Le mème, formatage sans friction

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L’image parle d’elle-même — voilà bien une illusion fondatrice. Ce n’est jamais l’image qui s’exprime, c’est la légende qui la fait parler. Avec le mème, cette dynamique est portée à son comble.

Parce que le mème est structurellement fait pour aller vite, il doit s’appuyer sur du déjà vu, du déjà connu. L’image sert alors de référentiel narratif commun ; le mème reprend un schéma narratif neutre — d’apparence — soit il a été créé, codifié (et ritualisé) par des mèmes précédents ; soit en en reprenant des figures immédiatement reconnaissables — hommes/femmes politiques, journalistes, etc. — ou celles de l’industrie culturelle — plus particulièrement du cinéma.

Aller vite ne suffit pas, le mème doit être percutant puisque destiné à un écosystème pulsionnel — les médias sociaux. Ça doit jaillir, à l’instant. Et en cela, le schéma narratif — référentiel commun — s’avère précieux : il permet de baliser le sens du discours, il n’y aura plus qu’à y plaquer un message.

Par cette association, entre un chemin discursif balisé et un message qui lui, se voudra décalé, surgira un éclair de lucidité. Une sorte de dévoilement… ce plaisir : mais oui, c’est ça, j’avais pas vu les choses sous cet angle-là !

image est un mème satirique en format quadripartite, utilisant des figures stéréotypées du web associées à des postures idéologiques. Elle se moque d’une certaine incohérence perçue dans les jugements critiques émis par certains internautes. Voici une description des quatre cases :
    1. Haut gauche : Une personne transgenre avec des cheveux roses dit : « Je suis trans et mes pronoms sont elle/iel ». Cette figure est dessinée dans le style du "Wojak woke" — un stéréotype utilisé pour caricaturer les personnes progressistes.
    2. Haut droite : Un "Wojak" au visage crispé, avec lunettes et barbe, réagit avec l’expression : « Ça n’a aucun sens », marquant un rejet ou une incompréhension vis-à-vis des pronoms non binaires ou des identités de genre alternatives.
    3. Bas gauche : Le même personnage que précédemment, mais avec un visage grotesquement ravi (le "soyjak" souriant), dit simplement : « Réel », ce qui exprime une adhésion enthousiaste.
    4. Bas droite : Une image représentant différents « types d’hommes » selon une typologie pseudoscientifique popularisée dans certains cercles masculinistes (Alpha, Beta, Delta, Gamma, Omega, Sigma), chacun avec une apparence distincte.

Ce mème repose sur une structure typique du format quadripartite : deux lignes, deux axes de lecture, une opposition d’attitudes, suivie d’une révélation. Il mime la structure d’une démonstration brève, mais son efficacité repose sur une mécanique d’exposition feinte et de connivence réelle.

Son schéma narratif est l’ironie par retournement, quand l’homme figuré ici rejette la (prétendue) complexité des identités de genre, il accepte sans sourciller la typologie masculiniste — naturalisée — des Alpha, Beta, Sigma, etc.

Le mème ici ne critique pas en raisonnant, mais en mettant côte à côte deux systèmes normatifs pour faire émerger l’absurdité de l’un vis-à-vis de l’autre. Mais cette juxtaposition ne crée pas un débat : elle impose un effet d’évidence. Le spectateur doit déjà être du bon côté pour que le retournement fonctionne. La dissonance n’est pas produite, elle est reconnue.

Ce mème mime le dévoilement critique, mais il ne le produit pas.
Il ne donne pas à voir une incohérence, il désigne un idiot — celui qui refuse les pronoms neutres, mais adhère à une typologie viriliste.

Le plaisir qu’il produit n’est pas celui d’une découverte, mais celui d’un partage d’évidence, d’un rire entre pairs. C’est un dispositif de reconnaissance, non d’analyse.

En cela, ce mème « progressiste » fonctionne sur les mêmes ressorts idéologiques que ceux qu’il prétend moquer : simplification, réduction, connivence.
Il ne déplace pas : il conforte. Voilà pourquoi il reste du côté non du plaisir de la pensée ou de la mise à nu de fausses évidences, mais de celui de la (simple) moquerie.

Le rire ou l’adhésion que suscite ce mème ne vient pas de l’analyse, mais de la satisfaction d’être celui qui voit bien l’absurde là où l’autre ne voit rien.

Pourtant sous l’apparent surgissement d’une supposée lucidité, il est nécessaire, pour que le mème soit admis, d’avoir les pieds sur le même sol idéologique que lui. Car contrairement à un a priori solidement installé, la dynamique du mème ne tient pas tant de celle de l’aphorisme que de celle de l’ironie et du sarcasme. La manière même dont sont exécutées les retouches, les surimpressions et autres effets visuels en atteste ; s’ils sont grossier, ce n’est pas tant par une carence technique, plutôt pour marquer formellement leur caractère ironique ou sarcastique.

Pour que le mème soit adéquatement reçu, il est nécessaire préalablement en accord avec le message véhiculé ou du moins être en mesure de l’accueillir positivement.

Ainsi, à la base du mème, ni lucidité, ni compréhension ; il repose avant tout sur l’adhésion. Il relève moins de l’ironie ou du sarcasme que du clin d’œil aussi complice qu’inoffensif ; il ne peut opérer sans que les concepts et les faits convoqués ait été naturalisés en amont.

La naturalisation ne s’arrête pas simplement au message plaqué, elle est également un préalable à la réception du chemin discursif que balisent les images. Et cette logique s’applique tout autant aux mèmes prétendument anodins : ceux, par exemple, qui mettent en scène des animaux pour exprimer une humeur ou un état d’âme particulier.

Il est nécessaire, pour que ce type de mème soit recevable, de prendre pour acquis le fait d’appréhender ces têtes de chats et autres animaux, leurs réactions comme celles d’humains. En un mot : les anthropomorphiser, ce qui est loin d’être politiquement neutre.

Derrière ses accents sympathiques, l’anthropomorphisme ne relève pas d’un excès d’empathie, mais d’un refus de penser la différence. Il ramène le non-humain à un rôle de miroir, pour mieux se rassurer sur soi-même. Ce n’est pas une ouverture à l’autre, mais une fermeture par projection. En somme, il s’agit de n’aimer les animaux qu’à condition qu’ils ressemblent à l’être humain. Il masque la violence de la domestication, en substituant au rapport de domination une illusion de complicité. Ainsi l’animal rendu humain, n’est que que le miroir de l’humain digéré et domestiqué par la norme sociale.

Tant du point de vue de son message que du chemin discursif que balisent les images, le mème ne prête pas au doute, à la tension ou la déstabilisation ; il est à l’idéologie ce que le jingle est à la musique : un concentré de reconnaissance.

Et cela est dû, une fois de plus, à ses conditions matérielles de production. Si les médias sociaux fonctionnent sur la rapidité et la percussion ; l’adhésion, avec la fameuse communauté à construire, constitue leur troisième pilier.

Et le mème, parce qu’il est une créature de ce web 2.0, n’est fait, structurellement, que de ces 3 principes ; tous 3 antinomiques de toute pensée ou réflexion un tant soit peu critique.

Puisque sa logique même repose non sur la mise en tension de fausses évidences, mais la reprise de concepts naturalisés ; il n’est guère étonnant que le mème soit fondamentalement réactionnaire.

Ainsi, au sein du monde marchand et fascisant dans lequel nous (sur)vivons, le mème de droite — pour reprendre une terminologie convenue — ne peut que triompher et devenir viral ; quand celui de gauche végétera à l’état de private joke.

La viralité du mème de droite ne tient ni à sa forme ni à sa conception, mais au fait qu’il s’aligne sur les catégories déjà consacrées par cette organisation sociale. Et, dans ce monde structuré par la marchandise, ce qui est déjà reconnu comme « allant de soi » est toujours réactionnaire.
Voilà pourquoi le mème réactionnaire triomphe : il parle avec la langue du monde tel qu’il est façonné par l’idéologie.

Le mème le plus émancipateur — si une telle chose existe — ne peut qu’échouer face à ça, il convoque des évidences — voire parfois les met en tension — ; mais ces évidences là ne sont pas largement partagées. C’est pourquoi ce type de mème est condamné à demeurer marginal.

En cela, le mème n’est pas spécifique, mais il représente la condensation de ce que l’organisation marchande exige de toute expression : qu’elle soit rapide, condensée percutante, sans ambivalence, mais également « accessible », suscitant par là même l’adhésion, un peu comme le paiement sans contact exploré précédemment où la légèreté de l’opération abolit la sensation de paiement, en somme que l’expression soit immédiatement rentable.

Et c’est bien là le « piège » dans lequel est enfermée ce que l’on appellera ici, sans dérision, la gauche mème : obligée dans ses formes numériques de singer ces schémas, enfermée qu’elle est dans ce dispositif industriel qui désamorce structurellement tout potentiel déplacement du regard.

La mécanique du mème tient de la neutralisation. Le mème, comme toute production intégrée aux médias sociaux, devient l’interface minimale d’une subjectivation marchande. Non pas pour penser, mais pour circuler.

Il rend plaisant ce qui est considéré comme naturel, et ce qui est idéologiquement dominant, il le rend plaisant, donc d’autant plus naturel.

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