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Ce qui n’a d’autre prétention que de divertir — comme si cela ne requerrait aucune espèce de compétence, que ça allait de soi. Il suffirait de mettre n’importe quoi sur un écran ou les pages d’un livre pour que le divertissement fasse son office.

Divertir exige un savoir-faire particulier. La somme de rouerie qu’il y faut ; être attentif à ne froisser quiconque, accepter de s’adapter sans rechigner aux normes et aux cadres.

Cela implique une maîtrise fine des attentes, non pas du public, mais de celles du marché. Savoir jongler entre séduction et prudence, éviter tout ce qui pourrait heurter ou diviser — notamment sur le plan politique. Un calcul permanent, et des plus savants.

La dose de nihilisme nécessaire ; accepter sans sourciller la vacuité des contenus. Être conscient qu’ils n’ont d’autre fonction que d’amollir toute conscience critique et de se nicher dans l’alternance du repos et du travail.

Participer ainsi à l’indispensable tâche du renouvellement de la force de travail. Extraire le travailleur, un temps, à son quotidien afin qu’il puisse reprendre de plus belle, dès le lendemain, cette sempiternelle boucle que constitue l’existence des masses sous le soleil du capital.

Lui offrir une parenthèse de divertissement, non pour le libérer, mais pour mieux l’aider à supporter la routine sans fin qu’impose l’organisation capitaliste.

À ce divertissement, on oppose le plus souvent des productions plus recherchées. Au travers d’une forme particulière ou ne serait-ce que par un discours ou une histoire, ces dernières de faire advenir d’autres manières d’appréhender l’existence. Ainsi se trouvent-elles moquées, recoupant pour beaucoup une prétention certaine.

Celle d’une mission éducatrice, sinon civilisatrice, voire celle de croire que l’art peut changer les choses.

Ignorant qu’à défaut que ces œuvres soient produites pour les besoins du marché, modelées sur ses goûts, tendances et modes ; elles demeurent néanmoins médiatisées dans le marché, et sont soumises à ses mécaniques.

Même lorsque des œuvres cherchent à s’extraire des impératifs commerciaux, refusant de se plier aux tendances dominantes ou aux attentes formatées du marché, elles ne peuvent totalement s’en affranchir. Si elles ne sont pas directement conçues pour répondre à une demande marchande, elles doivent néanmoins trouver un espace de diffusion et un public, ce qui les soumet aux logiques de visibilité et de rentabilité. Ainsi, leur existence dépend souvent de structures de production et de distribution qui fonctionnent selon des principes économiques : maisons d’édition, plateformes de streaming, institutions culturelles. Ce cadre impose des contraintes, qu’il s’agisse de formats privilégiés, de rythmes de publication ou de discours promotionnels adaptés aux attentes médiatiques. Même la critique institutionnelle ou la valorisation par des cercles intellectuels n’échappent pas à ces dynamiques, puisqu’elles contribuent à inscrire l’œuvre dans un marché culturel où elle devient un objet de consommation parmi d’autres. Ce paradoxe — vouloir s’opposer à la logique marchande tout en étant inévitablement pris dans ses filets — définit la position ambivalente de ces œuvres qui, bien que plus exigeantes ou subversives, restent tributaires du système qu’elles prétendent remettre en question.

Pour autant, les prétentions de ces œuvres-là semblent moins décadentes à côté du caractère totalitaire du divertissement : combler le moindre interstice où pourrait germer le doute ou la pensée critique, neutralisant ainsi toute possibilité de révolte.

Ainsi, le divertissement, contrairement à ce que veulent nous faire accroire ses partisans et ses ingénieurs, recoupe la prétention ultime : le contrôle des masses dans et par le spectacle. Distraire pour mieux anesthésier, endormir toute potentialité de révolte ; bercer.

Les tenants du divertissement glosent, ad nauseam, au sujet de leur prétendue proximité avec le soi-disant peuple — cette entité mythologique — fantasmatique ? — se vantant alors de réaliser des productions et des prestations accessibles, calibrées pour le grand nombre.

On pensera en particulier à ces écrivains qui, chiffres de vente à l’appui, proclament avec fierté qu’ils permettent à jeunes et vieux d’accéder à la lecture — comme si la lecture, qu’importe son contenu, était essentiellement un bienfait.

Tout cela pour mieux dissimuler leur mépris du public. Non pas que ces divertisseurs éprouvent un tel sentiment — on peut même se hasarder à les croire sur parole. Pourtant, leurs créations suintent de mépris et le manifestent.

Ces créateurs partagent avec les détenteurs de capital et autres encadrants un même appétit pour l’exploitation ; ils représentent deux espèces de cannibalisme.

Quand les seconds dévorent la force de travail ; les divertisseurs, eux, se nourrissent du temps libre. L’exploitation est ainsi prolongée par-delà le travail. Épuisé ou désirant simplement se changer les idées, voici que l’individu repart pour un tour dans les rets du contrôle ; oublier, s’oublier, voici la source à laquelle s’abreuve le divertissement.

Rien d’étonnant à cela puisque ce temps soi-disant libre, n’est considéré comme tel qu’en regard du temps de travail. En cela, il en est le négatif, le produit même. Susceptible, à son tour, d’être marchandisé par le divertissement notamment.

Sur ces bases, il serait tentant d’opposer les divertisseur·e·s et ces créateur·ice·s de contenu qui ambitionnent de nous faire réfléchir : ingénu·e·s ingénieurs de l’influence sur les réseaux sociaux, podcasteur·ice·s, vidéastes — officiant sur les trop nombreuses plateformes vidéos.

La méfiance à leur égard doit être égale sinon supérieure. Les formats de leurs fameux contenus se trouvent immanquablement régis par les logiques éminemment commerciales des algorithmes, suscitant toujours plus de vitesse, de simplification, stérilisant dès lors toute forme de réflexion ; la réduisant à un produit consommable rapidement.

Divertissements d’un tout autre type, un business comme un autre, pourvu de modèles. Son cœur ? La gratification de percer à jour les mécanismes de sa propre soumission : comprendre le monde, comment il fonctionne. Ou plutôt, voir autrement le monde, le temps d’une vidéo, de l’écoute d’un podcast.

Le plus fascinant, ce sont sûrement ces intellectuel·le·s invité·e·s à la suite de la publication de quelque ouvrage ; elles ou ils livrent alors les fruits de leur travail pendant une heure ou deux. Au mieux, ça débouchera sur l’achat du livre en question, lui et sa couverture bariolée se retrouvera à prendre la poussière sur quelque étagère. Au pire, on s’en tiendra à l’entrevue, et on aura nourri d’influence le ou la créateur·ice de contenu ; c’est déjà ça !

L’information aura été livrée, dans son plus simple appareil ; caricatural surtout. Formules fixes et/ou représentations faciles. L’appréhension du monde n’en sera pas altérée ni même entamée. Pensée statique ; une pensée automatisée, qui n’en a plus que le nom. On n’apprend pas pourquoi 2+2=4, on accepte simplement que 2+2=4 est vérité absolue, gravée dans le marbre de certitudes figées ; celle de faire partie d’un soi-disant camp du bien, conforté dans la certitude de déceler les mécanismes de la domination.

C’est encore une fois l’oubli qui est développé par cet autre type de divertissement : celui d’être soi-même un produit de l’organisation sociale marchande. La compréhension, même profonde, des systèmes de domination n’annihile pas leur efficience. La critique, lorsqu’elle devient spectacle ou objet de consommation, est réintégrée dans la logique qu’elle prétend dénoncer : renforçant de fait le cycle de l’exploitation.

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À la sauce mainstream ou engagée, les divertisseurs te bouffent