Écrire sans peine, vivre sans relief

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Écrire pour vous — Une promesse anodine aux effets durables. Voici une publicité comme tant d’autres. L’image est familière : une dame ou un monsieur, attablé·e, devant son ordinateur, usant d’un traitement de texte — sous licence bien sûr.

Ça tape des phrases, remplit le blanc de la page simulée à l’écran. Puis d’un geste fluide, on sélectionne l’ensemble de sa production et on bascule de fenêtre, direction le navigateur et la page IA grande ouverte, prête à gober le produit ; le recracher surtout.

Un processus d’optimisation de contenu s’engage : l’algorithme digère, reformule, épure. La syntaxe est lissée, les aspérités gommées, la voix neutralisée. Le texte est alors transfiguré, purifié, calibré — standardisé ?

Certes, l’acte d’écrire est maintenu. La matière bute, dirons-nous, est d’abord produite par l’individu pianotant son clavier. À ceci près que s’y adjoint désormais un rituel de contrôle qualité ou plutôt de mise aux normes.

Validation extérieure qui ne dit pas son nom : ce n’est pas tant écrire que soumettre. Le formatage ne s’arrête plus au public ou à ces instances prétendument supérieures, — une manière commode d’éviter de parler du marché qui régit l’ensemble.

Même dans l’ambiance feutrée d’un échange informel. On vérifie, on ajuste, on obéit.

Qu’on se le dise, il ne s’agira aucunement de se lamenter ici. Le phénomène n’est pas réellement nouveau. Chaque avancée technique intercale un nouvel intermédiaire, modifiant l’usage de la langue. Écrire au clavier — qu’il soit mécanique ou virtuel — a déjà constitué une sortie du régime d’écriture.

En effet, par ce biais nous interagissons avant toute chose avec une machine, les symboles que représente l’écriture ne sont pas directement dessinés.

Posé devant un écran, ça pianote une série de boutons —ou leur représentation graphique. La machine interprète les différents inputs et les convertit en une succession de lettres, ponctuations, blancs et autres signes qui donnent au final ce texte dont la fonction diffère selon le contexte.

En soi, ce bouton marqué d’un « T » n’a aucun lien direct avec la lettre qui s’affiche à l’écran. Entre les deux, une série de processus invisibles traduit ton geste en une suite de 0 et de 1 avant de la restituer sous forme de texte, révélant à quel point l’écriture est façonnée par des médiations techniques.

Après on peut se dire que ça ne change pas grand-chose à l’histoire. Dessiner des lettres, comme ça avec des traits, des points, des barres… et le fait que ça sorte direct par le biais d’un bouton pressé… la différence est assez mince, pas vrai ?

À raisonner ainsi, on passe à côté de l’essentiel : tout ce qu’il y a autour de cette écriture : à savoir le médium dans le cadre duquel elle est produite et par lequel la langue est manipulée.

Que ça soit sur ta petite messagerie entre ami·e, ton réseau social favori ou la sobriété (relative) d’un traitement de texte, c’est le support que tu oublies. En gros, les conditions matérielles de production de ces écrits, loin d’être neutre tout ça !

Ta manière d’écrire varie en fonction du support. Ici tu veilleras à mettre systématiquement un point final pour boucler la phrase, quand là, tu les éviteras parce que ça fait trop abrupt, trop formel… Et encore, là, c’est un exemple anecdotique, mais tu le vois bien que ces intermédiaires à l’écriture, formatent en amont la manière dont nous écrivons, notre représentation et projection même dans l’écriture.

Le traitement de texte — open source ou non, là n’est pas la question — ne représente en définitive qu’un éventail de choix bien restreint offert à l’utilisateur lambda.

Que ce soit en termes de polices de caractère, de mises en pages, etc.

Et sortir de ce cadre exige un savoir-faire dont tout le monde ne dispose pas.

N’oublions pas également les différents outils qui agrémentent nos usages de la langue, les fameuses corrections automatiques disponibles partout. La fonction de recherche (et de remplacement) — que Flaubert n’aurait pas même envisagé dans ses rêves les plus fous.

La généralisation de ces outils affecte grandement certains savoirs-faire. La capacité à se relire, détecter les erreurs, les corriger en mobilisant — voire en approfondissant — sa compréhension des règles (certes arbitraires et profondément injustes) de grammaire, syntaxe, etc.

Un clic droit, fait désormais largement le boulot. Quand il ne s’agit pas de solliciter un logiciel spécialisé.

Ces éléments et tant d’autres constituent un rapport normalisé, voire naturalisé. On n’y pense plus à la ribambelle d’intermédiaires.

Pour beaucoup, nous sommes né·e·s et avons cru [croître] dedans, notre usage de la langue, notamment à l’écrit, est intrinsèquement lié à ses supports. Ils sont constitutifs de notre rapport au langage autant qu’ils le conditionnent. Loin d’être de simples outils neutres, les interfaces logicielles façonnent nos pratiques, modèlent nos rythmes, orientent nos choix lexicaux et syntaxiques. Le clavier, le traitement de texte ou les suggestions automatiques sont devenus des évidences, naturalisant (donc) un certain régime de l’écrit.

Bien évidemment la chose n’est pas nouvelle, la technique ne se résume ni au numérique ni au web. Écrire à l’aide d’une plume sur quelque chiffon, c’est déjà une… technique d’écriture. Et ça affecte tout autant notre manière d’interagir avec le monde.

Ce qui change aujourd’hui, ce n’est pas tant ces médiations techniques, mais leur pouvoir de structuration. Et surtout la manière dont ils diminuent radicalement notre autonomie, faisant disparaître par la même occasion certains de nos savoirs-faire.

Cette perte de savoir-faire a un nom : la prolétarisation. Nous avons vu, au cours d’un texte précédent, les implications de ce processus sur la cuisine. Il n’y a pas de raison à ce que l’écriture — et donc l’usage même de la langue — échappe à un tel phénomène.

Si l’écriture n’a jamais constitué un acte pur, détaché des conditions matérielles et sociales de production. Comme si l’écrivain ou l’écrivant évoluait dans un monde à part, absolument maître de ses créations ; dans les faits, il est plutôt fonction complexe et variable du discours.

L’auteur n’a jamais été un créateur absolu, détaché des conditions matérielles et sociales de production. La figure de l’écrivain, souvent idéalisée, est une construction historique. Comme l’a montré Foucault, l’auteur est avant tout une fonction du discours, une instance qui sert à organiser et à contrôler les énoncés.

Mais avec le recours massif à ces IA, que nous appellerons algorithmes, un pas de plus est franchi dans la standardisation dans notre usage de la langue, nos manières de penser donc de vivre.

Ce qu’on nous vend, c’est la promesse d’une prétendue liberté. Finies les corvées, les activités rébarbatives, chronophages. Il s’agit pour tout un chacun de disposer de son petit assistant qui mâche le plus gros du travail. Ne surtout pas s’embarrasser de ces tâches considérées comme annexes, tout pour l’utile — la langue n’échappe pas à de telles prérogatives.

La figure du travailleur-entrepreneur de sa propre existence n’a rien de nouveau. Depuis longtemps, chacun se doit d’optimiser sa petite entreprise existentielle. Avec les algo’s, la métaphore est désormais filée, puisqu’à l’instar de ces patrons et autres capitaines d’industrie, il s’agit de disposer d’un secrétaire afin de maximiser la production et la créativité.

Chacun a droit à son petit sous-traitant attitré : l’algorithme. Les performances de ce dernier dépendront bien évidemment du prix qu’on est prêt à y mettre — ou qu’on peut. Sans oublier, bien sûr, les compétences nécessaires pour configurer au mieux ces outils, mais là aussi, ce sont des choses qui peuvent s’acheter. Après tout, ce n’est pas parce que c’est “gratuit” que cela n’a pas de coût — la question a été explorée, par ici.

Il s’agit en somme de faire de chacun·e des patrons, aussi bêtes et incapables de faire les choses soi-même. Déjà entamé par la couche précédente de progrès technologique, le savoir-faire que représente la relecture est d’autant plus menacé. Il ne s’agit plus de s’échiner à trouver la bonne formulation — le principe même de la pensée. Non, on se contente de tracer grossièrement l’idée, le sentiment l’assistant algorithmique s’occupera de la dégrossir et d’y mettre les formes. C’est l’expression même, au sens large, de chacun·e qui est dès lors menacée, de celle des émotions à la réflexion en passant par les sentiments.

L’usage de la langue ne se réduit pas à une simple question d’efficacité ou de clarté communicationnelle. Derrière chaque mot, chaque tournure, chaque hésitation même, se joue quelque chose de plus fondamental : une manière de percevoir le monde, de le structurer, de lui donner du sens. Ce n’est pas seulement un outil neutre permettant de transmettre une information, mais un prisme qui oriente notre compréhension de la réalité.

Lorsque ces expressions sont standardisées, nivelées, optimisées par des processus algorithmiques, ce n’est pas uniquement le style individuel qui est en jeu, mais la capacité même à articuler une pensée singulière.

Une langue formatée impose des cadres de perception : elle dicte non seulement ce qui peut être dit, mais aussi ce qui peut être pensé. À force de s’en remettre à ces filtres, de se laisser guider par des correcteurs automatiques, des reformulations prédictives ou des critères de lisibilité quantifiables, nous nous risquons une homogénéisation plus large de nos manières d’être et de penser.

Loin d’être une question technique isolée, l’industrialisation de l’écriture et de la correction participe ainsi d’un processus plus vaste de normalisation des rapports sociaux. Ce qui semble n’être qu’un gain de temps ou une assistance pratique masque en réalité une dépossession progressive : celle de notre autonomie langagière et, par extension, de notre capacité à produire un rapport critique au monde.

Et dans l’intervalle, c’est une standardisation qui est mise en œuvre : la syntaxe homogénéisée, visibilité optimisée, réflexions balisées, accessibilité mesurée

La capacité de lecture, déjà mise à mal par la standardisation de l’écrit — SEO oblige, avec ses paragraphes calibrés et son obsession des synonymes (comme si une telle chose existait) — est davantage réduite. Le rating Flesch-Kincaid prétend quantifier la lisibilité des textes, tandis que l’accessibilité devient un critère normatif. Grâce aux algorithmes, on peut même se dispenser de lire ces bouillies textuelles pour les troquer contre d’autres, parfois pires encore.

Avec l’extension de ces outils algorithmiques, la généralisation de leur utilisation, c’est donc l’usage même de la langue — pour une conversation intime, penser, s’exprimer — qui sont d’autant plus réifiés.

Réifiés parce que la langue et le langage sont appréhendés par ces assistants algorithmiques comme de purs calculs, dans la mesure où ils n’ont pas accès au sens. Ils ne comprennent pas un traître mot de la bouillie qu’ils pondent.

Ainsi, la standardisation ne s’opère plus simplement en amont, au niveau des procédés de fabrication, mais c’est également le produit final qui est soumis à de tels procédés. Ça ne fait que s’aligner sur l’existant, à savoir les exigences du marché. S’appuyant sur l’existant, ça le reproduit. Boucle infinie : le vampirisme du capitalisme a trouvé le moyen de s’absorber lui-même, il n’a même plus besoin de quelque énergie fraîche… ou presque.

Derrière l’apparente autonomie des machines, de petites mains sont encore nécessaires pour alimenter la bête ; de la force de travail pour annoter, filtrer, modérer, paramétrer. Invisibles, corvéables, elles sont le carburant discret d’un moteur qui prétend tourner tout seul.

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