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Faire la popotte vs cuisiner. — Éplucher, couper, trancher, cuire, mijoter…etc. En voilà des actes, comme tant d’autres, dont la signification varie en fonction du contexte : ici, un travail ; là, une simple corvée à la portée de tous et toutes ; ou encore une pratique d’esthète ?
Question d’usage et de valeur affectée. Le tout commandé par les besoins de l’organisation sociale marchande.
Quelques décennies auparavant, l’acte culinaire se scindait en deux catégories bien distinctes ; domestique et professionnelle. La première est assignée aux femmes, l’autre aux hommes qui vendent leur
. Quand la cuisine des unes permet de , les autres produisent.Prestige pour les pros de la cuisine, d’un côté, et tâche nécessaire certes, mais perçue comme insignifiante pour celles qui s’y collent avec les moyens du bord. L’industrie culturelle, dès ses débuts, a joué un rôle déterminant dans cette distinction.
Le développement du marché de la restauration dans la première moitié du XIXe siècle a conduit à la création d’une critique gastronomique ayant pour but de conseiller le consommateur.1 Une presse qui s’adresse alors essentiellement au férus de tourisme gastronomique.
À partir des années 1870, un autre type de presse gastronomique voit le jour destiné non pas à ceux qui consomment (les hommes) mais celles qui cuisinent au quotidien : les femmes. En témoigne le titre donné à l’un des magazines culinaire les plus influents : La cuisinière cordon bleu.2
Ainsi, à partir de ce XIXe siècle vont coexister ces deux manières d’appréhender la cuisine. La prescription d’un côté, destinée à ceux (puis celles) qui seront en quête des bonnes adresses. De l’autre, une presse qui aura pour visée d’apprendre à son lectorat la cuisine.
Deux salles, deux ambiances : hermétiquement séparées par le mur et la frontière de la valeur.
D’un côté, l’espace de la visibilité, du capitalisable, de l’échange ; de l’autre, ce qui demeure relégué, invisibilisé, disqualifié comme improductif. Ce n’est pas seulement une frontière matérielle, mais un principe d’organisation qui distribue les existences en fonction de leur capacité à générer de la valeur.
Si la radio a poursuivi sur la même voie, on notera la première émission de radio culinaire en France, Les conseils de la Tante Marie, dans les années 1930. La télévision, quant à elle, rompra rapidement avec ces schémas.
D’abord en Grande-Bretagne puis aux États-Unis avec Dione Lucas, souvent citée comme la première chef professionnelle à animer une émission télévisée culinaire.3 Une telle innovation débarquera en France en 1954, avec l’émission Arts et magie de la cuisine.
Ainsi, dans sa miséricordieuse fonction civilisatrice, la télévision introduit la figure du chef cuisinier comme personnalité à part entière. Elle sera chargée de former les ménagères à cuisine comme des pros. il s’agira par la suite d’éduquer la ménagère, lui apprendre ce qu’est le goût et comment y accéder.
Mais le fossé qui sépare la réalité présentée par l’industrie culturelle et le réel de l’organisation sociale capitaliste est un gouffre. Car, parallèlement à cette mise en images séduisante, d’autres industries — celles de l’agroalimentaire et de l’électroménager — proposent pléthore de solutions en vue d’alléger le poids de cette nécessité : surgelés et autres produits transformés, d’un côté, des appareils qui rendent les tâches moins fastidieuses.
Aucun besoin de penser à quoi manger ni comment le préparer : on le fait pour vous.
Que ce soit dans le cadre du travail comme celui du divertissement, embarquez-vous sur les chemins balisés.
Alors oui, les tâches reproductives s’en sont alors trouvées grandement facilitées. Au sein d’une organisation sociale profondément marquée par une division genrée des tâches, les solutions proposées par ces industries ont permis de changer le quotidien de nombre de femmes, facilitant leur vie quotidienne.
Elles ont incité certains à mettre, relativement, la main à la pâte ; puisqu’il ne s’agit plus de réellement cuisiner, tout est prêt, à portée. L’activité culinaire, par l’entremise de machines et de processus industriels, basculant d’autant plus du côté du travail ; de la promesse d’accession à la haute cuisine, on est passé à celle du luxe de manger sans effort préalable. À l’instar des détenteurs de capitaux qui ont les moyens de ne toucher à aucun ustensile de cuisine.
L’allégement, tout relatif, de ces tâches ménagères a également permis de maximiser les chances (?) pour l’ensemble des adultes — quel qu’en soit le genre assigné — de travailler. On en veut toujours plus de la force de travail. Ils sont prêts à racler les fonds de tiroir pour ça.
Mais un des effets durables de ce progrès a été la
de l’activité culinaire : des pratiques autrefois répandues, tout à fait démocratisées, ne se sont pas perdues, mais ont été de moins en moins utilisées.Ne vous inquiétez pas pour autant, l’industrie culturelle est là pour les maintenir en vie, il s’agira de les consommer… mais en images. Celles de fabrication artisanale, pendant qu’on ingurgite la camelote de l’industrie agroalimentaire.
Un exemple ? La pâte brisée, apanage des mains laborieuses, gît désormais dans un emballage plastique, prête à l’emploi. Ce qui, autrefois, pouvait être un savoir sans nom et sans propriétaire, est aujourd’hui une marchandise parmi d’autres, se parant de l’illusion du fait maison. Comme si la standardisation industrielle pouvait réanimer un passé où cuisiner était encore synonyme de choix.
Ça ne s’arrête pas là, il y a également la dépossession de la capacité à organiser et comprendre le processus culinaire dans son ensemble. User de telle ressource — un jaune d’œuf par exemple — pour ce plat, garder le blanc, pour un autre. Jouer sur les textures, les modes de cuisson, etc.
C’est également ça, la dépossession opérée par l’organisation sociale capitaliste, une perte d’autonomie et donc de choix. Ce qu’on mange, on le pioche dans l’éventail restreint proposé par les industries.
Ces dernières ne se calquant pas sur les besoins réels des individus, mais avant tout sur celui du marché et les exigences de profit. Exit ces légumes autrefois communs ; topinambours, fèves et autres céleris-raves. Que va-t-on bien faire de ces cultures si peu bankables ?
Burgers, tacos et autres pizzas se passent volontiers de telles denrées. Obéir aux prescriptions du marché ; à l’instar des recettes éculées des blockbusters. Des patates et de la viande à tous les étages.
Sauf que voilà, on a constaté les dégâts que provoque cette malbouffe sur le long terme. Ça coûte de soigner les maladies provoquées : le fameux trou de la sécu. Du coup, par un retour de bâton économique, on incite désormais les consommateur·ice·s à varier leur alimentation. Consommez sainement ! Qu’ils disent.
Détricotage des soi-disant avancées, retour à la cuisine, en tant qu’activité essentielle, il faut cuisiner, user le moins possible de produits transformés. 5 fruits et légumes par jour : la chanson est désormais bien connue.
Et comment lutter contre la malbouffe ? Les mêmes recettes qui ont servi (et servent encore) à promouvoir cette dernière sont mises en œuvre. Combattre le feu par le feu.
À côté de la pub pour le burger, voici les légumes et les fruits érigés en stars. Uniformisation marchande ; tout se vaut, ou plutôt, tout est relatif à la valeur affectée, et à ce petit jeu, le burger remporte la mise haut la main. Surtout que lui aussi joue la carte éthique, il se fait même maison, lui et les frites qui l’accompagnent.
Fait maison, ou comment par un retournement des plus fascinants, la hiérarchie séculaire entre la cuisine domestique et la professionnelle s’inverse. C’est désormais la seconde qui se réclame de la première, consacrant de fait la disparition de la cuisine maison. Puisqu’il faut aller dehors pour l’obtenir.
À l’industrie culturelle, encore elle, de rééduquer les masses. On en a vu, on en voit encore, pléthore d’émissions et autres shows, sans oublier la ribambelle de contenus sur le web consacrés à la cuisine.
Des vidéos de “foodporn” où le gras et le sucre saturent l’image, des émissions compétitives comme Top Chef et Le Meilleur Pâtissier exaltant la performance et l’innovation, des influenceurs prodiguant des recettes calibrées pour les algorithmes des réseaux sociaux—autant de formats qui transforment la cuisine en spectacle et en produit de consommation immédiate.
À l’instar de tout divertissement, elle met en place une mécanique d’oubli — évoquée précédemment. À ceci près que celle-ci opère sur deux niveaux : passivement, ce temps que l’on va passer à regarder ce divertissement culinaire. Mais également activement, l’énergie que l’on va consacrer à la cuisine.
Et dans ce cadre, dont nous avons parlé par ici. L’activité culinaire, un pilier essentiel dans cette gestion vigilante de soi. Se faire du bien par la cuisine, en se mitonnant de petits plats, est essentiel dans la rhétorique du capitalisme thérapeutique.
joue un rôle déterminant. Cuisiner, c’est aussi prendre soin de soi et de son épargne émotionnelle,Le remède à l’aliénation n’est plus de s’en libérer, mais de s’y adonner avec style : cuisiner, c’est aujourd’hui prouver que l’on sait se soigner dans le cadre même de sa servitude.
Ainsi l’activité culinaire est ressuscitée. Sous ces atours nouveaux, elle n’échoit plus nécessairement aux femmes. Les rôles ont peut-être cessé d’être rigides en un sens, mais ils ont conservé ce caractère dans l’autre. Cuisiner, et s’occuper plus largement des tâches reproductives, pour un homme est valorisé. On appartient alors à cette espèce d’hommes déconstruits.
On a eu l’obligeance de scier la branche du patriarcat sur laquelle on est assis. N’est-ce pas charmant ?
Pour les femmes, c’est en revanche une autre histoire ; on est une ménagère, on n’a pas su dépasser sa condition et son assignation sociales.
Récupération capitaliste des plus standard(isée)s : ce qui était une corvée est réinvesti comme activité valorisée une fois que le travail de faire la popotte est transformé en loisir bourgeois, médiatisé par l’industrie culturelle.
Démarche bourgeoise en apparence, mais non strictement économique ; mettre soi-même la main à la pâte peut revenir moins cher, mais encore faut-il disposer de temps.
Et encore, nous n’en aurions pas fini avec l’aliénation culinaire qui subsume nos existences ; notre plaisir et imaginaire gustatifs se trouvant sous embargo, dominés par les prescriptions du marché. En effet, un steak, un burger et des frites seront toujours plus désirables que le plus onctueux des risottos carnaroli.
Comme dans la mode où les tendances sont dictées par les grandes maisons et les stratégies de fast fashion, ou dans le divertissement où plateformes et majors façonnent nos habitudes culturelles en privilégiant certains récits et esthétiques, l’industrie agroalimentaire orchestre ce que nous avons envie de manger et comment nous en faisons l’expérience.
Ce qui, il y a quelques décennies, était considéré comme une corvée, est devenu une activité essentielle. Ce qui n’était réservé qu’aux gueux, aux ménagères, maintenant c’est chic et beau. Cela ne prouve pas seulement que l’on sait prendre soin de soi, mais surtout qu’on en a le temps. Et plus encore, dans le cadre de cette organisation sociale centrée sur le travail, c’est appréhendé comme l’un de ces fameux
, une compétence, en termes de gestion de temps et d’énergie.Gagner son pain à la sueur de son front ne suffit plus, il faut aussi savoir le faire.
Face aux exigences du travail, qui structure toute l’organisation sociale, tout le reste n’est qu’une variable d’ajustement. Il est impossible de l’admettre explicitement : la violence existentielle d’un tel constat ne pourrait être supportée — et c’est bien là une lueur d’espoir esquissée précédemment.
Il devient nécessaire de maquiller le réel, créer des réalités qui masquent la centralité du travail, quitte à ce qu’elles paraissent contradictoires. Mais encore faut-il avoir la lucidité nécessaire pour s’en apercevoir, lucidité que le travail lui-même tend à éroder, nous enfermant dans une perception mutilée du monde.
Tout ce que nous avons pu développer jusqu’ici ne fonctionne que pour un certain milieu, relatif aux bourgeois et à
la classe d’encadrement/su_tooltip] Ces injonctions, à cuisiner soi-même et sainement, produisent des effets tout à fait relatifs au sein des classes les plus pauvres.Question de temps et d’énergie, bien sûr. Quand on a enchaîné toute la journée des tâches harassantes, a-t-on encore quelque force que ce soit pour se poser tranquillement et cuisiner ?
Et quand bien même, il serait tout à fait possible et même recommandé de le faire, dispose-t-on assez d’estime de soi pour initier une telle démarche ?
Dans la perspective d’une organisation sociale qui vous déshumanise, vous considère comme une variable d’ajustement ; pour quelles raisons diable prendre soin de soi ?
Quand la vie est incertaine au point de ne pas savoir de quoi sera le lendemain, qu’a-t-on besoin de penser à manger sainement ? À se prémunir contre d’éventuelles maladies liées à cette fameuse malbouffe ? On ne sait jusqu’où s’étendra son existence.
Qui a perdu l’estime de soi n’a plus goût à rien : il n’y a pas de cuisine — et de bien être — pour ceux que l’organisation sociale a vidés de tout appétit.
Le sceau de la qualité détermine aussi bien les choses que les individus, bien plus, sous le soleil du capital, ce sont bien les choses qui déterminent la qualité de l’individu.
Qu’a-t-on alors besoin de ce bien-être ? Quand simplement être est en jeu.
1 Avec L’Almanach des Gourmands [1803-1812] Alexandre Balthazar Laurent Grimod de la Reynière inaugure cet type de critique gastronomique.
2 C’est à cette publication — et l’école de cuisine dont elle découlait — que nous devons l’expression cuisiner comme un cordon bleu.
3Elle a animé « To The Queen’s Taste » au Royaume-Uni dans les années 1940, avant de poursuivre sa carrière aux États-Unis avec “The Dione Lucas Cooking Show” dans les années 1950.