C’est mon fauteuil que vous prenez, il est à moi ! — s’est écriée une dame, sans-abri, après avoir ingurgité une bonne lampée de sa bouteille de rosée, à l’égard d’un jeune couple qui embarquait un fauteuil design laissé à l’abandon. Le couple a souri, la dame a fait de même, fière sûrement d’avoir suscité l’amusement. Les deux ont continué leur chemin, elle a poursuivi son activité. Ce n’est pas le fauteuil qu’elle réclamait ; c’est l’idée même de pouvoir le faire. Mais cela aussi lui est interdit. Banalité des existences sous le soleil du capital ; la rue, une opportunité pour certain·e·s, pour d’autres le lieu de la (sur)vie.

Revenons-en à ce fauteuil, qu’il put être la propriété de la dame a fait sourie les deux parties ; il y a eu accord tacite. Une blague, ça va de soi. Comme si elle n’aurait pu en avoir aucun usage, elle, assise à ce moment sur le béton nu d’un perron dans cette même rue où se trouvait le fauteuil, alors qu’elle aurait pu s’y poser, disposer d’un confort moderne. C’est bien qu’il n’est pas pour elle, non ?

Les rapports de classe sont intériorisés. Une aliénation double se joue ici : d’abord celle de l’inhumanité de certains rapports sociaux. La parole des sans-abris, à l’instar de nombre de personnes considérées comme marginales, est, au mieux, appréhendée de façon comique au pire annihilée. À la manière des personnages-fonction dans quelque mauvaise fiction, leur humanité est réifiée — et donc niée — dans et par leur situation sociale ; des moins qu’humains.

Réclamer un bien, dans une organisation sociale où le fétichisme de la marchandise règne en maître, c’est rarement une mince affaire, ça ne prête presque jamais à rire ; sacrée, la propriété. Mais, dans l’affaire qui nous occupe ici, la personne est comptée parmi cette espèce humaine différente — dont font partie également celles qu’on qualifie d’étrangères. La dame est sans-abris, que ferait-elle d’un fauteuil design ? Avec son jaune écarlate, il est avant tout destiné à quelque intérieur cosy, aux couleurs chaudes. Là où la survie est ordinaire, les rêves de confort semblent impertinents. Et pourtant, c’est bien cette impertinence qui nous révèle encore un reste d’humanité.

Le droit fondamental — sous les cieux capitalistes — qu’est la propriété lui est même renié. Ainsi, la revendication qui aurait pu être à la fois sérieuse et légitime prend un ton ironique, entendu et tacite entre les deux parties ; chacun sait où est sa place et l’accepte. N’est-ce pas là, le signe d’une société parfaitement réglée ? À chacun son type et surtout sa qualité de propriété. Le monde contemporain n’a plus de citoyens : seulement une hiérarchie de propriétaires et ceux qui les amusent.

De la même manière que la dame amuse le couple, ce dernier pourrait amuser nombre de détenteurs de capitaux les voyant ainsi ramasser et accueillir chez eux un objet provenant de la rue.

Réminiscence. Un an auparavant, j’avais pu assister à une autre scène, sinon similaire, assimilable. Celle d’un homme d’âge mûr, habitué à faire la manche non loin de la station de métro Mairie de Montreuil. Des passants qui s’étonnaient — quand certains n’étaient pas loin du traumatisme — que ce « monsieur » puisse acheter son pain non pas dans quelque boulangerie conventionnelle, voire en hypermarché, mais qu’il franchisse le seuil de l’une de ces boulangeries bio au levain naturel.

Là aussi, double réification. De sa fonction, gars-qui-fait-la-manche, l’homme était désormais là, vivant (pour elles et eux) j’oserais dire et non pas faisant partie d’un décor quasi quotidien et monotone auquel on ne prête autant attention qu’au mobilier urbain, si ce n’est moins qu’aux panneaux publicitaires — là, il y a quelque intérêt, une promotion, une affaire à dénicher.

Surtout, il était là, cet homme, parmi elle et eux, à leur niveau, fréquentant le même lieu, consommant si ce n’est la même marchandise, le même type du moins. La scène a eu un tour incongru ; une inadéquation entre la qualité de cette personne et celle du lieu.

Ainsi en vient-on à soupçonner la qualité  de la personne ; rhétorique commune, confinant au stéréotype, celui du faux mendiant. Est-il vraiment un gars-qui-fait-la-manche, ne cache-t-il pas — par hasard ? — quelques lingots d’or chez lui ?

Le fétichisme de la marchandise en opérant sur les choses affecte les êtres humains eux-mêmes ; les existences se réduisent alors à des qualités comparables à celles des produits. Au sein d’une organisation sociale centrée sur la (sur)valeur, les individus se retrouvent eux-mêmes soumis à l’abstraction économique ; classés, étiquetés, certainement pas en fonction de leur existence propre — même cela poserait problème — mais selon la hiérarchie non pas seulement de leur portefeuille économique, mais de tout un ensemble de facteurs appréhendés sous l’angle économique — comme nous avons pu l’explorer avec l’épargne émotionnelle.

Sous le règne du fétichisme, même le soupir devient une expression de classe. Un pas, une démarche, un bâillement, voire un froncement de sourcil ; tout est pesé, emballé à l’aune de la « qualité » et donc de la valeur. Domination certainement installée, et durablement, pour autant pas encore intégralement parachevée.

La cause est entendue.

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Humains et marchandises ; sous le sceau de la qualité