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Personne n’est irremplaçable — qu’ils disent… pourtant, ils abondent, les récits autour de (supposé·e·s) génies et autres grandes capitaines d’industrie sans qui le monde, il ne serait pas pareil. Si de telles assertions semblent contradictoires, elles sont pour autant structurellement nécessaires au capitalisme. Ce tri effectif, entre les premiers rôles et les figurants se mesure à la performance de telle ou telle figure. A-t-elle performé si bien dans le cadre de cette organisation sociale pour qu’elle obtienne quelque reconnaissance — synonyme de valeur.
La matière dans laquelle s’exprime cette valeur n’a que peu d’importance, le capital ne s’oppose ni à l’esprit critique ni à quelque illusion d’émancipation. Les productions — quelles qu’elles soient — se trouvent sélectionnées, triées selon leur degré de comptabilité avec sa logique.
Ce qui y échappe est soit neutralisé, relégué aux oubliettes ou simplement recyclé sous forme de valeur culturelle.Ce qui s’y accorde devient exemplaire, célébré, donc rentabilisé.
Ainsi se construit la distinction entre les « irremplaçables » et la masse remplaçable : non pas par essence, mais par conformité au mode de valorisation dominant.
Pour le reste, personne n’est irremplaçable— à la fois admis structurellement, mais réfuté à l’échelle individuelle.En effet, contrairement à nombre d’expressions analysées précédemment, celle-ci n’est pas tout à fait .
Forcément, il y a l’honneur du travailleur, et celui de son travail — par définition bien fait. C’est qu’on y met sa vie dedans, la plus large partie de son existence on la consacre à ça.On veut se croire particulier, on fait accroire à l’être singulier ; tout en étant sommé·e d’intégrer le moule de la standardisation.
Serait-ce là l’expression de l’une de ces contradictions qui structurent le capitalisme ?
Spoiler alert : Oui.
L’individu ne se résume qu’à sa capacité à vendre (librement) sa . Cette dernière se trouvant simplement injectée au sein d’une organisation du travail mise en place en amont de l’achat de cette force de travail.
C’est une organisation sociale spécifique — et plus particulièrement celle du travail — qui met en place les conditions matérielles nécessaires pour que la perpétuation du système ne dépende de personne en particulier. C’est là, une fois de plus, l’expression de l’auto-réalisation capitaliste.
Ce n’est pas tant que personne n’est irremplaçable ; c’est un devenir remplaçable construit par la standardisation induite par la production de .
Et l’une des premières occurrences de irremplaçable— terme assez récent, par ailleurs — ne renvoie pas à autre chose que l’exploitation de la force de travail. 1801, sous la plume d’un certain Dominique Dufour De Pradt qui considère que « le bras de l’homme n’est il pas indispensable et irremplaçable? »1
Signalons tout de même que le passage cité se rapporte aux esclaves colonisées. En effet, à l’époque où s’écrivent ces lignes nous n’en sommes certes pas au capitalisme industriel, mais la logique du capital s’exerce déjà par le biais du système esclavagiste — et ce sous une forme juridiquement différente, dans la mesure où l’esclave, contrairement au travailleur, ne vend pas librement sa force de travail. Mais ce qu’affirme De Pradt, à savoir que la force de travail (du servage) est « irremplaçable » et qu’elle constitue la condition matérielle de la valorisation coloniale, c’est déjà la machine capitaliste en fonctionnement, sous le masque du fouet et non du contrat.
« Sans les nègres […]les colonies étoient inutiles , ou plutôt il n’y en auroit pas eu ; elles eussent été pour l’Europe ce que seroit pour le propriétaire une ferme dépourvue de bras , d’animaux et d’outils. Qu’on indique, si on le peut, les moyens de remplacer les nègres, d’exploiter sans eux et de fertiliser les colonies? Les naturels? ils y périssoient , ils y ont presque tous péri. Les Européens? ils étoient trop clairsemés sur cette terre, et d’ailleurs trop foibles de tempérament. Les procédés industriels ? mais à combien d’opérations s’appliquent-ils aux colonies? pour combien d’autres , au contraire, le bras de l’homme n’est il pas indispensable et irremplaçable[en italique dans le texte] ? Alors même ces procédés n’étoient pas connus; à peine le sont-ils encore. Il faut donc en revenir nettement à la disjonctive que nous avons énoncée, les colonies et les nègres; point de nègres , point de Colonies. Le moyen terme n’existe pas».
Cité dans L’Année littéraire ou Suite des Lettres sur quelques ecrits de ce temps, 01 janvier 1801.
Nous ignorons bien évidemment si le terme était en usage auparavant, nous savons en revanche qu’il se répand au XIXe siècle —il fait son entrée au dictionnaire de mots nouveaux de Richard, en 1845.Comme nous le verrons plus bas, l’organisation sociale, au XIXe siècle, tend à instituer une remplaçabilité généralisée, ce devenir remplaçable de chaque sujet.
D’où, Personne n’est irremplaçable : l’expression, dans son ensemble, l’entendre comme poncif, condensateur idéologique renvoyant à une organisation sociale spécifique. Si le terme « irremplaçable », exploré jusqu’ici, signale la possibilité d’une exception, l’expression, elle, l’annule aussitôt.
L’expression, comme nous allons désormais le voir, existait avant le terme, elle a eu, elle a encore ses variantes : personne / aucun homme / nul → n’est nécessaire / indispensable.Autant de nuances qui ne recoupent bien évidemment pas les mêmes enjeux.
L’une des premières traces de l’expression que nous avons trouvées remonte à 1791, au sein d’une gazette révolutionnaire L’ami des patriotes, ou le défenseur de la constitution [1790-1792].
« Grace à la nation, au patrimoine, aux progrès des lumières, aucun homme n’a fait la révolution française ; aucun homme n’est nécessaire pour la garder ; elle est l’ouvrage de la nation entière, la nation entière la protégera. »
L’ami des patriotes, ou le défenseur de la constitution, 1791.
Le moment historique est précis :la Révolution française et l’abolition de la monarchie, la source (idéologique) est revendiquée, les lumières. Aucun homme (qui qu’il soit) ne peut prétendre à mener la destinée des autres. Pour autant, dans ce contexte, le syntagme ne fait tant figure d’expression, mais d’aphorisme. En effet, ce n’est qu’avec la démocratisation de ce régime de pouvoir nouveau, débarrassé de la hiérarchie monarchique, que la phrase se muera progressivement en expression — suivant en cela ce que nous avons exploré avec le poncif qui ne peut prospérer que sur un terrain idéologique qui lui est favorable.
Nous aurions pu évoquer la toute première occurrence découverte, elle remonte à 1697, sous la plume d’un certain Isaac Jacquelot. Elle ne nous a pas semblé pertinente dans la mesure où consiste en une réfutation de Spinoza qui prend la forme d’un raisonnement par l’absurde :
« Afin de mieux comprendre cette absurdité [la philosophie de Spinoza], il faut considérer cette substance en elle-même, &par abstraction de tous les êtres singuliers, &particulièrement de l’homme ; car puisque l’existence d’aucun homme n’est nécessaire, il est possible qu’il n’y ait point d’homme dans l’univers. »
Isaac Jacquelot, Dissertation sur l’existance de dieu, 1697.
La deuxième occurrence que nous avons trouvée date de 1820, sous la plume de l’abbé Merault de Bizy :
« Il n’y a qu’un livre nécessaire au monde : c’est l’Evangile. Il faut dire des écrits ce que l’abbé L’enfant, dans un de ses sermons, dit des hommes : un petit nombre est utile, nul n’est nécessaire.
Quelques points nous intéresseront particulièrement ici : d’une part,l’émergence du couple utilité, nécessité. Elle vise une hiérarchisation des existences, en effet, seule une minorité semble être considérée comme utile — que l’on peut traduire par disposant d’une .Il est un outil, en somme, un objet. Cette chosification que semble confirmer l’abbé Bizy en usant de cet aphorisme pour accréditer sa thèse au sujet des écrits.
D’autre part, l’aphorisme est attribué à une personnalité illustre — elle devient argument d’autorité. Signe que ce qui n’était qu’un aphorisme se mue, progressivement, en expression. Une tendance qui ne fera que se confirmer :
… d’ailleurs, il y a un axiôme dont un administrateur ne doit jamais se départir : s’il est vrai que tout le monde soit utile, personne n’est indispensable.
Voici que, dans Le Figaro, le fameux aphorisme se mue en axiome, à savoir une assertion évidente qui n’a besoin d’aucune démonstration —du bon sens en somme. On assiste ainsi à la stabilisation de l’expression telle que nous la connaissons aujourd’hui. Ce qui rend par ailleurs cette occurrence d’autant plus décisive c’est qu’elle se place du point de vue de la gestion du travail. S’agissant d’un feuilleton théâtral, elle renvoie à la manière dont un « administrateur » se doit de diriger un théâtre et les différents comédiens [travailleurs] qui produisent cette marchandise qu’est une pièce de théâtre.
Et dans cette organisation collective du travail, personne ne doit être indispensable au fonctionnement de cette entreprise, même les travailleurs les plus valorisés— à savoir les têtes d’affiches.
La rationalisation gestionnaire doit parer à toute incertitude. Le capital prétend instituer la remplaçabilité généralisée tout en reposant sur des irremplaçabilités structurelles — celle de l’extraction collective de la survaleur et du surtravail. Ce concept de remplaçabilité constitue l’une de ses contradictions fondamentales, il y aura toujours besoin de bras [de force de travail] pour que la machine continue de tourner.
Personne n’est irremplaçable — la formule se vérifie ; la valeur étant abstraite — par définition — elle se moque bien de telle ou telle personne ; la remplaçabilité au niveau personnel ne peut être instituée qu’à la condition de l’irremplaçabilité collective, car ce qui compte, avant toute chose, c’est la extraite, le surtravail arraché aux personnes au niveau collectif.
1 En italique dans le texte, attestant de la particularité de l’usage du terme.
