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Végéter, état végétatif, légume — Quel que soit le registre — soutenu, « scientifique », courant voire familier — l’idée, c’est la même : tout ce qui serait accolé au végétal serait inactif. Du chômeur oisif qui végéterait sans emploi à la personne dans le coma — ou EVC pour État Végétatif chronique — vulgairement qualifiée de… légume.
Au sein de ce monde qui
à tour de bras, le végétal semble passer pour la réification suprême.À ceci près que la transposition d’un registre de langue soutenu [végéter] au familier [légume] semble relever davantage de la cuisine que de la botanique. Ce qui est légume ou fruit en botanique, ne l’est pas en cuisine — et plus largement dans le cadre de l’industrie agro-alimentaire qui cette dernière.
L’expérience peut être faite au quotidien, dans n’importe quel supermarché, lorsqu’il s’agit de peser la marchandise. Concombre, tomates et autres poivrons sont rangés du côté des légumes, alors qu’en réalité il s’agit — botaniquement parlant — de fruits.
Le fruit, dans et par l’organisation sociale marchande, c’est le dessert, la friandise — ce n’est pas un hasard que les marchandes de bonbons donnent à leurs produits la forme de fruits. Le fruit, c’est le sucre immédiat, au goût. La catégorisation culinaire-marchande exclut toute chose qui ne se consomme pas ainsi de la carte des fruits.
Ainsi, l’expression « c’est un légume » ne renvoie pas tant au végétal, en tant que tel, plutôt à l’aspect — construit socialement — fade et sans goût du légume. C’est pourquoi un corps jugé inactif est qualifié de légume.
La chair et plus particulièrement le muscle quant à eux, c’est la force, la forme, l’éveil, tant intellectuel que physique, le tout condensé par l’émoji ritualisé du biceps [💪].
Ce bras bandé condense la
du muscle comme valeur absolue ; il sert à tout qualifier, des réalisations physiques à d’autres plus intellectuelles. Il condense la performance marchande : une force dure immédiatement visible, .Quant aux végétaux, ils… végéteraient. Pourtant, ils ne manquent pas de
. Si on lui en laisse le loisir ; le végétal ça te défonce du béton, capable de te crever n’importe quel tapis de goudron. Elle est là, aussi, la puissance. Rien, ou si peu, à voir avec quelque état végétatif.Pas de spectacle. Cette puissance prend du temps. Elle est lente, souterraine. Elle n’éclate pas, ne surgit pas. Antinomie du muscle bandé, apparent. De la force promue par l’organisation sociale marchande — celle du sport, notamment, et du Working-sportsman hero.
C’est le mouvement même d’un système politique qui s’exprime par ces
elles sont idéologiquement encodées. Et ce vocabulaire à base de végétal constituent un condensé aussi pur et paroxystique de naturalisation.
Le caractère péjoratif du végétal est historiquement construit. En 1531, végé désignait simplement la capacité à « se développer (d’un être vivant) ». Ce n’est qu’au XVIIe siècle que le terme commence à se restreindre aux plantes, et au XVIIIe qu’il bascule dans le registre figuré : végéter, ce n’est plus croître, mais perdre ses facultés. Au XIXe siècle, le sens se stabilise dans la stagnation, la croissance pénible, l’existence sans relief. Ainsi se construit, dans et par la langue, une vision du végétal comme vie amoindrie, forme d’être inférieure. [Source : Centre de ressources textuelles et lexicales]
Ce glissement n’a rien d’accidentel : il s’est infiltré lentement, sans faire événement. Il a gagné les mots, les imaginaires, les automatismes. Et comme la plante à qui l’on refuse la vigueur, elle a progressé en silence, jusqu’à ce que toute comparaison avec elle devienne une offense.
Une offense intrinsèquement liée à l’assignation genrée, car si le muscle, la viande, sont des symboles masculins ; le végétal, lui, est séculairement, associé aux femmes — comme le démontre Carol J Adams dans The sexual politics of meat [1990, Continuum — non traduit].
En effet, végéter, au sein de cette organisation sociale marchande, « c’est mener une existence passive », de la même manière que cette organisation sociale assigne ce trait de passivité aux femmes. «Une fois que l’alimentation végétale est considérée comme une nourriture féminine, on en vient, par association, à percevoir les ‘femmes’ comme passives. »
« A complete reversal has occurred in the definition of the word vegetable. Whereas its original sense was to be lively, active, it is now viewed as dull, monotonous, passive. To vegetate is to lead a passive existence; just as to be feminine is to lead a passive existence. Once vegetables are viewed as women’s food, then by association they become viewed as “feminine”, passive. »
Carol J Adams, The sexual politics of meat, New-York London, Continuum, 2010 [1990], p.60.
Pour autant, nier certaines spécificités de la viande en tant qu’aliment reviendrait à sombrer dans un végétalisme béat. Les produits carnés contiennent bien certains éléments que l’alimentation végétale ne fournit pas — ou pas en quantité suffisante : vitamine B12, oméga 3, fer héminique, etc.
Ces données sont réelles, mais ce n’est pas au nom de l’oméga 3 que s’organise l’élevage industriel ni l’abattage de masse. Ce n’est pas la vitamine B12 qui érige le steak en symbole viril. La viande n’est pas ainsi sanctifiée pour ses qualités nutritionnelles, mais pour sa capacité à incarner la force, la domination et l’exploitation.
D’ailleurs, ce qui permet aujourd’hui à une alimentation végétarienne ou végétalienne d’être viable à grande échelle, ce ne sont pas des racines ou autres remèdes magiques trouvés dans les pratiques de quelque ancêtre animiste, ce sont avant toute chose des procédés industriels : compléments alimentaires, enrichissements, synthèses de laboratoire. On reste dans le même régime — celui de la marchandise.
Il n’y a donc pas, d’un côté, un aliment naturel, brut, viril, et de l’autre, un aliment socialement fabriqué, appauvri, féminisé. Il y a, des deux côtés, des artefacts : des produits élaborés, transformés ; historiquement, socialement et matériellement situés.
Des différences fondamentales subsistent pourtant.
Il serait tentant ici d’invoquer le concept de
. Mais ce dernier se révèle problématique à plusieurs niveaux ; loin d’annihiler toute forme de hiérarchie entre les êtres vivants, il introduit une stratification supplémentaire — essentialisante qui plus est. Ce n’est pas notre objet, ici.C’est d’ailleurs par le biais de ce concept qu’a été opérée la remise en cause de l’expression « État Végétatif Chronique ». Et les débats entourant l’expression n’ont pas visé le mépris enfoui dans la comparaison. Personne n’a songé à défendre le végétal. Non, c’est par égard pour les patient·e·s que l’on a voulu éviter la référence. Comme s’il allait de soi qu’être comparé à une plante constituait une insulte. L’indignation n’a pas contesté la hiérarchie : elle l’a simplement jugée inacceptable pour des humains.
Si l’industrialisation permet de se passer des nutriments spécifiques à la viande, alors sa consommation cesse d’être nécessaire. Et c’est précisément là que sa fonction idéologique se cristallise : elle devient l’expression pure de la force superflue, de la domination qui s’affiche parce qu’elle n’a plus besoin de se justifier.
La cuisine, elle aussi, est aliénée — nous l’avons montré ailleurs, le contenu des assiettes, idéologiquement encodé. Et le plaisir dans tout ça ? Jamais neutre. Et a fortiori ce ce qu’on appelle plaisir gustatif. Sujet à la naturalisation plus que tout autre élément, parce que, d’apparence non-politique. Ce plaisir, consommer de la viande est avant toute chose construction séculaire — codée, hiérarchisée. Et plus encore lorsqu’il s’agit de muscle. Car dans la viande, ce qu’on valorise, c’est la découpe maigre, sans gras — la chair pure, dure, fonctionnelle.
Le gras, lui, est autre chose : ce qu’il faut éliminer, brûler, réduire. Il devient à son tour une métaphore, celle du surplus, de l’inutile, du mol, de l’excès. Du muscle, pas de gras. Rendement, pas de dépense. Pas seulement un aliment, une valeur, une performance. Et ce qu’on appelle plaisir, ici, c’est l’adhésion sans conscience à cette valeur-là.
Contrairement à ce que tend à nous faire croire l’étymologie du terme sport-spectacle : dans les deux cas, on exhibe le muscle, on en célèbre la puissance, parce qu’on s’apprête à l’absorber.
, ce ne sont pas les sociétés dites primitives qui le pratiquent : c’est bien les sociétés industrialisées. Celles qui consomment du muscle comme on consomme de la force de travail. Le steak n’est que l’autre face duLe sportif comme le bovin sont élevés, dressés, intensifiés pour être consommés — l’un par le regard, l’autre par la bouche, tous deux par l’organisation sociale marchande.
Et a fortiori le sportif racisé parce que, comme nous l’avons montré, il est l’incarnation… du muscle, de la force ; une fois sa carrière de sportif achevée, il est le moins susceptible de se convertir ; il est viande pure.
Le muscle n’est pas simplement force : il est force prête à l’emploi, convertible en spectacle, en plaisir, en rendement. Le capitalisme est un anthropophagisme rationalisé : il transforme la puissance vivante en marchandise absorbable. Sanctifié, découpé, digéré.