Faire la popotte vs cuisiner. — Tout est question d’usage et de valeur affectée. Éplucher, couper, trancher, cuire, mijoter…etc. En voilà des actes, comme tant d’autres, dont la portée varie en fonction du contexte : compétence valorisée, ici, simple corvée à al portée de tous et de toutes, là, ou alors pratique d’esthète ? Tout est commandé par les besoins conjoncturels de l’organisation sociale marchande.
Quelques décennies auparavant, l’acte culinaire se scindait en deux catégories bien distinctes ; domestique et professionnelle. La première assignée aux femmes, l’autre aux hommes. Quand les unes reproduisent, les autres produisent ; n’est-ce pas une question de nature ?
Prestige pour les pro’s de la cuisine, d’un côté, et tâche nécessaire certes, mais insignifiante pour celles qui s’y collent avec les moyens du bord. L’industrie culturelle a par ailleurs joué — et joue encore — un rôle déterminant dans cette distinction, et ce dès ses débuts. En effet, à côté d’une presse gastronomique (-publicitaire) vantant les mérites de tel ou tel restaurant1, se sont développés à partir de 1870 un type de presse qui ne s’adressaient pas tant aux férus de tourisme gastronomique — en quête des meilleures adresses —, mais au public chargé de cuisiner au jour le jour, donc les femmes.2 Deux salles, deux ambiances, hermétiquement séparées par le mur et la frontière de la valeur.
Si ces deux pans parallèles de la cuisine ont ainsi coexisté un certain temps, il s’agira par la suite d’éduquer la ménagère, lui apprendre ce qu’est le goût et comment y accéder. Ainsi, dans le cadre de sa miséricordieuse fonction civilisatrice, la télévision introduit la figure du chef cuisiner comme personnalité à part entière3 chargée de former les ménagères à cuisine comme des pro’s. Mais le fossé qui sépare la réalité présentée par l’industrie culturelle et le réel de l’organisation sociale capitaliste est un gouffre.
Parallèlement à cette mise en images séduisante, d’autres industries — agroalimentaires et de l’électroménager — proposent pléthore de solutions en vue d’alléger le poids de cette nécessité : surgelés et autres produits transformés, d’un côté, appareils qui rendent les tâches moins fastidieuses. Aucun besoin de penser à quoi manger ni comment le préparer, on le fait pour vous. Que ce soit dans le cadre du travail comme celui du divertissement, embarquez-vous sur les chemins balisés.
Les tâches reproductives s’en sont alors trouvées grandement facilitées, certes. Au sein d’une organisation sociale profondément marquée par une division genrée des tâches, les solutions proposées par ces industries ont permis de changer le quotidien de nombre de femmes, leur facilitant les tâches quotidiennes. Voire même d’inciter certains à mettre, tout relativement, la main à la pâte ; puisqu’il ne s’agissait plus de réellement cuisiner, tout est prêt, à portée. L’activité culinaire, par l’entremise de machines et de processus industriels, basculant d’autant plus du côté du travail ; de la promesse d’accession à la haute cuisine, on est passé à celle du luxe de manger sans en passer par l’effort préalable. À l’instar des détenteurs de capitaux qui ont les moyens de ne toucher à aucun ustensile de cuisine.
L’appesantissement, tout relatif, de ces tâches ménagères a permis surtout de maximiser les chances(?) pour l’ensemble des adultes — quel qu’en soit le genre assigné — de travailler ; on en veut toujours plus de la force de travail ; prêt à aller racler les fonds de tiroir pour ça.
Un des effets durables de ce progrès a été la prolétarisation de l’activité culinaire ; à savoir que des pratiques autrefois répandues, tout à fait démocratisées, se sont progressivement non pas perdues, mais ont été de moins moins utilisées. Mais ne vous inquiétez pas, l’industrie culturelle est là pour les maintenir en vie, il s’agira de les consommer, ces images de fabrication artisanale, pendant qu’on ingurgite la camelote de l’industrie agroalimentaire.
Un exemple ? La pâte brisée, autrefois apanage des mains laborieuses, gît désormais dans l’emballage plastique, prête à l’emploi. Ce qui hier appartenait à tous, un savoir sans nom et sans propriétaire, est aujourd’hui une marchandise parmi d’autres, se parant de l’illusion du fait maison. Comme si la répétition industrielle pouvait réanimer un passé où cuisiner était encore synonyme de choix.
Ça ne s’arrête pas là, il y a également la dépossession de la capacité à organiser et comprendre le processus culinaire dans son ensemble. User de telle ressource — un jaune d’œuf par exemple — pour ce plat, garder le blanc, pour un autre. Jouer sur les textures, les modes de cuisson… c’est également ça, la dépossession opérée par l’organisation sociale capitaliste, une perte d’autonomie et donc de choix, ce qu’on mange, on le pioche dans l’éventail restreint proposé par les industries. Ces dernières ne se calquant non pas sur les besoins réels des individus, mais avant tout du marché et les exigences de profit. Exit alors ces légumes autrefois communs ; topinambour, fèves et autre céleri-rave. Que va-t-on bien faire de ces cultures si peu bankables ? Burgers, tacos et autres pizzas se passent allègrement de telles denrées. Obéir aux prescriptions du marché ; à l’instar des recettes éculées des blockbusters. Des patates et de la viande à tous les étages.
Par un retour de bâton économique, on incite désormais les consomateur·ice·s à varier leur alimentation. Parce que, oui, ça consomme, et bien ! Mais ce n’est pas tout, il s’agit également de disposer d’une bonne chair à travail, que ces travailleurs soient en mesure de fournir de la force de travail de qualité. Consommez sainement ! Il s’agit de aussi de prévenir le creusement du trou de la sécu’, c’est que guérir les dégâts de la malbouffe coûte cher !
Détricotage des soi-disant avancées, retour à la cuisine, en tant qu’activité essentielle, il faut cuisiner, user le moins possible de produits transformés. 5 fruits et légumes par jour ; la chanson est connue.
La cuisine, au centre de l’attention et de l’industrie culturelle et celle du capitalisme thérapeutique. On en a vu, on en voit encore, pléthore d’émissions et autres shows, sans oublier la masse de contenus 2.0 consacrés à la cuisine. À l’instar de tout divertissement, elle met en place une mécanique d’oubli — évoquée précédemment —, à ceci près que celle-ci opère à un autre niveau : passivement, en étant donc spectateur, et activement, ce temps que l’on va consacrer à cuisiner. Le remède à l’aliénation n’est plus de s’en libérer, mais de s’y adonner avec style : cuisiner, c’est aujourd’hui prouver que l’on sait se soigner dans le cadre même de sa servitude.
Et comment lutter contre la malbouffe ? Les mêmes recettes qui ont servi (et servent encore) à promouvoir cette dernière sont mises en œuvre. Combattre le feu par le feu. À côté de la pub pour le burger, voici les légumes et les fruits érigés en stars. Uniformisation marchande ; tout se vaut, ou plutôt, tout est relatif à la valeur affectée, et à ce petit jeu, le burger remporte la mise haut la main. Surtout que lui aussi joue la carte éthique, il se fait même maison, lui et les frites qui l’accompagnent. Fait maison, ou comment par un retournement des plus fascinants, la hiérarchie séculaire entre la cuisine domestique et la professionnelle s’inverse. C’est désormais la seconde qui se réclame de la première. Actant de fait la disparition de la cuisine maison, puisqu’il faut aller dehors pour l’obtenir.
La ressusciter dès lors cette activité culinaire ; la valoriser. Sous ces atours nouveaux, elle n’échoit plus nécessairement aux femmes. Les rôles ont peut-être cessé d’être rigides en un sens, mais ils ont conservé ce caractère dans l’autre. Cuisiner, et s’occuper plus largement des tâches reproductives, pour un homme est valorisé. On est alors de cette espèce d’hommes déconstruits. C’est qu’on a eu l’obligeance de scier la branche du patriarcat sur laquelle on est assis ; n’est-ce pas charmant.
Pour les femmes, c’est en revanche une autre histoire ; on est une ménagère, on n’a pas su dépasser sa condition et son assignation sociales. Cuisiner reste un luxe, dans certaines conditions, bien précises. Récupération capitaliste des plus standard(siées) : ce qui était une corvée est réinvesti comme activité valorisée une fois que le travail de faire la popotte est transformé en loisir bourgeois, médiatisé par l’industrie culturelle.
Démarche bourgeoise, d’apparence, et non strictement économique ; mettre soi-même la main à la pâte peut se révéler moins cher, mais faut-il encore disposer de temps et d’énergie pour cela. Et encore, nous n’en aurions pas fini avec l’aliénation culinaire qui subsume nos existences ; notre plaisir et imaginaire gustatifs se trouvant sous embargo, dominés par les prescriptions du marché. En effet, un steak/burger et frites seront toujours plus désirables que le plus onctueux des risottos carnaroli.
Cuisiner, c’est aussi prendre soin de soi et de son épargne émotionnelle, dont nous avons parlé par ici. L’activité culinaire, un pilier essentiel dans cette gestion vigilante de soi. Se faire du bien par la cuisine, en se mitonnant de petits plats, est essentiel dans la rhétorique du capitalisme thérapeutique. Ce qui, il y a quelques décennies, était considéré comme corvée à expédier au plus vite, est devenu une activité essentielle. Ce qui n’était réservé qu’aux gueux, aux ménagères, maintenant c’est chic et beau. Cela ne prouve pas simplement que l’on sait prendre soin de soi, mais surtout qu’on en a le temps. Et plus encore, dans le cadre de cette organisation sociale centrée sur le travail, c’est appréhendé comme un soft-skill, une compétence, en termes de gestion de temps et d’énergie. Gagner son pain à la sueur de son front ne suffit plus, il faut le faire aussi.
Face aux exigences du travail, qui structure toute l’organisation sociale, tout le reste n’est qu’une variable d’ajustement. Il est impossible de l’admettre explicitement ; la violence existentielle d’un tel constat ne pourrait être supportée — et c’est bien là une leur d’espoir esquissée précédemment. Il faut alors maquiller le réel, créer des réalités qui masquent la centralité du travail, quitte à ce qu’elles paraissent contradictoires. Mais encore faut-il avoir la lucidité nécessaire pour s’en apercevoir, lucidité que le travail lui-même tend à éroder, nous enfermant dans une perception mutilée du monde.
Tout ce que nous avons pu développer jusqu’ici, admettons que cela ne fonctionne que pour un certain milieu, relatif aux bourgeois et autres classes encadrantes. Ces injonctions, à cuisiner soi-même et sainement, produisent des effets tout à fait relatifs au sein des classes les plus pauvres. Question de temps et d’énergie, bien sûr. Quand on a enchaîné toute la journée, des tâches abrutissantes ; a-t-on encore quelque force que ce soit pour se poser tranquille et faire tourner sa cuisine.
Et quand bien même, il serait tout à fait possible et même recommandé de le faire, dispose-t-on assez d’estime de soi pour initier une telle démarche ?
Dans la perspective d’une organisation sociale qu vous déshumanise, fait de vous une variable d’ajustement ; pour quelles raisons diable prendre soin de soi ? Quand la vie est incertaine au point de ne pas savoir de quoi sera le lendemain, qu’a-t-on besoin de penser à manger sainement ? À se prémunir contre d’éventuelles maladies liées à cette fameuse mal-bouffe ? On ne sait jusqu’où s’étendra son existence.
Qui a perdu l’estime de soi n’a plus goût à rien : il n’y a pas de cuisine — et de bien être — pour ceux que l’organisation sociale a vidés de tout appétit.
Le sceau de la qualité détermine aussi bien les choses que les individus, bien plus, sous le soleil du fétichisme de la marchandise, ce sont bien les choses qui déterminent la qualité de l’individu. Qu’a-t-on alors besoin de ce bien-être ? Quand simplement être est en jeu.
1Avec L’Almanach des Gourmands [1803-1812] Alexandre Balthazar Laurent Grimod de la Reynière inaugure cet type de critique gastronomique, suscité par un marché de la restauration qui se faisait alors de plus en plus concurrentiel.
2 La cuisinière cordon bleu [1895] étant l’un des titres les plus connus ; c’est par ailleurs à cette publication — et l’école de cuisine dont elle découlait — que nous devons l’expression cuisiner comme un cordon bleu. On notera la première émission de radio culinaire en France, Les conseils de la tante marie, dans les années 1930.
3D’abord en Grande-Bretagne puis aux États-Unis avec Dione Lucas, souvent citée comme la première chef professionnelle à animer une émission télévisée culinaire. Elle a animé “To The Queen’s Taste” au Royaume-Uni dans les années 1940, avant de poursuivre sa carrière aux États-Unis avec “The Dione Lucas Cooking Show” dans les années 1950. Une telle innovation débarquera en France en 1954, avec l’émission Arts et magie de la cuisine.