Occuper le terrain. — L’idée est familière, répétée ad nauseam : l’industrie culturelle est une machine à produire de la bêtise. L’assertion peut sembler valide, mais il est important de nuancer ce constat pour éviter une généralisation abusive.
L’industrie culturelle ne constitue pas un bloc homogène. Certaines de ses branches produisent en effet cet abêtissement des masses, facilitant ainsi l’accomplissement des tâches abrutissantes que la société exige d’elles. Cependant, d’autres secteurs fonctionnent différemment, favorisant plutôt l’émergence d’une fausse conscience de classe ou l’oubli de sa propre condition. Certains pourraient y voir une forme d’abêtissement, mais cela serait réducteur.
Inutile de penser que les masses sont plus stupides qu’elles ne le sont en réalité. Elles ont conscience des enjeux. D’ailleurs, n’est-ce pas une forme de finesse que de faire semblant d’être idiot dans un système où les dés sont pipés ?
Ainsi, en certaines circonstances, il serait même possible de prendre le contre-pied du poncif. Il n’y aurait alors qu’un pas, contre-intuitif d’apparence, qu’il faudrait oser franchir. Certaines branches de l’industrie culturelle susciteraient de la réflexion, voire même de la pensée ! Nous avons précédemment évoqué le divertissement politisé qui loin d’abrutir opère la fonction d’oubli par de la simili pensée critique ; prendre conscience de sa propre soumission en faisant accroire que par la compréhension de ces enjeux, il serait possible d’y échapper.
Ceci est bien évidemment un cas particulier, assez minoritaire, il faut dire. Le divertissement conventionnel — conventionné ? — met en œuvre une mécanique différente. Il opère à la fois sur le plan émotionnel accrochant ses victimes, puis ces dernières embarquées sur les rails du divertissement, elles s’y engagent intellectuellement. La chose n’est bien évidemment pas nouvelle, il s’agit une fois de plus de cette réification absolue que vise par l’organisation sociale.
Mangas et animés, football, séries et autres jeux vidéos…etc. Il suffit d’opérer une recherche sur n’importe quelle production de l’industrie culturelle pour découvrir une masse de contenus à leurs sujets. Pas simplement ceux des journalistes et autres critiques — dont la force de travail est alignée sur les exigences du marché de l’industrie culturelle se trouvant dans l’impossibilité de parler d’autre chose sous peine de perdre de l’audimat, mais également de celles et ceux qui le font gratuitement. Pour l’amour de l’art et/ou de sa passion ?
Des simples commentaires, vite absorbés aussi vite dissipés, aux analyses fouillées, disséquant dans les moindres détails ces productions, pérorant à leur sujet dans les moindres détails, le tout porté par une communauté — comme on dit aujourd’hui — consommant le contenu, y réagissant, confinant au syndrome de Stockholm collectif de l’aliénation.
Si la succession des fameuses 90 minutes minimales est la base du football en tant que spectacle, elles ne recoupent pas pour autant le plus gros de ce divertissement. Le temps qu’il occupe dans les esprits dépasse largement ces 90 minutes événementielles. Elles représentent seulement une sorte de référent commun sur lequel on s’appuiera pour développer un produit tout autre, le commentaire et l’analyse. Et pour comprendre, voire participer à ces débats, l’amateur de foot’ devra apprendre et maîtriser un panel de codes d’apparence spécifique à ce sport/spectacle : tactiques, techniques de management, économie, statistiques — et celles des joueurs, pris individuellement, mais également celles de l’équipe — et tout un ensemble d’autres paramètres.
Aussi futiles que puissent paraître de telles considérations, il n’en demeure pas moins qu’elles ne font pas leur lit sur la bêtise commune. Qu’on le veuille ou non, elles mobilisent certaines connaissances, elles suscitent de la pensée et de la réflexion en vue de les mettre en application sur des cas particuliers.
On pourrait même aller plus loin — et verser même dans une sorte de douce utopie — dans certaines conditions, l’amateur de foot’ peut prendre conscience du caractère éminemment marchand du monde au travers de sa passion pour le football. Il constatera que ce cher club duquel il s’est entiché et qu’il supporte — comme on dit dans le langage des consommateurs de spectacle — n’est rien d’autre qu’une entreprise comme une autre visant à lui faire cracher du pognon, et donc amasser du profit. Que la fameuse équité du sport recoupe celle de la performance économique. Que les dés sont aussi pipés dans son existence que dans sa passion.
Pourtant, c’est bien un mouvement inverse qui s’opère ; au lieu de remettre en cause les perspectives marchandes, elles sont naturalisées, l’existence est perçue par le prisme économiciste du foot. À trop se pencher sur la mare du divertissement, à y chercher une bulle d’oubli de ses conditions d’existence ; on s’y noie.
Mangas, animés et autres jeux vidéos, font eux aussi, la part belle à l’analyse. Ça permet de prolonger le divertissement, de ne pas quitter aussitôt le monde imaginaire et ses personnages au sein duquel on a été si longtemps immergé. Encore et toujours plus d’oubli, ne pas prendre le risque d’en briser la continuité. On est si bien dans cette cage, qu’on ne voudrait pas même la troquer contre une autre.
Et puis de voir ainsi tout un ensemble de productions — livres, podcasts, vidéos — consacré à sa passion, ça conforte le fan. Ce qu’il a aimé n’est pas aussi futile qu’il en a l’air, puisqu’il y en a autant à en dire, à en écrire. Il se satisfera également du caractère politique de certains commentaires ou analyses qui prêteront volontiers à ces divertissements des vertus émancipatrices, allant leur chercher avec les dents de la rhétorique et du sophisme une portée sociale, voire révolutionnaire.
Une fois de plus, pas d’abêtissement ici. Cet engagement intellectuel peut même traduire la compensation de l’abrutissement inhérent au travail exigé par l’organisation sociale. Ce travail où l’individu est interchangeable, ne requérant de ce dernier pas la moindre réflexion sinon l’effectuation de tâches standardisées. Il s’agira de pallier ce manque de stimulation intellectuelle qui aboutira même, dans certains rares cas, à une compréhension, là également, de la réification du monde. Il est possible alors de saisir les logiques de marché, de comprendre que ces œuvres (culturelles) ne sont pas épures et que leur production est alignée sur les besoins du marché et non les besoins réels.
Là encore ce n’est pas tout, puisque la prise de conscience du caractère marchand des productions culturelles peut aboutir à une sorte de lucidité cynique. Armé de la connaissance des enjeux marchands, l’individu pense échapper à l’aliénation par cette connaissance même. L’industrie culturelle sait capitaliser sur cette lucidité, canalisant la critique, l’incorporant à sa production. Les œuvres soi-disant ironiques, jouant des stéréotypes, représentent un exemple frappant en ce sens. Ainsi cette lucidité cynique se mie en simple supplément d’analyse, un divertissement réflexif qui ne remet jamais fondamentalement en question l’ordre social existant.
Quand l’industrie culturelle montre la chimère, il est toujours plus aisé de s’y plonger à corps perdu. C’est tellement plus facile ainsi, la perpétuation du cycle entre la dépense de la force de travail et son recouvrement n’en sera que plus douce.
La chose n’est bien évidemment pas nouvelle, il existe ainsi un marché de l’intellect, touchant aux différentes branches de l’industrie culturelle. On y achète des énigmes non pas sans importance, mais à l’enjeu moins crucial pour y perdre en lucidité. La pensée se mue dès lors en divertissante distraction, on discute, on pérore, on s’écharpe au sujet de tel ou tel sujet éloigné des enjeux réels. Huilant de la sorte d’autant plus la mécanique d’oubli à la base de l’industrie culturelle.
L’oubli passif, celui de s’affaler sur quelque chaise ou sofa, et de mirer, un téléphone soi-disant intelligent à la main, quelque spectacle se mue en un oubli actif, penser à autre chose en lieu et place de son aliénation et des manières d’y mettre potentiellement un terme.
Ainsi, en de nombreux cas, la tâche de l’industrie culturelle n’est pas tant d’abêtir les masses que d’occuper le terrain de la réflexion. Pendant du travail, en tant que catégorie, qui use de la force de travail et du temps de l’individu pour les besoins du marché et non pas les besoins communs. Le divertissement obéit à une logique similaire, sinon assimilable : travestir la réflexion pour ses besoins. Rien d’inédit là-dedans, exploiter la réflexion et la pensée, l’occuper, la dévier, pour faire advenir l’oubli — momentané — de l’aliénation, prolongeant cette dernière, l’étendre à des sphères qui vont par-delà le travail.