Il ou elle est toxique, je préfère me protéger… etc. — La réification toujours plus avancée de notre monde pousse à des confins jusqu’ici insoupçonnés ; maladies, dépression, angoisses, traumatismes font désormais partie du panel, toujours plus élargi, de ces choses que l’on appréhende comme des propriétés privées. À chacun de gérer son petit portefeuille de santé mentale, qu’il en devienne le bon gestionnaire à l’instar de quelques biens personnels.
On se plaindra volontiers du caractère toxique de tel ou tel individu, de la supposée aura ou ondes négatives qu’une personne projetterait. Il faudra dès lors prendre des mesures concrètes en vue de restreindre au mieux l’influence néfaste de ces individus et ainsi préserver au mieux son épargne mentale. Entre le propriétaire terrien prêt à tirer à vue sur quiconque franchirait les limites de son lopin de terre et cet archétype, il n’y a qu’un pas — qu’on n’osera pas franchir.
Une certaine littérature psychologisante bas de gamme n’hésite pas à pousser plus loin le délire. Les personnes fragiles ou dont la santé mentale est affectée se trouvent carrément qualifiées de vampires énergétiques ou psychiques. On est bien loin de Karl Marx qui usait de cette figure du vampire pour illustrer la mécanique du capitalisme qui s’appuie sur l’absorption de la force de travail. Fantastique renversement, ce sont les personnes en souffrance qui suceraient l’énergie des valides — selon les normes de l’organisation sociale. On ne s’attardera pas sur la stigmatisation inhérente à ce type de conception, incriminant toutes celles et tous ceux qui ne rouleraient pas sur l’autoroute normée du bien-être et du bonheur. L’analogie ne fait que prolonger cette idée que l’émotion est un bien comme un autre, qu’il peut-être altéré, voire volé. Il s’agira de le thésauriser, le garder et y veiller jalousement avec la paranoïa de l’investisseur méfiant, éternellement préoccupé de protéger son portefeuille.
Que l’on ne s’y trompe pas : il ne s’agit plus de conserver des économies en vue d’un futur incertain, mais bien d’une prudence anticipée afin de sauvegarder son capital bien-être des ravages causés par ces marginaux qui n’ont pas su s’adapter au monde social. Ainsi, ces spectres du mal-être ne menacent pas seulement l’individu, mais l’ensemble du rendement émotionnel de ces évènements sociaux.
Après la propriété matérielle, puis celle de l’esprit, voici la propriété émotionnelle. Celles et ceux que le capital matériel ou intellectuel a déjà triés en silence sont également soumis à l’exigence de la socialisation normée. Les convives des soirées ou de quelque évènement social n’apportent pas simplement leur présence, mais investissent d’abord et avant tout un capital émotionnel dont ils espèrent tirer bénéfices et survaleur — rien n’est gratuit, n’est-ce pas ?
L’hôte de ce type d’évènements, au moment du choix des invités, opère également un savant calcul en ce sens. À l’instar de quelque manager ou responsable des ressources humaines en quête de synergies en vue d’atteindre toujours plus de productivité, il dédaignera celui-ci ou celle-là sous prétexte qu’il ou elle n’apportera pas une contribution suffisante à la réussite de la party.
L’événement social est une comptabilité implicite où chacun·e cherche la valeur ajoutée émotionnelle, le gain. L’optimisation, même des émotions, s’exerce avec la précision d’un gestionnaire qui protège ses titres : les convives mesurent ce qu’ils donneront, ce qu’ils en retireront, et ne se mélangent qu’avec les personnes susceptibles de ne pas faire chuter les cours.
Dans un monde où chaque rapport, chaque instant, est saisi sous l’angle de l’utile, il ne pourrait en être autrement : un sourire coûte, un silence pèse, une humeur maussade dévalorise le portefeuille collectif. Quoi de plus banal au sein d’une organisation sociale centrée sur le cycle perpétuel de l’alternance du travail et du repos ?
La reproduction de la force de travail étant décisive dans ce contexte. Il y a un oubli à cultiver, qu’opère déjà assez bien l’industrie culturelle, comme nous l’avons exploré précédemment. Il s’agira, dans ce temps hors du travail et des exigences du quotidien sous le soleil du capital, de faire face aux moins de problèmes ; pas le temps ni l’énergie de s’attarder sur les individus qui végètent sur le bas-côté.
Dans cette perceptive sont exclues de facto les personnes qui risqueraient d’entamer le placement qui ne pourraient aller de leur propre investissement émotionnel positif, car en souffrance. Il ne s’agirait pas de casser l’ambiance avec des cassos — cas sociaux. Tant pis pour eux, ils n’avaient qu’à mieux gérer leur épargne émotionnelle, ce n’est certainement pas le collectif qui prendrait en charge un risque quelconque en termes de perte en capital émotionnel. Épargner la fatigue, capitaliser l’humeur, optimiser le sourire — tout se rapporte aux gains.
À ces exclus de se prendre en main, de travailler sur eux-mêmes. Les gens que l’on côtoie, connaissances, ami·e·s, collègues, proche ou autres ne sont pas là pour fournir une aide quelconque, il y a des professionnels pour ça. Je ne suis pas ton/son psy : la formule est usitée. Les personnes fragiles sont alors renvoyées à ces techniciens dont la méthode « nous fera crever de “bonheur” » [Ivan Illitch].
À cet effet, le capitalisme thérapeutique se tient prêt à faire de vous une personne épanouie, calibrée pour ce monde social, contre investissement, économique cette fois-ci. Psychanalyse, psychiatrie, thérapies cognitivo-comportementales, Manuels de bien-être et autres gourous même l’industrie culturelle s’y est mise, flairant là le business juteux.
Selon les nouvelles normes du soin thérapeutique, il ne s’agira certainement pas de questionner les sources du mal-être, mais d’y remédier du mieux possible. Par le biais de processus et autres méthodes thérapeutiques standardisées — qui tiennent plus de la recette miracle — il s’agira d’inviter (inciter?) ces individus dont les symptômes sont considérés comme relevant d’émotions négatives et de changer leur comportement, voire leur état d’esprit, leur existence devant être envisagée comme un projet à réaliser par le développement de compétences spécifiques — comme la fameuse résilience — afin de devenir le frileux contrôleur de soi-même, veillant perpétuellement au réajustement vigilant de sa manière d’être aux normes sociales.
Dans la vie privée comme au travail, il s’agira de développer un savoir être qui recoupant les normes les plus convenues de ce monde social, mais également un réseau. Ainsi est-il vivement conseillé à l’individu qui manque de capital émotionnel positif, de s’entourer de personnes qui possèdent. Démarche qui n’est pas sans rappeler la cooptation ou le mentorat et qu’on préfère aujourd’hui qualifier de coaching. Une fois de plus, c’est l’utilitarisme qui prime. On se rapproche de l’« ami·e inspirant·e », on (s’)investit dans des relations énergisantes comme ce petit ouvrier qui disposerait d’un petit pécule qu’il rêverait de massifier.
Ainsi, les cassos — cas sociaux — cesseront d’être débiteurs et deviendront, à l’instar des convives de ces évènements sociaux auxquels ils ne sont pas conviés créditeurs, participant à la croissance toujours plus exponentielle de la valeur émotionnelle positive.
Que chacun s’améliore, s’ajuste, et qu’il laisse aux autres la paix des esprits, soi-disant, sains.