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On ne peut plus rien dire. Police de la pensée. Orwell. 1984. — Cette litanie — preuve de l’inanité de toute satire — prêterait à rire si elle ne confirmait pas ce qu’elle prétend dénoncer : la liquidation de toute pensée. Et ce par le biais d’une double
— l’idéologie se pare des atours de la dissidence et de victime, produisant une ; un langage figé en rhétorique réflexe.Ce n’est ni le symptôme d’une supposée bêtise de l’époque ni d’un monopole discursif de la droite. C’est précisément l’inverse. Elle renvoie à une dialectique mutilée, vidée, dans le même mouvement, de sa dynamique contradictoire et de son
.Réduite à une mécanique d’opposition, sans dépassement : retournement de stigmate, négation sans médiation ; dialectique appliquée aux autres, jamais à soi — une posture qui feint la critique pour mieux s’y soustraire.
Quand la dialectique n’a pas été remplacée par des diagnostics dépolitisés, de l’empirisme de la statistique, de la cartographie.
Ce geste critique affaibli — retournement sans négation, ironie sans pensée — trouve son exact pendant dans le réflexe cartographique contemporain. Cartographier remplace dialectiser. Plutôt que de mettre en tension, on spatialise. On distribue, on ordonne, on positionne. Il ne s’agit plus de penser les contradictions mais de visualiser les oppositions. Le politique devient une affaire de placement, non de renversement. En cela, ces cartes — du champ médiatique, éditorial ou idéologique — ne sont pas des instruments d’analyse : elles sont les nouveaux supports de la reconnaissance. Elles fonctionnent comme des mèmes : lisibles à l’instant, confortables, autoréflexives. L’effet produit est celui d’une lucidité immédiate, sans effort — donc sans conflictualité.
À cette cartographie molle s’ajoute une autre forme d’évitement : la rhétoricisation du politique. Là où il faudrait penser les rapports de production, on commente la manière dont tel ou tel discours est structuré. Version académisée du fact-checking : décrire la structure d’un discours comme on autopsie un cadavre, sans jamais interroger ce qui le rend vivant, opérant, dominant. Ce n’est plus la langue comme cristallisation de l’idéologie qui est interrogée, mais la langue comme mécanique persuasive. Le pouvoir n’est plus ce qui s’exerce, mais ce qui s’exprime — on passe de l’analyse à la critique de forme, et de la critique à l’érudition décorative, à ce marché des idées sédatives donc au spectacle.
De tels gestes ne viennent pas du nulle part. Ils sont le produit d’un simulacre de contre-culture qui a brièvement triomphé et qui désormais est sur le déclin : c’est ce dont nous héritons, aujourd’hui. Ce simulacre de contre-culture a cru pouvoir subvertir les logiques du marché ; en reproduire les codes à petite échelle et à son profit. C’est en cela que s’est résumé le renouveau de l’édition critique indépendante tant vanté, érigé en modèle d’alternative critique.
Advenu à partir de la fin des 1980, il ne cessera de s’intensifier. Certes cantonné en marge du marché éditorial, cette périphérie des éditeurs « critiques indépendants » n’en a pas moins structuré les évolutions idéologiques de ces dernières décennies.
Elle a reproduit à l’échelle réduite les logiques du marché ; a produit des formats standardisés, sous-couvert de lisibilité, au service d’une radicalité présentable. Elle a créé son public, ses consommateur·ice·s, ses festivals, ses concurrences et ses antagonismes —reproduction du spectaculaire à échelle réduite, maquillé en subversion.
Ce renouveau de l’édition critique indépendante — qu’on présente volontiers comme un élan de radicalité éditoriale — ne tombe pas du ciel. Il s’enracine dans un moment précis : la fin des années 1980, puis le reflux idéologique des années 1990, avec ses luttes altermondialistes, ses grèves, ses indignations — mais déjà spectaculaires. Une trentaine de maisons émergent alors : l’Éclat, Climats, Syllepse, puis d’autres, dans un mouvement lentement intensifié. L’édition générale, elle, décroît : ici, ça croît. L’apparente marginalité prend de l’assurance, forge ses noms, ses formats, ses codes.
Le tout s’amplifie dans l’interface dans le relais algorithmique du web 2.0, militantisme sous trafic d’influence — captation, influence, engagement. Fournir au public des contre-discours dits accessibles qui loin de subvertir, prolongent le discours idéologique en le rendant digeste.
Public fidélisé, enclos dans la bulle ritualisée. Confort idéologique reconduit, prolongé à chaque post. Il fait partie du camp du bien. Ainsi s’agit-il pas de mettre en crise, mais de confronter les concepts naturalisés, mais d’opérer une naturalisation inversée. Simuler la rupture, en produisant une grille d’automatismes moraux.
Penser, n’est pas requis. Il s’agit de confort, de bien être. Ne jamais éprouver les certitudes. Aucune mise en tension. Chaque livre, chaque intervention se clôt sur sa posologie : Que faire ? Pour aller mieux, pour que ça aille mieux, au format manuel de bien-être politique.
Le feel-good a contaminé l’industrie culturelle, pourquoi cette « édition critique indépendante » y aurait-elle échappé ?
La logique marchande exclut toute pensée critique radicale ; ce qui l’interdit d’autant plus, c’est celle de l’adhésion : cette exigence de réception, d’acceptation, d’identification.
Ainsi, nous n’assistons pas tant à une mutilation de la dialectique qu’à sa
. Standardisée, normalisée, elle se mue en contradiction sans contenu ; ce qui subsiste (notamment) — ce « simple retournement de stigmate » — n’est plus un moment de négation, mais une figure rhétorique, intégrable, modulable, parfaitement soluble dans les discours dominants.La rhétorique de l’invisibilisation, par exemple, ne vise pas tant l’abolition des structures de domination, mais la réintégration des groupes exclus dans la chaîne de valorisation et donc dans l’appareil d’extraction généralisé de la force de travail. Le fait que des entreprises comme Coca-Cola ou McDonald’s soient devenues les derniers remparts des politiques de diversité en témoigne assez clairement. Ou encore, à plus petite, échelle les segmentation d’assignation converties en niche de marché, phénomène tout à fait perceptible au sein du secteur éditorial, avec l’édition féministe, racisée, LGBTQIA+…
Dans ce contexte, une radicalité d’apparat prospère sur une opposition binaire, sans dialectique. Loin de prôner un geste dialectique véritable — retournement de la totalité sur elle-même — elle se crispe dans une posture d’hostilité sélective. Là où elle traque les identités figées, elle devient elle-même identitaire — non par accident, mais en se conformant aux circuits propres au marché culturel. Voulant forger son public, elle est à son tour prise dans les logiques marchandes.
Toute idée susceptible d’être reçue massivement est déjà neutralisée. Donc récupérable sans effort.
Dans ce cadre, l’industrie culturelle n’a pas même besoin de récupérer ce qui, d’emblée, s’offre comme spectacle. Il suffit d’en rejouer les scènes, à l’échelle industrielle.
Les réactionnaires n’ont alors qu’à s’engouffrer dans la brèche. Imiter simulacre de dialectique, réduit à un réflexe de langage. Ils rejouent le code généralisé de l’inversion — retournement de stigmate. Pour mieux le contrecarrer — ne jamais oublier qu’un réactionnaire, a fortiori un fasciste épouse époque.
Le fascisme pastiche cette rhétorique tout en la saturant de concepts naturalisés. Désactivation, en amont. La critique est neutralisée en amont : devenue rhétorique, elle ne peut plus dénoncer qu’elle-même. Mais elle y échoue, parce que justement elle a liquidé la dialectique.
Plus besoin de censure, et quand elle survient, n’est nullement un retour au fascisme d’antan, mais son inversion. La machinerie idéologique opère un tri si efficace que les quelques idées qui lui échappent, bien que parfaitement inoffensives pour l’ordre marchand, deviennent insupportables dès lors qu’elles parviennent à se rendre visibles. Ce ne sont pas les idées qui sont devenues plus radicales ou dangereuses pour l’ordre marchand, c’est le seuil de tolérance du pouvoir à ce qui dévie de son idéologie qui s’est effondré.
Ce seuil de tolérance recoupe, en définitive, le confort idéologique sous emprise algorithmique — évoqué plus haut.Il ne filtre pas les idées sur leur contenu, mais sur leur compatibilité avec le système de circulation. Ce n’est donc pas l’autorité politique qui censure — c’est l’économie de la lisibilité. Ce n’est pas la peur des idées, mais leur non-convertibilité. Ce qui s’écarte de la syntaxe dominante est éjecté sans recours, non par censure active, mais par absence de relais. Une exclusion sans affrontement.
La liquidation de la dialectique n’aboutit pas au silence, mais à un vacarme où plus rien ne se heurte. L’idéologie gagne non parce qu’elle convainc, mais parce qu’elle formate le terrain même de la lisibilité. Et au moindre accroc : On ne peut plus rien dire. Police de la pensée. Orwell. 1984.