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Quand on veut piquer/noyer son chien, on dit qu’il a la rage — La formule condense une technique politique simple : produire la cause qui rendra légitime l’élimination.
La logique est éprouvée au quotidien ; directions de ressources humaines (DRH, pour les intimes) dont l’ensemble des mesures, même les plus anodines, ne vise qu’un seul objectif : maximiser l’extraction de la .
Qu’il s’agisse des plans de licenciement qui permettent la réduction du sous des prétextes fallacieux tels que « l’inadéquation des employés » — argument mobilisé aujourd’hui avec l’introduction massive des algorithmes génératifs dans le cadre des processus de production.
Mais également de règles pseudo-altruistes ; celles renvoyant au bien-être des employé·e·s — qui n’est qu’un moyen d’en accroître la performance — ou encore celles relatives à la sécurité des travailleuses et des travailleurs — l’objectif, en définitive, est d’écarter toute responsabilité de l’entreprise en cas d’accident, et de s’éviter la dépense de (relativement) coûteuses indemnités.
États qui stigmatisent des catégories (construites) de populations considérées comme excédentaires : les immigré·e·s dont le droit au séjour n’est pas conditionné au travail, chômeurs et chômeuses, les privé·e·s de liberté soumis·e·s au travail forcé dans les prisons, etc.
À la petite échelle des relations personnelles et privées, la même logique est mise en œuvre — plus particulièrement dans le cadre de la gestion de l’équilibre de sa petite existence et de l’épargne émotionnelle qui va avec. Il s’agira dès lors de forger une raison, identifiable mais surtout acceptable dans le cadre des normes sociales.
Voilà la forme (pas si) moderne que prend le bannissement.
Pas si moderne dans la mesure où la stigmatisation d’une catégorie construite est séculaire. Qu’on pense aux populations juives au Moyen Âge, accusées d’empoisonner les puits ou de pratiquer l’usure. Ce qui a justifié leur bannissement et leurs persécutions. L’accusation prenait alors un caractère religieux et/ou mythologique ; dans le cadre de l’organisation sociale marchande, elle se veut « scientifique » et « factuelle ». Les théories racialistes et validistes, qui ont émergé au XIXe siècle, constituent à ce titre un bon exemple — des théories qui, par ailleurs, continuent d’irriguer l’imaginaire collectif. Le savoir avance sous le masque de la neutralité, alors qu’il dépend largement des conditions matérielles dans (et par) lesquels il est produit.
Inventer un prétexte qui permet de justifier l’élimination (symbolique ou concrète) d’un être vivant ; donner à ce geste des atours « raisonnables » voire « scientifiques », le confirmer par des faits (concrets), des statistiques et autres chiffres tangibles qui viendront l’étayer. L’organisation sociale marchande n’a pas même besoin de fabuler quand ses prophéties sont, le plus souvent, autoréalisatrices.
Prenons le cas des immigré·e·s dont le parcours est si semé d’embûches qu’il affectera durablement les existences de cette catégorie (construite) de la population. Alors oui, il y aura forcément quelques exceptions dans le lot, des personnes qui auront pu s’en sortir. Elles ne seront que confirmation de la règle établie. Ainsi naissent et se construisent les catégorisations.
De telles mécaniques ne relèvent ni d’accidents ni d’intentions ; elles sont inscrites dans la logique même de l’organisation sociale marchande — nécessaires surtout à son bon fonctionnement.
Les règles édictées ne sont pas mêmes appréhendées comme telles, puisque intériorisées et .
Les concepts les plus élémentaires en sont affectés, de la solidarité qui se mue en anthropophagie à l’indépendance synonyme de dépendance au marché.
Pourtant, cette indépendance dans et par l’argent n’est pas une chimère. Elle constitue une réalité au sein de ce monde marchand. Là se niche l’autoréalisation capitaliste, puisqu’en cette organisation sociale, le monde est modelé selon ses propres préceptes.
Quand on veut piquer/noyer son chien, on dit qu’il a la rage ; si l’expression semble donc recouper une réalité certaine, son caractère aphoristique lui fait manquer l’essentiel : la structure.
En dénonçant des intentions cachées, elle reconduit l’idée que des mécanismes proprement sociaux découlent de la volonté d’agents. C’est essentiellement pour cette raison que l’expression trouve un terrain fertile en milieu conspirationniste — il y aurait des gens, des groupes qui inventeraient des causes pour asseoir et perpétuer leur domination.
Se déploie ici une ; la violence structurelle est alors interprétée comme le produit d’intentions, de volontés. Les contradictions réelles du capitalismes sont psychologisées ; déplacées au niveau de responsabilités individuelles — la logique bourgeoise est rejouée ici.
Il y a avant toute chose une organisation sociale et des agents qui mènent leur existence selon les prescriptions de ce monde marchand. Ils en sont conscients, ces agents, de la mécanique mise en œuvre ; pour autant, ils ne font que reconduire la logique qui les traverse, celle dans et par laquelle ils sont nés, ont grandis : la structure — une fois de plus.
Pour exclure ou éliminer, aucune fiction n’est nécessaire, pas besoin d’inventer la cause, les conditions de l’organisation sociale s’en chargeront, elles mèneront à la production des symptômes qui justifieront l’élimination.
Pas de coupable idéal — qu’il prenne la forme de l’un des nombreux représentants de ou de quelque milliardaire caricatural —, seulement une organisation sociale.
Le fait que l’organisation sociale soit dans la nécessité de ré-encoder ses contradictions structurelles en discours neutres et rationnels en dit long sur sa force — de persuasion. C’est ce qui permet sa perpétuation, mais là aussi réside la possibilité de sa mise en crise : la vulnérabilité est inscrite dans le mécanisme même de sa force.
