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Je ne suis rien sans, mon public, followers, viewers, abonnés, lecteurs, ma communauté. Si tout ça existe, c’est surtout/avant tout grâce à vous. — Sous leur apparence anodine, ces formules retranscrivent avec exactitude les mécanismes de l’industrie culturelle seulement si on les prend à la lettre.

Dans ce cadre, l’artiste/créateur ne fait que prendre en compte ses conditions matérielles de production. Il ne se pose pas — ne se représente pas, du moins — comme évoluant dans les nuées, puisqu’il fait dépendre sa production directement d’un public. Par ailleurs, il met l’accent non pas sur l’individu (lui) mais un collectif tronqué, un pluriel — un « vous » sans consistance politique, un pluriel de convenance, agrégats d’individus atomisé.

Ainsi, le ou la créateur·ice ne fait au fond qu’appliquer un savoir pratique — inhérent à son travail, voire à une passion-travail. En cela, il adapte ses productions et ses discours aux attentes du marché. Il (re)produit alors des codes qui garantissent et perpétuent l’adhésion-exploitation du public. La connivence est ici ritualisée ; ni par choix ou stratégie, mais par nécessité — s’il veut continuer non pas à produire, mais — à être reçu, il doit se plier à cette mécanique, pour mieux y coller.

Le public, la communauté — ces entités vagues — sont quant à eux captifs du fétichisme de la marchandise : ils ne perçoivent pas les rapports de production, mais des contenus détachés de leurs conditions matérielles de production.Ce qui leur procure du plaisir ou l’oubli — nécessaire à la perpétuation de leur exploitation par le travail — n’est in fine que l’envers de ce même travail, à savoir l’exploitation de leur temps prétendument libre. Derrière le lien à l’artiste/créateur, à la plateforme, au contenu se dissimule l’adhésion-exploitation.

Et c’est là que se révèle le caractère rhétorique du type de formule évoqué plus haut. Ce n’est ni le public ni la fameuse commu’ qui sont remerciés, mais le marché. C’est bien lui qui crée ainsi des infrastructures, des lieux qui rend possible l’exploitation-divertissement à grande échelle. Lui qui produit et fabrique cette fiction qu’on appelle le public — à l’instar de la démocratie représentative qui fabrique le peuple. Par le travail — et les corvées du quotidien — qu’il impose à toute et tous, il transforme des individus en agrégats a-vide de divertissement, aux désirs et aux pulsions formatées.

En cela, le remerciement de l’artiste/créateur est un geste performatif, il assure la fidélisation du public par gratification affective. Lui donnant l’illusion qu’il a le choix, que son adhésion-exploitation est consentie, permettant, in fine, de naturaliser. Il est l’opérateur du fétichisme de la marchandise, son travail consiste d’abord et avant à encadrer le public — en cela il appartient de fait à la classe d’encadrement, non par complicité avec le marché, mais par nécessité. Ainsi n’est-il guère étonnant que l’industrie culturelle promeuvent des concepts aussi creux que la résilience ou le care neutralisé.

Et cela va même parfois plus loin, puisque ce que l’on nomme aujourd’hui les contenus — parce que justement ce sont des coquilles vides, sans contenu aucun — sont parfois pris en tant que tel, certains artistes/créateurs n’hésitent pas à qualifier leur productions « d’emmerdement », venez « vous emmerdez avec moi/nous » devient un slogan connivence du nihilisme ou nihilisme de la connivence ?

Et c’est bien sur ce terreau que prospèrent les discours d’indépendance — tronquée. La monétisation par soutien (abonnements, dons) reconduit l’ajustement à une demande standardisée — non parce qu’elle est libre, mais parce qu’elle est construite. Le type de plateforme importe peu : médias sociaux, newsletters, bouche-à-oreille — partout, il s’agit d’audiences quantifiables, adressables, monétisables, que ce soit par le visionnage, le parrainage ou l’achat.

L’indépendance proclamée est la dépendance masquée : non à des financeurs centralisés, mais à une multitude prescriptive :

Et c’est pour cela qu’il est nécessaire à l’industrie culturelle d’intégrer cette multitude prescriptive à ses productions mêmes. Sur les plateformes de streaming, l’espace où défile le chat fait figure de vérité absolue ; parce qu’il représente l’incarnation de la voix du marché. Il n’est pas étonnant que la télévision ait assez rapidement repris ce type de procédés, les médias pour qui il n’est pas (encore?) possible de s’y soumettre techniquement en usent également. La littérature — au sens large — va chercher ses nouveaux talents [latents] sur les médias sociaux, là où les productions ont déjà été éprouvées et standardisées par cette voix phénoménale du marché.

La reconnaissance n’est pas gratuite, elle est le prix de l’ajustement.

Oublié, le publish or perish, il ne s’agit pas tant de produire puisque se mettre en scène soi-même suffit amplement, il est nécessaire de s’ajuster pour persister, puisque ce contenu ne précède plus la demande, il s’y plie, se fait avec elle  ; la création n’est que gestion de flux, l’œuvre pure adhésion-exploitation.

Ainsi s’opère la polarisation critiques explorée précédemment. D’un côté l’alignement aux logiques du marché — l’ensemble des arguments raisonnables qui vont avec : professionnaliser les pratiques, s’adapter aux nouveaux usagers, moduler son discours selon les exigences du format dominant afin de les subvertir. L’indépendance, dans ce cadre, se pense comme capacité à renverser les logiques du marché, les retourner contre ce dernier. Mais l’enjeu, ici, c’est la survie, avant toute chose : demeurer visible.

De l’autre, il y a le raidissement dogmatique : la posture défensive, le refus de tout compromis avec le marché. Pourtant, refuser, c’est déjà adhérer, jouer le jeu, produire des formes, des codes, assimilables, échangeables. Par sa forme même, celle de l’extra-lucidité, il fait communauté d’initiés, fondée sur l’illusion du surplomb critique. La distinction y joue un rôle primordial, le public n’est alors plus pensé comme rapport social produit, mais comme masse irrémédiablement aliénée — contaminée. Il n’est pas appréhendé dialectiquement, ni pris au sérieux, ni entendu : il est disqualifié, évacué, en un mot fétichisé — reconduisant de la sorte les logiques du marché.

Loin d’ébranler l’organisation sociale marchande, ce raidissement en reconduit les fondements, il ne s’oppose pas au marché : il en reproduit la grammaire inversée.

Ces deux mouvements loin d’être opposés nourrissent de conserve la dynamique du marcher. Plier, refuser participent du même geste ; se dissoudre dans le marché (sans même que ce dernier ait a récupérer quoi que ce soit puisque tout aura été fait, en amont, selon ses exigences) et la transformation du refus en marchandise. L’enjeu ne se situe pas au niveau de l’opposition naturalisée entre souplesse et intransigeance ; suspendre, ne plus jouer, disséquer.

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Merci au marché, sans lui rien de tout ça n’aurait été possible