pensée bourgeoise il est encore nécessaire de grimer la réalité de la mécanique sociale et de travestir le réel par le biais de l’ensemble de ces artifices n’est-ce pas la preuve la plus éclatante que les implications d’une telle organisation — en termes de violence et d’injustice — n’ont pas été intégralement naturalisées et normalisées dans les consciences ?
Ainsi, le capitalisme n’a pas encore tout à fait gagné. Mais ce qu’il a perdu, c’est à nous de le découvrir — ou de le refouler d’autant plus quitte à nous perdre dans les méandres de mirages. Entre la douleur lancinante de la vérité et l’anesthésie du refoulement ; choisir.