Contester les infrastructures

Nous nous trouvons engagés par les communs négatifs que nous lèguent le monde organisé dans et par le capitalisme. Que faire de ces infrastructures, projets et imaginaires ? Héritage et fermeture sont les deux gestes d’une écologie proprement responsable : en finir avec ce monde-là.


Emmanuel Bonnet, Diego Landivar, Alexandre Monnin, Héritage et fermeture, Éditions Divergences, 2021, 150p. 14,00€.


Nous nous trouvons engagés par les communs négatifs que nous lèguent le monde organisé et le capitalisme. Que faire de ces infrastructures, projets et imaginaires ? Héritage et fermeture sont les deux gestes d’une écologie proprement responsable.

À la croisée de la philosophie, de l’anthropologie et des études sur l’Anthropocène/Capitalocène, Héritage et fermeture déplace le regard porté sur la question écologique et du vivant. Il nous pousse à prendre en compte, tant dans l’enquête, l’analyse et l’action, le rôle des infrastructures et des technologies advenues par le capitalisme, le productivisme et l’économie. Selon l’expression de Bonnet, Landivar et Monnin, ces communs négatifs polluent et occupent l’espace, détruisent les écosystèmes, les corps et la vie. Par communs négatifs, ils désignent des «ressources , matérielles ou immatérielles, négatives, comme les déchets, les centrales nucléaires, les sols pollués ou encore certains héritages culturels (le droit d’un colonisateur, etc».

Qu’en faire dès lors ? C’est une question déterminante sur laquelle il faut nous pencher. Il s’agit de passer de la « ruine ruineuse » (c’est-à-dire encore {productive} d’un délabrement du monde, «zombifiantes») à la « ruine ruinée improductive, hors d’état de nuire, de ruiner, de «zombifier»). La condition nécessaire d’une sortie de l’état de ruine ne peut consister, comme première étape de l’action, qu’à prendre en compte les ruines, en prendre la responsabilité, en hériter. Ce n’est qu’ensuite, après ce constat premier de la charge que représentent les « communs négatifs », qu’ils peuvent être fermés. Se dessine alors un mouvement ; partant du constat des fermetures par le capitalisme à la fermeture du capitalisme. Conclusion, le pouvoir se trouverait-il d’abord dans les infrastructures ?

Hériter des infrastructures

La réflexion et le geste auxquels se livrent Emmanuel Bonnet, Diego Landivar et Alexandre Monnin procèdent en deux temps :

On ne peut pas ne pas entretenir de relations avec ce dont nous héritons. Il n’est pas possible de s’en extraire, du moins pas directement : encore faut-il, a minima, ne pas détourner le regard et les prendre en charge. Que faire alors de ce que nous impose le capitalisme, ce dont nous ne pouvons raisonnablement pas décliner la responsabilité ?

Ainsi, l’idée de « continuité patrimoniale » implique le fait de prendre des décisions concernant la technosphère : celle-ci ne disparaîtra pas d’elle-même. Cette continuité patrimoniale, actée, réelle, ne dit rien cependant de la voie qui pourra être empruntée. S’opposent dès lors deux mouvements, l’un qui ne confronte pas les finalités du capitalisme, se contente, à la marge, de tenter d’en changer les moyens – avec les résultats que l’on connaît. L’autre mouvement, plus radical, se positionne contre le capitalisme ; mouvement que l’on qualifie d’écologie connexionniste anticapitaliste.

On pense le capitalisme et ses infrastructures comme un héritage négatif et noir. L’objectif n’est plus alors de maintenir, réparer, reprendre un patrimoine mais plutôt de s’en occuper, dans un contexte de deuil, de ruine, de gestion, de tonnes d’affaires à régler, de responsabilité imposée par un évènement qui a toujours mal tourné.

Les auteurs repèrent trois positionnements face à ces communs négatifs :

Vivre sans : désigne un abandon des technologies, infrastructures, ressources et idéologies qui détruisent la planète et les écosystèmes. Concrètement, le {vivre sans} s’applique aux voyages en avion, aux pipelines et aux yachts de luxe, au plastique, à l’agriculture industrielle, à la colonisation, au capitalisme. Ainsi s’agit-il de prôner le « non-usage » ; ce dernier peut prendre plusieurs formes allant de la désaffectation, au démantèlement progressif jusqu’à l’éradication. Vivre-sans se rapporte à ce que les auteurs qualifient de « négativité systémique, infrastructurelle », selon laquelle le charge négative d’un projet en question ne peut pas être résolue.

Vivre avec, désormais : se rapporte aux situations dans lesquelles il ne saurait y avoir de démantèlement suite à l’abandon d’un projet, soit parce que cela ne peut être réalisé, soit parce qu’il ne faudrait pas le réaliser. « Vivre avec, désormais » passe par la nécessité de dégager une distance vis-à-vis d’une infrastructure ou d’une technologie, par sa patrimonialisation. Alexandre Monnin donne l’exemple de terrils [collines artificielles construites par accumulation de résidu minier] du Nord de la France. Dotés d’une valeur symbolique, sociale et mémorielle, ils ont été aménagés suite à leur désaffectation. La négativité est immédiate : il faut prendre de la distance avec le projet. Cette possible mise à distance témoigne d’une capacité d’action qui ménage différents choix possibles, là où ce n’est pas le cas avec le vivre sans.

Vivre avec, autrement : se définit par l’élaboration d’un rapport qui ne soit plus toxique, pollueur ou exploiteur avec des projets qui sont toujours en état de marche, des infrastructures qui demeurent. Là, il ne s’agit pas d’un abandon dont on doit spécifier les modalités, mais de ré-envisager les relations entretenues avec un «étant» sur de nouvelles bases. La négativité ici est {médiate}, relative à une situation ou à un usage qui ne s’inscrit pas dans une détermination structurelle. Par exemple, les usages du numérique.

Force et critique

Une lecture, quelle qu’elle soit, est personnelle, elle trahit, dans une certaine mesure, un « horizon d’attente » situé. Le mien se trouve dans la manière dont Héritage et fermeture trace de nombreux liens théoriques et méthodologiques entre deux pôles du champ intellectuel et critique qui, me semble-t-il, dialoguent peu habituellement et dont j’apprécie, ici, l’articulation.

Le premier : celui de Philippe Descola, Bruno Latour, Isabelle Stengers, Eduardo Viveiros de Castro ; ces études ont mis en avant les questions des multiplicités, des enchevêtrements, de la composition des mondes, des cosmologies. Elles ont insisté, et insistent, sur le caractère situé des actions, sur la perméabilité entre des domaines qu’on tenait pour séparés (la Politique et la Science, la Culture et la Nature), les relations entretenues avec le vivant, avec le non-humain. Elles se dotent d’outils qui permettent d’appréhender l’Anthropocène et la fin de ce qu’elles ont appelé le Grand Partage, mais aussi sur l’ontologie dominante en Occident qu’est le naturalisme.

Le second : la pensée marxienne-anticapitaliste qui délaisse l’échelle individuelle pour s’intéresser aux structures, qui documente les dominations et les exploitations, notamment de classe, et ose prononcer le mot capitalisme, considéré comme organisation sociale historiquement située.

Il me semble alors que ces deux sphères, puisqu’on ne saurait en aucun cas parler de courants unifiés, commencent à tisser des liens. Elles suivent la pratique militante et contestataire, comme la ZAD de Notre-Dames-des-Landes, qui a établi clairement les relations entre elles, pour s’en nourrir, les questionner et les actualiser. Héritage et fermeture est un ouvrage qui permet de penser cette articulation.

On saluera la prise de distance avec le philosophe-anthropologue Bruno Latour [1]Pour des critiques documentées adressées au philosophe-anthropologue, voir Arnaud Saint-Martin, “Bruno Latour, Enquête sur les modes d’existence. Une anthropologie des Modernes”, … Continue reading. Si Bonnet, Landivar et Monnin dialoguent avec lui afin d’en reprendre des avancées conceptuelles et méthodologiques, ils s’en détachent sur plusieurs points. D’abord, par une ouverture à l’écologie décoloniale permettant de remettre en cause le caractère proprement nouveau des situations de bouleversements écologiques liées à des dominations extérieures. Ensuite, ils entendent moins doter les collectifs d’un manuel pour recenser leurs attachements (de manière surplombante) que de recenser ces projets de cartographie « déjà à l’œuvre face aux situations écologiques critiques ». De plus, ils ne se situent pas à un niveau d’analyse et d’enquête individuel. Héritage et fermeture insiste au contraire sur le caractère collectif des assemblages, ancré dans le micro et le détail pour se saisir dans un second temps des infrastructures, institutions et organisations. Enfin, le projet latourien repose en dernière instance sur l’importance de l’administration publique, qu’il conviendrait de remodeler ; importance que les auteurs notent sans la sanctifier. Sur la scène de la représentation, Latour prend alors les traits du « conseiller du prince » en contexte d’Anthropocène[2]Voir à ce propos Bruno Latour : le conseiller sans prince. Ou l’homme qui avait peur de ne plus être gouverné. Lundimatin, 8 juin 2018 : “Peut-il y avoir une composition de … Continue reading.

Enquêter sur les dépendances

Bonnet, Landivar et Monnin insistent sur l’importance d’une enquête sur les relations « de dépendance, de subsistance et d’attachement qui conditionnent l’existence ». Une cartographie permet de saisir ces liens sociaux, techniques, matériels et immatériels, en identifiant les « chaînes (logistiques, de production, de distribution) » et les réseaux. Cela passe par une documentation, qui ne peut donc être réalisée a priori, se situant à plusieurs échelles, afin d’identifier les différents attachements. Il y a un réel aspect pragmatique de l’enquête, dans le sens d’une identification des « attachements formés ou hérités ».

Cette enquête a un intérêt politique, puisqu’en se rendant attentifs aux dépendances, nous pouvons mieux gérer l’héritage. Cela permet de savoir quelle dépendance est mauvaise, délétère, vectrice de domination. À partir de là, nous pourrons ainsi déterminer quelle dépendance devrait être redéfinie et modifiée ou abandonnée et démantelée. En suivant et en déroulant les multiples attachements et imbrications des collectifs, leurs liens avec les organisations et les infrastructures apparaissent permettant de relier la responsabilité des producteurs aux conséquences délétères et vectrices de domination. Les collectifs exclus de leurs terres par des projets énergétiques étatiques et/ou privés ne sont pas séparables de la logique même d’un tel projet qui repose sur une fragmentation et une exploitation de l’environnement et donc d’une mise à distance des autres formes d’occupation de l’espace.

Les relations de dépendances sont activement internalisées et reconnues pour ce qu’elles sont, à l’issue d’un processus politique d’enquête et d’évaluation. Non plus des conséquences, mais, à l’inverse, des conditions nécessaires

Responsables et responsabilité

Enquêter sur les dépendances permet de poser et de répondre à la question d’une responsabilité se déployant sur deux plans différents. D’une part, la responsabilité historique, la responsabilité en tant qu’elle désigne les acteurs et les mécanismes responsables d’une action. Cette responsabilité-là est claire : c’est le capitalisme, la colonisation, le productivisme. Le livre questionne cependant une seconde responsabilité, distincte de la première celle du {hic et nunc}, ici et maintenant, des collectifs qui sont chargés d’assumer l’héritage des décisions et actions prises par les responsables historiques. Il n’y a pas de séparation entre les deux modalités de responsabilité : c’est parce qu’elle contribue activement à la pollution et à l’exploitation (des humains et des écosystèmes) qu’une entreprise comme Total peut être qualifiée de responsable sur le plan historique et que, du même coup, il n’y a rien à attendre d’elle pour résoudre ce qu’elle a créé, c’est à nous d’en assumer la charge, de gérer les infrastructures et le monde que Total nous laisse.

Faire atterrir le capitalisme suppose, a minima, une part d’étalage, de mise à plat, de démantèlement, de déconstruction, de désassemblage de cette matérialité, et ouvre alors immédiatement sur une question technique : comment organiser, mettre en œuvre son désœuvre.

L’héritage concerne les écosystèmes et le climat dont l’ampleur de la détérioration, du dérèglement et des ravages n’est plus à (dé)montrer. Ces temporalités sont longues et nous devrons faire avec, pour faire mieux. De l’atmosphère aux océans, des forêts aux sous-sols, nous héritons de milieux abîmés. Mais, le constat ne s’arrête pas là.

…nous héritons aussi et surtout d’un autre patrimoine, celui-ci négatif, involontaire et pourtant extrêmement sollicitant : des infrastructures, des modes d’organisation, des institutions du capitalisme devenus des zombies, des communs négatifs, des ruines, des entités à la dérive. Cet héritage n’est donc nullement un héritage positif, un legs sain, joyeux, solaire et allant de l’avant. C’est un deuil, une charge. Un mandat et des responsabilités.

Soit tout un ensemble d’étants infrastructurels, organisationnels, technologiques. L’héritage est engageant ; ce qui n’implique pas qu’on ne puisse s’en dégager.

Imaginaire des infrastructures

De l’enquête sur les liens et sur les attachements, nous apprenons aussi que si le monde des entreprises, organisé, innovant, et du même coup exploitant et productiviste tient debout, c’est également par la force de l’imaginaire qui y est accolé. Gestion, projets, solutionnisme technologique et organisations génèrent des imaginaires qui ne sont pas moins réels que leurs transpositions matérielles dans des infrastructures. Les infrastructures énergétiques, numériques et extractives reposent aussi sur des représentations qui déploient des récits, explicites et implicites. L’idéologie du projet soutient les organisations économiques et productives. De même, la fiction de la gestion est bien réelle en cela qu’elle est un certain mode d’assemblage et de perception du monde qui fait corps avec la gouvernance. Les auteurs proposent ainsi d’«enquêter sur les implicites de cette cosmologie héritée, dont le point d’aboutissement est la perte du monde ».

Nous pouvons cependant adresser une critique à l’ouvrage : le manque de prise en considération de la dimension du contrôle dans le fonctionnement des infrastructures et les réseaux. Les réseaux technologiques ont à voir avec le gouvernement des humains et des écosystèmes. En tant que prise sur la matérialité de nos existences, ils permettent la surveillance et donc la gestion des populations par un contrôle permanent et ubiquiste. Or, il y a à dire sur cette emprise technique par « le pouvoir des infrastructures – qui sont aussi les infrastructures du pouvoir », pour citer Jean-Baptiste Vidalou [3]Jean-Baptiste Vidalou, “Démanteler la technosphère”, Reporterre, 30 septembre 2020. .

Héritage et fermetures ont donc les deux étapes d’une véritable prise en compte de ce que nous fait, et nous intime de faire, le monde de l’Économie, du pouvoir et de la technosphère.

Hériter : ne plus se désintéresser des infrastructures qui nous échoient en tant que ruines, visibiliser, prendre acte de leur présence et les documenter.

Fermer : démanteler, délaisser, sortir, «déstaurer». Notons que les auteurs sont relativement discrets sur les modalités politiques concrètes de la désaffectation et du démantèlement de ce monde organisé par le capitalisme. S’ils évoquent la ZAD [Zone À Défendre] de Notre-Dame-des-Landes, à quoi appellent-ils ? Occupation, blocage, sabotage ? Si la réponse ne peut être évidemment que pratique, c’est-à-dire que ce n’est pas à un livre d’y répondre seul, mais bien des actions communes, il n’en demeure pas moins que nous aurions aimé connaître l’avis des auteurs à ce propos.

Brissenden

Science sociales et communisme.

Références

Références
1 Pour des critiques documentées adressées au philosophe-anthropologue, voir Arnaud Saint-Martin, “Bruno Latour, Enquête sur les modes d’existence. Une anthropologie des Modernes”, Sociologie, 2013 /1, p. 95-108 et Jérome Lamy, “Les compulsions de Noé. Que peut (encore) Bruno Latour pour les sciences sociales ? Zilsel, 2017, 2, p. 387-411.
2 Voir à ce propos Bruno Latour : le conseiller sans prince. Ou l’homme qui avait peur de ne plus être gouverné. Lundimatin, 8 juin 2018 :

“Peut-il y avoir une composition de multiplicités constituant un monde commun ? Il semblerait que Latour veut rendre possible l’équation impossible en restaurant la figure du conseiller du prince. Nous dirons que cela s’appelle, depuis la naissance de la modernité, la gouvernementalité. Et que celle-ci suppose aujourd’hui comme hier, l’exclusion de la négation (celle qui affirme le refus de jouer son rôle dans le théâtre de la représentation). […] Le régime d’historicité convoqué par Latour n’est pas seulement faux mais il est ruineux, il ne peut se constituer que dans la forclusion de toutes les formes de désertion, d’insubordination, de contre-conduites qui ont depuis toujours tissé d’autres histoires, qui ont depuis toujours défait la nécessité du rapport social institué, tout autant que la ’naturalité’ de la Nature.”

3 Jean-Baptiste Vidalou, “Démanteler la technosphère”, Reporterre, 30 septembre 2020.

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