Ombres et oublis : l’humain selon Walid Hajar Rachedi

« Transfuge de classe » (selon ses propres mots[1]On pourra l’écouter dans l’émission de radio « Au carrefour des mondes, avec le primo-romancier Walid Hajar Rachedi », RFI, 26 mars 2022.) pris entre plusieurs identités, désireux de s’interroger – et d’interroger – sur les visages multiples de la diaspora et de l’Islam, Walid Hajar Rachedi a livré cet automne un premier roman à la fois discipliné et débordant. Pour en finir aussi (espérons-le) avec les fariboles au sujet du « fondamentalisme ».

Walid Hajar Rachedi, Qu’est-ce que j’irais faire au paradis ?, Emmanuelle Colas, 2021, 304 p., 18€ [epub 12€99].


Double conscience et faux triptyque

Selon la 4e de couverture, le besoin d’écrire ce roman est né de la conviction dont s’est pénétré Walid Hajar Rachedi à la suite des attentats de 2015, que « nous n’étions finalement pas si nombreux à pouvoir convoquer une double conscience ». Le roman s’inscrit donc dans la lignée – double, elle aussi – de W.E.B. DuBois et de Frantz Fanon, mais d’une manière plutôt apaisée, ce qui est paradoxal si l’on retient surtout du récit son épilogue tragique[2]La double conscience trouve son expression la plus aboutie, ironiquement, dans ce qui est (mais en est-ce une, par conséquent ?) une des seules coquilles du livre, dans le rêve prémonitoire de … Continue reading. Cette « double conscience », Rachedi la convoque en minant sans cesse, par des analepses et des détours, la construction même du livre.

En 3 parties de cinq chapitres chacune, le roman semble construit comme un triptyque, mais cela a tout du trompe-l’œil. En effet, l’histoire commence avec la visite que rend Malek, le narrateur, à son cousin Ali, à Lille, en 2002, mais elle dérive aussitôt vers l’histoire d’Atiq, réfugié afghan et footballeur, et de son frère jumeau Wassim, avant que le chapitre 5 ne signe la fracture entre Malek et son cousin lors du mariage de ce dernier quelques années plus tard. Dès cette première partie, Rachedi veille à mettre en récit, à travers le prisme d’un narrateur unique mais pétri de contradictions internes, plusieurs Islams, plusieurs diasporas. La deuxième partie (chapitres 6 à 10) raconte le périple de Malek à travers l’Espagne pour se rendre à Tanger puis en Tunisie, en Libye et au Caire ; avant d’aborder au Maroc, il rencontre Sana et Kathleen, tombe amoureux de cette dernière, qui commence à lever un coin du voile sur l’histoire de son père. La troisième partie se concentre alors sur l’histoire de Kathleen et de son père, sur ce père disparu à son retour d’Afghanistan et qui détient en partie la clé de l’histoire de Wassim et Atiq (les jumeaux afghans).

Ainsi, la diégèse – les relations entre les personnages, les drames, les secrets – suit une forme circulaire, mais la voix même du narrateur, jeune homme à la fois sérieux et détaché, ne cesse de briser la ligne et de créer des ellipses[3]À bien des égards, et jusque dans le dénouement, le roman de Walid Hajar Rachedi est un roman qui refuse d’être ou de devenir un banal roman de formation.. Ce narrateur renvoie notamment le lectorat de France métropolitaine à ses préjugés, de sorte que la structure en ellipse a aussi pour signification de battre en brèche toute forme d’homogénéité : 

J’aurais pu me contenter de lui dire que je m’appelais Malek Bensayah, que je venais d’un endroit où chacun, vu de sa fenêtre, semblait avoir des idées arrêtées sur ce que je devais faire, croire ou être… Combien de miroirs fendus m’avait-on tendus sans que jamais je puisse tout à fait m’y reconnaître ? Combien d’histoires entendues sur la marche du monde sans que j’y trouve mon compte ?

p. 142, italiques ajoutés

« Ombres absentes [4]« Quel est ce pays d’Afrique du Nord où les Arabes ne sont que des ombres absentes sur un trottoir écrasé par le soleil ? » [p. 96] Malek parle ici de sa lecture de L’Etranger de Camus.»

On pourrait donc considérer que le vrai commencement de l’histoire – ou de l’aventure du récit – se situe au début du chapitre 6, quand Malek décide de partir vers le sud, selon une trajectoire qui n’est pas sans rappeler le magnifique roman de l’Anglo-Soudanais Jamal Mahjoub, Travelling with Djinns[5]Jamal Mahjoub, Travelling with Djinns (2003), Traduction française de Jean Sévry : Là d’où je viens, Actes Sud, 2004.. Malek part pour le sud, sans réelle inquiétude car il se déplace avec un passeport français, tandis qu’Atiq, lui, cherche à se rendre clandestinement vers le nord, à Londres, en traversant la Manche :

Il m’a dit qu’il m’écrirait quand il aurait réussi à passer à Londres, que c’était une question de jours, de semaines, le temps de se familiariser avec la route à emprunter… Il m’a dit de ne pas m’inquiéter pour lui, car, même si le Coran est rédigé en arabe, tous les mots qui désignent le paradis sont perses…

p. 89

Au début de son périple, Malek, qui se reconnaît dans l’adolescent de Black Boy, le roman de Richard Wright, rejette autant Albert Camus que Houellebecq, persuadé que tous deux « regardent le monde depuis le trottoir d’en face » et qu’il les voit « regarder dans ma direction sans être certains que nos regards se croisent, que nous soyons capables de voir autre chose que des silhouettes » [p. 97]. Quelques semaines plus tard, après s’être égaré et désorienté au Maroc, il se rend compte que lui-même voyait bien des choses « depuis le trottoir d’en face ». Il s’aperçoit aussi que l’écriture doit chercher à rendre compte – justement parce que c’est là le plus difficile – de ce qui ne peut se réduire à une carte postale :

Comment rendre compte de tous ces endroits où on ne dressera jamais aucun monument, de tous ces moments où rien ne se passe, où il n’y a rien à voir à l’œil nu, où on attend juste le bus dans une gare routière flinguée au milieu d’inconnus dont on ne comprend pas la langue et qui font pourtant le sel du voyage ?

p. 243

L’écriture se voit donc confier la tâche d’osciller entre le momentané et le monumental, entre la fiction dynamique et la fixation. À Oran, où s’achève en quelque sorte son voyage oriental / désorientant, Malek prend conscience que lui aussi « regarde depuis l’autre côté du trottoir » et qu’il est « algérien comme un Français » [p. 261]. Cette dernière formule montre bien que, par l’écriture comme par le voyage, l’identité se nourrit d’ambivalence et que même la perception optimiste d’une communauté des humains (ou des croyants), l’Oumma, reste un idéal perpétuellement à construire : « Entendant le bruit de mon âme, j’ai imaginé la vibration cosmique que devaient ressentir ceux et celles qui, lors du pèlerinage à La Mecque, tournent autour de la Kaaba. » [p. 214]

Confronté à l’histoire de Philippe, « Français d’Algérie », Malek comprend qu’il n’y a pas de bilatéralisme ni de fixité identitaire qui tienne :

Je n’avais jamais envisagé l’histoire algéro-française de ce point de vue-là ni même vraiment pensé qu’ils aient pu se sentir de là-bas. Pour moi, ils s’étaient toujours vus d’ailleurs. […] Mais, en y réfléchissant, je me suis dit qu’en disant « ils », j’étais infoutu de savoir de qui je parlais exactement. Et que surtout, ça devait être étrange de se voir rejeter du seul pays qu’on ait jamais connu. De ne plus être d’un côté ni de l’autre.

p. 234

Oumma et oubli

Peut-être est-ce une forme de surinterprétation, mais cette approche très nuancée de l’identité des Français d’Algérie et de leur déracinement[6]Le chapitre 15 du roman de Walid Hajar Rachedi, qui s’achève sur un séjour réel en Algérie, n’est pas sans évoquer aussi la fin de Dos au soleil, le beau roman de Frédérique Germanaud sur … Continue reading), en ce qu’elle rejoint la notion de « double conscience » qui traverse et nourrit le récit, invite à établir des liens entre le personnage de Philippe et celui de Wassim, arraché à l’Afghanistan et rejeté de tous bords, qui choisit in fine de devenir terroriste en s’attaquant certes à une foule de victimes anonymes mais surtout à un personnage qui incarne le capitalisme « occidental », John Carlson. Le roman de Walid Hajar Rachedi montre aussi le côté destructeur des exils imposés autant que des identités simplifiées.

L’idéal à construire d’une communauté fondée sur l’amour n’est pas ici un effet de pure naïveté (encore que la référence répétée à L’Alchimiste de Paulo Coelho, livre de chevet de Kathleen, peut agacer en tirant le récit du côté de l’irénisme[7]Le sens que je donne à ce mot ici n’est pas celui de l’union harmonieuse entre les différentes Églises élaborée par Leibniz, mais, en un sens dérivé, la recherche du compromis à tout … Continue reading), mais il s’ancre sur des expériences réelles extrêmement dures, comme celle du long périple d’Atiq à travers l’Europe, dans laquelle ce dernier affirme que, même en proie aux agressions xénophobes et aux « crachats », il dit avoir « la preuve qu’on reconnaît son existence, que même quand il se trouve dans le déclassement le plus complet on peut continuer à s’adresser à lui à hauteur d’homme » [p. 68].

Sans jamais trancher, Qu’est-ce que j’irais faire au paradis ? (dont le titre est, fort justement, une question) propose un chemin que bordent deux références au Coran. Tout d’abord la reprise du verset 187 de la sourate 2 al-Baqarah [البقرة] : « Et j’ai pensé à ce verset du Coran qui dit de l’être aimé qu’il est un vêtement pour soi, comme on est un vêtement pour lui. » [p. 130][8]« L’être aimé, un vêtement. Le verset a tout dit. » [p. 221] Il faut noter que le verset 187 de la sourate 2 est beaucoup plus long et qu’il se trouve ici totalement reconfiguré. Pour … Continue reading  Et ensuite, dans la conversation avec le « boutiquier » de Tanger qui l’accueille et évoque le mot arabe Insan (être humain) qui donne son titre à la sourate 76 [الإنسان] : « Insan, ça sonne comme insa, oubli. L’homme, c’est celui qui oublie… L’homme ne s’appelle “homme” que parce qu’il oublie. » [p. 219]. Ainsi, au personnage de l’« humanitaire » disparu, le père de Kathleen, répond cet humain fondamentalement oublieux, oubliant, lacunaire.

Alors, pourquoi s’embarrasser de fictions ? La réponse est aussi que les « histoires » nous font un habit autant qu’elles nous habitent, et que le roman n’est pas un ars memoriae – un dépôt mémoriel – mais bien davantage une interrogation sur les lacunes, les trous de la mémoire.

Guillaume Cingal

Références

Références
1 On pourra l’écouter dans l’émission de radio « Au carrefour des mondes, avec le primo-romancier Walid Hajar Rachedi », RFI, 26 mars 2022.
2 La double conscience trouve son expression la plus aboutie, ironiquement, dans ce qui est (mais en est-ce une, par conséquent ?) une des seules coquilles du livre, dans le rêve prémonitoire de Malek au chapitre 15 : « c’est une autre déflagration qui met à terre avant l’heure : l’assassin porte son visage » (p. 252). Comme le contexte porte à le croire (4 pages plus loin, Malek fait une recherche Google « rêver de son sosie »), il faut lire mon visage.
3 À bien des égards, et jusque dans le dénouement, le roman de Walid Hajar Rachedi est un roman qui refuse d’être ou de devenir un banal roman de formation.
4 « Quel est ce pays d’Afrique du Nord où les Arabes ne sont que des ombres absentes sur un trottoir écrasé par le soleil ? » [p. 96] Malek parle ici de sa lecture de L’Etranger de Camus.
5 Jamal Mahjoub, Travelling with Djinns (2003), Traduction française de Jean Sévry : Là d’où je viens, Actes Sud, 2004.
6 Le chapitre 15 du roman de Walid Hajar Rachedi, qui s’achève sur un séjour réel en Algérie, n’est pas sans évoquer aussi la fin de Dos au soleil, le beau roman de Frédérique Germanaud sur l’identité pied-noir, qui se clôt sur un séjour fantasmé à Alger. On y trouve notamment cette phrase, qui résonne fortement avec le titre du roman de Rachedi : « Ont-ils peur que le paradis ne soit pas aussi beau qu’ils le chantaient ? » (Le Réalgar, 2019
7 Le sens que je donne à ce mot ici n’est pas celui de l’union harmonieuse entre les différentes Églises élaborée par Leibniz, mais, en un sens dérivé, la recherche du compromis à tout prix, l’idée que « tout finit par s’arranger » ou qu’il faut voir « le verre d’eau à moitié plein ». Peut-être qu’on peut avoir l’impression, en lisant ce roman, que le personnage de Malek penche un peu de ce côté-là, mais il me semble que le récit se tient aussi, sur ce point, à l’équilibre, en laissant en partie le champ libre aux lecteur·ices.
8 « L’être aimé, un vêtement. Le verset a tout dit. » [p. 221] Il faut noter que le verset 187 de la sourate 2 est beaucoup plus long et qu’il se trouve ici totalement reconfiguré. Pour une traduction en ligne, consulter par exemple le site Coran en ligne.

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