Le fétichisme de la lecture

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Une maison sans livres est comme un corps sans âme. — Il existe toute une panoplie de sentences visant à sacraliser la possession de livres et la pratique de la lecture. On ne lit pas assez, c’est une évidence, il faut lire davantage.

Il est d’ailleurs assez fascinant de constater que ce type de sentence pullule sur les réseaux, là où la pratique de la lecture est réduite à son minimum.

non pas qu’il n’y ait pas de choses intéressantes sur ces réseaux. Plutôt le fait que le support ne permet pas de véritablement s’y adonner. Tout y est conçu pour fragmenter l’attention, morceler le temps de cerveau disponible en unités consommables, empêchant ainsi toute immersion prolongée. La lecture, dans sa dimension exigeante, se heurte à cette logique de flux constant, d’interruptions et d’interactions superficielles.

Il serait tentant de se moquer, voire de railler cette tendance, sur les réseaux, d’ainsi sacraliser la lecture. Mais il faudrait plutôt y voir une complainte, une antienne culpabilisante que se traînent de milliers sinon millions de personnes réifiées, incapables de trouver ni le temps ni l’énergie nécessaires pour s’adonner à cette activité.

Parce qu’une fois les heures d’exploitation achevées, la force de travail liquidée, il ne reste plus rien pour se poser, tranquille, accrocher les lignes de quelque page — papier ou pixelisée. Le compte à rebours a déjà commencé ; dès le (sur)lendemain, l’exploitation reprendra son cours. Il faut alors maximiser le temps de repos, et la reproduction de la force de travail qui va avec.

Pourtant au même titre que la cuisine ou l’activité physique, la lecture fait partie intégrante de cette palette de pratiques que l’on recommande en vue de gérer au mieux son épargne émotionnelle et de maximiser son bien-être.

La lecture est donc devenue une question de santé publique. Chaque année, on en mesure la persistance. On étudie le pourcentage de population qui achète des livres — important ça ! On comptabilise combien de livres sont lus en moyenne chaque année par la population. Et on analyse tout ça comme s’il s’agissait du taux d’oxygénation du sang d’une civilisation en sursis. Toute baisse de ces chiffres est un mauvais présage, une régression vers la barbarie.

Cette représentation de la lecture, largement partagée, se trouve être par ailleurs bien pratique pour l’industrie du livre. Cette dernière échappe ainsi aux procès d’abrutissement que l’on appose sans la moindre nuance à l’industrie culturelle.

Ainsi, elle peut se présenter comme remède à l’abêtissement généralisé par l’industrie culturelle et requérir à cet effet l’aide des pouvoirs publics à coups (coûts ?) de subventions. L’industrie du livre serait une sorte sécurité sociale destinée à nos existences réifiées.

Une fois de plus, la magie du capitalisme opère. Puisqu’il n’est pas possible de s’attaquer directement aux causes des problèmes, puisqu’ils impliqueraient de remettre en cause de facto l’ensemble de l’organisation sociale, on tente d’amortir les conséquences.

Comme pour le tabac, l’alcool ou plus récemment les paris sportifs ; on orchestre de vastes campagnes contre la dépendance alors que cette dernière est inhérente au business model de ces entreprises et plus largement à une organisation sociale centrée sur le travail.

En effet, contrairement à la musique, au cinéma et même au foot qui ont la décence de s’assumer comme spectacles, comme produits à pat entière de l’industrie culturelle, l’industrie du livre s’auréole d’un prestige qui a cessé d’exister au moins depuis l’avènement de l’organisation sociale marchande.

Dans sa version la plus vénérable — qui exclut la bande-dessinée et autres mangas —, l’industrie du livre jouit d’une réputation enviable. Quand le cinéma et ses blockbusters rendraient idiot, le jeu-vidéo accro ; le livre et la lecture, eux, élèvent, rendent plus intelligents, développent l’esprit critique et tout :

Un livre est une fenêtre par laquelle on s’évade. Pas vrai ?

Que recoupe exactement cette pratique de la lecture ? Lire serait-il un verbe intransitif ? Il suffirait donc simplement de lire ? Qu’importe la chose qu’on lit ?

D’ailleurs il est fascinant de constater que cette immunité — dans la représentation — affecte l’ensemble de la chaîne du livre. On ne parle pas d’entreprises, de groupes, de rachats ou autres conglomérats, mais de maisons d’édition ; point de vendeurs, mais des libraires s’il vous plaît ! Des saint·e·s martyrs qui transmettent leur passion du livre et des mots.

Quant au reste des maillons de la fameuse chaîne du livre, elle est simplement passée silence. Cachez au plus vite ces intermédiaires multiples qu’on ne saurait voir : diffuseurs et autres distributeurs pas un mot là-dessus.

L’industrie du livre est là où le fétichisme de la marchandise atteint son paroxysme, parce qu’elle parvient mieux que toute autre à masquer sa dimension industrielle sous le vernis du prestige culturel et d’une pratique soi-disant « saine ».

La fétichisation du livre, comme bien culturel, neutralise ainsi toute critique. Tant pis si l’industrie du livre produit des contenus éculés, standardisés par les logiques marchandes, reproduisant les mécaniques des autres productions de l’industrie culturelle. Cette dernière n’étant que le pendant de l’exploitation par le travail, puisqu’elle exploite le temps libre du travailleur.

Mais l’important, ça reste de lire et de continuer d’acheter des livres — particulièrement ceux qui fleurent bon la reliure et le papier précieux.

Dans ce cadre, certain·e·s écrivain·e·s font figure de héros des temps modernes. Ils et elles contribuent par leurs productions à cette mission civilisatrice. Cette espèce, dont Joël Dicker est l’un des plus fiers représentants, ne se prive pas de souligner, chiffres de ventes à l’appui, qu’elle fait lire jeunes et vieux. Ça fait vendre, donc ça fait lire. Quoi de plus imparable comme démonstration.

C’est là qu’advient une seconde dépossession, plus insidieuse encore. La lecture se voit réduite à une expérience standardisée, prémâchée, ajustée aux impératifs de consommation passive. Qu’elle puisse même se prêter au multitasking si cher à l’organisation sociale actuelle.

Puisque le temps et l’énergie nécessaires à la lecture critique s’amenuisent sous la pression des rapports sociaux existants, il faut en alléger l’effort. Produire des livres qui vous font du biencomme nous l’avons exploré avec les feel-good books.

Entre anesthésie politique et promotion de concepts douteux, rendre la lecture la plus accessible possible, jusqu’à ce qu’elle ne soit plus que le simulacre d’une pratique émancipatrice.

Comme toute industrie, celle du livre s’adapte au marché. Ces précieux livres ne sont pas fabriqués en fonction d’usages réels, d’exigences concrètes, tout cela disparaît au profit d’un modèle calibré pour la rentabilité. Il s’agit de mobiliser un minimum d’attention, éviter de heurter la ou le lecteur·ice. Lui fournir de l’oubli, que ça soit agréable et léger.

On peut aller plus loin, la lecture même est prolétarisée. On lui mâche le travail, on lit à sa place. Ainsi peut-il être bercé par la douce lecture audio1 de quelque comédien ou comédienne, avant qu’un algorithme ne les remplace.

1 Il ne s’agit pas ici de condamner en bloc toute simplification ou adaptation de la lecture, mais de questionner son instrumentalisation marchande : l’impératif d’accessibilité peut masquer une logique de rentabilité qui privilégie la consommation passive au détriment d’une véritable émancipation intellectuelle voir : Accessibilité : un dogme ?

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