De la « Vie » à la saucisse

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C’est la dure loi de la vie, la vie est ainsi faite, la vie ne fait pas de cadeau, etc. — L’injustice sociale n’est qu’une chimère parce qu’il y a la vie. Ce n’est pas tant ce monde, mais c’est la vie qui est injuste. Le mode opératoire n’est que trop bien connu, commode, continuellement pratiqué : naturaliser pour mieux aliéner.

Par la magie de ce concept de Vie s’évanouissent les médiations sociales, les rapports de domination, la réification — et avec eux, le fait que nos existences sont politiquement et historiquement déterminées.

Tout se dissout dans le bain tiède de la Vie.

La langue aussi est déterminée [Voir ici] — et cette détermination s’efface, dans nos consciences, par son maniement même, comme la dissolution des rapports de domination dans le concept de Vie.

Le capitalisme n’a pu perdurer qu’en anesthésiant ses contradictions — apories ?

Depuis le temps que nous vivons sous son joug, il n’est pas étonnant qu’il soit devenu synonyme de « Vie » tout court. Normalisé, ce concept de Vie — comme condition ontologique inamovible — ne renvoie-t-il pas donc, en dernière instance, au monde social et à l’organisation sociale qui le subsume ? À savoir le capitalisme.

Cette ontologisation de la Vie — sous le capitalisme — n’est pas qu’un dispositif idéologique ; elle résulte du fait même que nous sommes né·e·s, que nous avons grandi en ce monde marchand. Hormis quelques brèches, quelques bulles éphémères, notre existence a été et est globalement liée à l’ordre marchand. Rien d’autre ne nous a été donné à expérimenter.

Personne ne peut prétendre vivre dans les nuées — hormis les grands possesseurs de capital, qui par ce fait même sont enchaînés aux logiques du capital. Qu’importe si nous luttons contre la marche inexorable de ce monde ou que nous nous y prêtions avec douleur ou extase, le fait est là : nous y vivons.

Et c’est le seul choix… de vie dont nous disposons — c’est à prendre, ou à laisser…

— par le suicide ?

Ce concept de Vie ne renverrait-il donc pas, en dernière instance, à l’organisation sociale même ? Il s’agirait en fait d’une synecdoque qui ne dirait pas son nom. Par la Vie, on désigne cette vie historiquement déterminée qui nous est imposée.

Oui, on peut tenter cette — tortueuse — voie interprétative.

Il n’est certainement pas nécessaire de prendre les gens pour plus naïfs qu’ils ne sont. Chacun·e expérimente au quotidien l’amère réalité du capitalisme.

Mais si la Vie renvoie bien à l’organisation sociale, que faire alors de l’autre expression courante : Nous vivons dans une société ?

Toute fraîche, celle-là. Si elle a le mérite de rapporter la notion de vie à un cadre social, elle n’explicite pas le type d’organisation sociale [société] auquel nous avons spécifiquement affaire. En cela, elle me semble tout autant neutralisée politiquement qu’une certaine sociologie, dont la montée en puissance a contribué à l’avènement de cette expression — témoignant de l’empreinte profonde qu’a laissé cette discipline dans les consciences et les imaginaires.

Là encore, on peut suivre un chemin interprétatif analogue à celui développé autour des expressions construites autour de la Vie : ici, la société désignerait celle au sein de laquelle on vit — autrement dit, elle mobiliserait de l’implicite et une synecdoque.

Mais cela ne suffit pas à compenser le flou inhérent à cette notion de société, ce flottement qui désamorce la charge critique que pourrait porter l’expression. Ce qui, in fine, en fait presque un équivalent de la Vie — ontologique.

C’est d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles l’expression [On vit dans une société] est tombée en désuétude, ce n’est plus qu’une punchline, usée. L’expression s’est muée en raccourci, pire, elle est devenue gimmick. Ça peut s’appliquer à tout, donc à rien de concret. Parce que justement répétée sans ancrage, balancée sans articuler concrètement les enjeux qu’implique le fait de vivre non pas dans une mais dans cette société — marchande.

Il n’y a rien d’étonnant là-dedans, dans le cadre de la conversation banale, de cette socialisation molle [évoquée ici], la somme d’efforts que nécessiterait l’articulation adéquate d’un tel constat relèverait de l’exploit.

Expliquer tranquillement, un verre à la main, que bon, quoi qu’on fasse, au final, tout renvoie à cette organisation sociale marchande — que nous sommes toutes et tous chrono-aliéné·e·s, que le temps libre, ça n’existe pas. La cuisine, marchandisée, idem pour nos passions — surtout quand elles recoupent le travail. Que l’assemblée même, cette soirée où l’on discute, fait partie intégrante de l’exploitation.

Bien plus, la violence de tels constats — notre manière d’être, nos actes, nos faits et gestes tous déterminés — sont insoutenables dans le cadre de n’importe quel échange normalisé.

Dire la vie est ainsi faite, c’est accepter le fatum ; nous vivons dans une société, c’est à la fois identifier (inadéquatement, certes) le problème, acter, dans le même geste, la défaite que nous vivons à chaque instant.

… les personnes jetées dehors, les enfants astreints à devenir chair à travail, les adultes exploités, les potentialités gâchées, les existences écrasées…

La sortie de ce dilemme s’opère par l’humour, la satire.

Mieux veut en rire qu’en pleurer, n’est-ce pas ?

Face à l’insoutenable, on grimace un sourire convenu, on lance :

— comme vous le savez, on vit dans une saucisse.

Impuissance de notre conscience à affronter les conséquences du réel ; besoin de les diluer, de les tenir à distance.

La moquerie efface dès lors la lutte avec l’objet même de la moquerie.

Troquer la lutte contre la grimace.

On n’est pas mieux, là ?

À vivre dans une saucisse…

Ce glissement de« société » vers « saucisse »mérite, lui aussi, d’être pris au sérieux. Pourquoi une saucisse et pas autre chose ?

C’est à n’en pas douter pour provoquer le rire, par la proximité phonétique. Mais pas seulement.On s’épargnera l’interprétation phallique — quoiqu’en régime patriarcal ça puisse se défendre.Mais, dans ce contexte, la « saucisse » opère un dévoilement involontaire.La saucisse, amalgame indistinct de chairs broyées propulsées dans un tube uniforme, dit quelque chose de l’expérience sociale sous le capitalisme : indistinction, broyage des singularités, absorption de toute résistance dans la forme-marchandise.

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