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— C’est drôle, je ne pensais que tu ressemblerais à ça quand tu auras 60 ans.
— Déjà merci d’avoir piqué comme ça, une photo sans rien demander, et d’en plus l’avoir utilisé dans une appli’ de merde, vraiment, merci !
S’il fallait encore une preuve, nos représentations ne nous appartiennent pas. Rien de nouveau, là-dedans : la manière dont on (se) représente est constamment prise dans des rapports sociaux — et de pouvoir. L’étiquette, l’image, l’imaginaire : ça vient de l’extérieur, ça s’appose, ça se colle. Il s’agira ensuite de faire avec — s’y plier, volontiers ou malgré soi ; la détourner, la contrecarrer, selon les besoins et les marges dont on dispose.
On ne choisit pas l’image qu’on (se) donne — ni même celle qu’on se fait de soi. On la récupère, bricolée à partir de ce qu’on a vu, entendu, intégré. C’est social, c’est codé, c’est normé. Ce qu’on appelle « se représenter », c’est souvent simplement recracher ce qu’on a appris à trouver crédible, ou acceptable. On ne s’invente pas, on compose avec ce qui traîne.
En réalité, « l’évolution technique » — comment on pourrait dire pompeusement — n’a pas réellement bouleversé les choses de ce côté. Ça les rend plus tangibles, plus visibles. Et ça se concrétise dans le type d’échange — pas tout à fait anodins — rapporté plus haut.
Une curiosité, banale d’apparence : à quoi il/elle ressemblera une fois vieux/vieille ?
Et c’est parti pour le délire.
Après, dans cette affaire, je ne suis pas exempts de reproches. Qu’est-ce qu’elle fout, ma gueule, sur le net ? Comme ça, dispo’, à portée. Suffit de cliquer.
Là où l’imaginaire et le fantasme prenaient en charge ce type de projection — comme chez Proust, par exemple, dont le narrateur ne désire pas tant Albertine, mais l’imaginaire qui y est enclos — voici que cet imaginaire est (re)pris en main (
) par la logique algorithmique.Dès lors, ça débouche sur ce vieillissement sans âge, sans matérialité. Comme si on vieillissait, toutes et tous, de manière uniforme. Que ce n’était qu’une question de cellules, pas de conditions matérielles d’existence. Ainsi, même le passage du temps se trouve
.Effacée d’un trait la question de la subsistance, du… travail. Non pas simplement, les conditions de travail, mais la pression sociale du travail, en elle-même, par elle-même.
Un chômeur longue durée, à son aise financièrement, ne souffrira certes pas des conditions de travail. Mais la pression sociale du travail, elle, ne le lâchera pas pour autant. C’est ça, le fond de l’affaire : pas seulement vivre, mais prouver qu’on mérite d’exister, qu’on « sert à quelque chose ».
Bien que son intensité soit modulable en fonction de la classe sociale, l’injonction au travail est une vérité qui s’appliquent à toutes et tous. Pour reprendre les mots d’Adorno : « La société comme totalité inflige aux détenteurs du pouvoir ce qu’eux-mêmes font subir aux autres et les premiers ne se permettent guère ce qui est interdit aux seconds. » [Minima Moralia, trad. E. Kaufholz & J-R Ladmiral, 1991, Payot, p.164.]
La classe bourgeoise, de ce point ne souffre pas de la même manière, c’est une certitude, mais ses membres sont pris dans la même logique. Productivité, efficacité, utilité — le triptyque sacré. S’ils n’en crèvent pas, ils s’y plient. Ils y croient.
Oubliée, également la question de la nourriture, elle aussi déterminée grandement non pas simplement par des considérations matérielle, mais également par le savoir — nous avons traité ce sujet par ici.
Et on pourrait continuer, longtemps, à égrener tout ce qui façonne la manière dont nos corps vieillissent. Pas besoin de longs discours pour comprendre qu’un ouvrier et un cadre sup’ ; un enseignant et un influenceur, ça ne vieillit pas de la même manière.
Nous ne sommes pas sous cloche ; bien pire, nous vivons dans le système capitaliste. Le temps ne coule pas pareil pour tout le monde. Encore pire, il peut être relatif au travail subi. Quand les cadre sup’ pondent des livres sur le « bien-vieillir », les éboueurs ont une espérance de vie plus faible que la moyenne.
On plaque toutes les trajectoires sur un modèle unique de « vieillissement type », niant ainsi toute matérialité du vécu. Ces applications cristallisent en actes, et par l’image, ce concept anesthésiant : LA VIE.
En témoignent ces expressions innombrables : la vie est injuste, la vie ne fait pas de cadeau, la vie n’est pas un long fleuve tranquille, etc.
La vie, le fait même de vivre, n’implique pas de vivre — ou de n’importe quelle autre qui aurait pour bases des rapports de pouvoir. La vie est un concept bien commode pour
et normaliser le système (fondamentalement inégalitaire) dans et malgré lequel nous (sur)vivons.Ainsi se révèle le caractère fondamentalement idéologique à l’œuvre dans cette manière de représenter la vieillesse. Et par là-même s’effondre l’opposition entre cette vieillesse projective, par l’imaginaire. Et cette projection mise en œuvre par les algorithmes.
En effet, la première n’est-elle pas tout aussi affectée, idéologiquement, que la seconde ?
Cette projection imaginaire ne vient pas ex nihilo, elle est affectée par la manière même dont la vieillesse est conçue, appréhendée, socialement. Et l’industrie culturelle y joue un rôle fondamental. Les séries télévisées, telles que Seinfeld, Friends — ou autres merdes de ce genre dont nous avons traités auparavant — constituent de bons exemples à ce sujet.
À un moment ou un autre, les personnages auxquels les spectateurs se sont attachés sont représentés dans leur vieillesse. Cette dernière s’assimile dès lors, le plus souvent, à une atmosphère empreinte à la fois de douceur et de nostalgie.
Le personnage reste le même, il est simplement modifié pour donner le sentiment de faire vieux. On lui flaque ici ou là, quelques rides, un petit mal de dos ou des problèmes de hanche pour jouer sur le côté burlesque. Et pourquoi pas un petit côté revêche.
Tout est esthétisé et lissé ; la vieillesse n’est jamais sale, désorganisée. Le personnage a simplement continué sur la voie qui lui a été tracée dans la de l’œuvre. Là, aussi, est mis en œuvre un vieillissement sans âge.
La vieillesse devient, d’abord et avant tout, un style. Un style qui exprime une
: il représente presque toujours le vieillissement des classes bourgeoises ou . Rarement, celui des exploités, et c’est bien compréhensible, car ça correspondrait à une bad ending, et certainement pas la happy ending tant chérie par l’industrie culturelle.Comme on peut le voir avec ce simple exemple, la technique n’est pas neutre. À l’instar de ces applications qui simulent le vieillissement, elles n’inventent rien fondamentalement. Elles ne font que donner forme à une projection sociale déjà à l’œuvre. On pourrait même affirmer, sans prendre trop de risques, que l’idée même d’une telle démarche provient, plus ou moins directement, de la manière dont l’industrie culturelle affecte l’imaginaire.
En ce sens, ces applications ne sont pas des outils neutres ou innocents : elles sont le symptôme d’un imaginaire standardisé. Elles en sont le prolongement logique.
La technologie ne fait que suivre un script, déjà écrit.
Et on peut même pousser l’ironie (dialectique ?) un peu plus loin :
n’est-il pas cocasse que ces entrepreneurs de la tech’, si sûrs d’eux-mêmes, si convaincus de la supériorité de leur camelote — méprisant tout ce qui touche, de près ou de loin, à l’art, aux mots, aux formes sensibles — soient en réalité traversés, modelés, formatés, par un imaginaire culturel entièrement issu de l’art, même s’il est commercial, sous cellophane, réduit à des récits standards et des images clef en main ?
Bref, tout ce que leur idéologie prétend avoir dépassé.
Mais ça, c’est une autre histoire — à développer.