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Il ou elle est toxique, je préfère me protéger…etc. — La
. toujours plus avancée de notre monde pousse à des confins insoupçonnés. Maladies, dépression, angoisses, traumatismes font partie du panel élargi de choses perçues comme des propriétés privées.À chacun·e de se débrouiller avec son petit portefeuille d’émotions, qu’il en devienne le ou la bon·ne gestionnaire, à l’instar de quelques biens personnels.
L’analogie entre les émotions et un portefeuille suggère une approche gestionnaire des affects : il ne s’agit plus seulement de ressentir, mais d’administrer ses émotions comme des ressources limitées. Cette logique invite chacun·e à surveiller son équilibre émotionnel avec la rigueur d’un·e investisseur·euse, évitant les pertes et cherchant à accumuler des états jugés positifs. Cette approche implique une individualisation de la responsabilité émotionnelle : ce n’est plus un contexte qui façonne l’affect, mais une compétence personnelle à développer.
Ainsi, on se plaindra volontiers du caractère toxique de certains individus. Leur supposée aura malfaisante, perçue comme une menace, les rendrait indésirables. Il faudrait alors les éviter, eux et leurs ondes négatives, pour préserver son épargne mentale.
Au sein d’une certaine littérature psychologisante bas de gamme on n’hésite pas à pousser plus loin le délire : on les qualifie de vampires énergétiques ou psychiques.
Ce folklore pseudo-psychologique n’a rien à envier aux pires bêtises ésotériques. Il s’agit d’instaurer une hiérarchie morale des affects. Celui qui souffre trop, qui se lamente trop, devient un parasite, un être qui ne produit rien et qui, pire encore, ponctionne l’énergie des autres. Toute détresse excessive devient alors non plus une condition à comprendre, mais une nuisance à fuir. La pauvreté émotionnelle, comme la pauvreté matérielle, se voit ainsi criminalisée : quiconque n’est pas capable de produire son propre bien-être est suspect, et s’il persiste à ne pas s’en sortir, c’est qu’il s’accroche sciemment au malheur des autres.
Il n’est pas nécessaire de s’attarder trop longtemps
Appliquer la métaphore du vampire sur des personnes en souffrance révèle un double phénomène. D’une part, une stigmatisation de ceux et celles qui ne suivent pas l’autoroute du bonheur. D’autre part, une vision de l’émotion positive comme un bien personnel, une propriété pouvant être altérée ou volée.Il devient nécessaire d’y veiller jalousement, d’en disposer avec la paranoïa de l’investisseur méfiant, éternellement préoccupé de protéger son portefeuille et, surtout, de le fructifier.
Que l’on ne s’y trompe pas : il ne s’agit pas de conserver des économies en vue d’un futur incertain, mais bien d’une prudence anticipée pour préserver le fragile capital de bien-être des ravages de ces marginaux qui n’ont pas pu ou su s’adapter au monde social.
Ces spectres du mal-être ne menacent pas seulement l’individu, mais aussi les interactions et échanges, de la sphère professionnelle jusqu’au cercle soi-disant privé.
Celles et ceux que le capital matériel ou intellectuel a déjà triés en silence sont également soumis à l’exigence de la socialisation normée.
Les convives des soirées ou de quelque évènement social n’apportent pas simplement leur présence, mais investissent un capital émotionnel qu’ils espèrent fructifier — Rien n’est gratuit, n’est-ce pas ?
L’organisateur·ice, au moment du choix des invités, opère également un savant calcul en ce sens, à l’instar de quelque manager ou responsable des ressources humaines en quête de synergies en vue d’atteindre toujours plus de productivité.
Ainsi l’événement social devient une comptabilité implicite où chacun·e cherche la valeur ajoutée émotionnelle, un gain. L’optimisation, même des émotions, s’exerce avec la précision d’un gestionnaire qui protège ses titres : les convives mesurent ce qu’ils donneront, ce qu’ils retireront, et ne se donnent qu’à ceux qui ne feront pas chuter les cours
Dans ce monde où chaque rapport, chaque instant, est saisi sous l’angle de l’utile, il ne peut en être autrement : un sourire coûte, un silence pèse, une humeur maussade dévalorise le portefeuille collectif.
Rien de surprenant, le but reste de survivre au cycle perpétuel de l’alternance du travail et du repos ; la dépense de la
et plus particulièrement de sa .C’est la même mécanique d’oubli qu’opère l’industrie culturelle, explorée précédemment, qui est à l’œuvre. Faire face au moins de problèmes, dans cette perceptive sont de facto exclu·e·s les personnes qui risqueraient d’entamer le placement, elles qui n’iraient pas de leur propre investissement émotionnel positif.
Il ne s’agirait pas que des cassos — cas sociaux — viennent casser l’ambiance. Tant pis pour eux, ils n’avaient qu’à mieux gérer leur épargne émotionnelle. Ce n’est certainement pas le collectif qui prendrait en charge un quelconque risque de perte en capital émotionnel. Épargner la fatigue, capitaliser l’humeur, optimiser le sourire — même les sentiments doivent rapporter.
Aux exclu·e·s de suivre la voie tracée, qu’ils et elles travaillent sur elles et eux-mêmes. Je ne suis pas ton/son psy : la formule est usitée, il y a des professionnels pour tout ça, des techniciens dont la méthode « nous fera crever de “bonheur” » [Ivan Illitch].
À cet effet, le capitalisme thérapeutique se tient prêt à les aider, contre un investissement économique cette fois-ci. Manuels de bien-être, coaches et autres gourous, thérapies cognitivo-comportementales, psychiatrie, psychanalyse, voire même l’industrie culturelle qui s’est fixée un objectif nouveau, celui de nous faire du bien.
Les solutions ne manquent pas pour apprendre à gérer, mais à fructifier surtout son portefeuille émotionnel. Il s’agira dès lors de gérer les symptômes considérés comme relevant d’émotions personnelles et négatives.
Dans une logique où l’individu est seul responsable de son bien-être, les émotions ne sont plus perçues comme des états traversant une subjectivité façonnée par des rapports sociaux, mais comme un capital personnel. Le mal-être n’est alors pas envisagé comme le produit d’une situation, mais comme un déficit de gestion.
Au travers de méthodes thérapeutiques standardisées et rapides qui tiennent plus de la « recette » les individus sont invités (incités?) à devenir les gestionnaires autonomes de leur propre existence, cette dernière étant envisagée comme un projet à réaliser par le développement de compétences spécifiques.
Ainsi, ces cassos — cas sociaux — cesseront d’être débiteurs et deviendront, à l’instar des convives de ces évènement sociaux auxquels ils ne sont pas conviés créditeurs, participant à la croissance toujours plus exponentielle de la valeur émotionnelle positive, permettant la perpétuation du cycle interrompu de la
de l’individu.Que chacun s’améliore, s’ajuste, et qu’il laisse aux autres la paix des esprits, soi-disant, sains.