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Occuper le terrain. — Le poncif est bien connu, répété ad nauseam. L’industrie culturelle est une machine à produire de la bêtise. Son rôle est central, elle fait partie intégrante de ce qu’on appelle la
. Si le travailleur a besoin, pour revenir frais et prêt dès le lendemain de sa journée de travail, de se nourrir, se loger, se reposer, etc. Le loisir fait également partie des nécessités.Il doit se changer les idées, comme on dit trivialement. Et c’est là qu’entre en jeu le divertissement, ce dernier se doit d’être calibré pour des individus dont l’énergie a été déjà absorbée. Il faut qu’il soit assez facile pour demander le minimum d’efforts. Ainsi s’explique (en partie du moins) son caractère abrutissant.
Il n’est pas nécessaire de prendre les gens pour plus bêtes qu’ils ne peuvent l’être. Ils ont bien conscience des enjeux ; jouer à l’idiot dans un système où les deux sont pipés n’est-ce pas là faire preuve d’une certaine finesse ?
On suppose souvent que les individus sont dupes du système qui les entoure, mais est-ce vraiment le cas ? Beaucoup perçoivent les règles faussées du jeu économique et social. Dès lors, adopter une posture d’ignorance feinte ou jouer le jeu tout en sachant qu’il est truqué peut être une stratégie, non pas de naïveté, mais de lucidité déguisée.
Ainsi, en certaines circonstances, il serait même possible de prendre le contre-pied du poncif. Il n’y aurait alors qu’un pas, contre-intuitif d’apparence, qu’il faudrait oser franchir. Certaines productions de l’industrie culturelle susciteraient de la réflexion, voire même de la pensée !
Nous avons précédemment évoqué le divertissement politisé qui, loin d’abrutir, opère la fonction d’oubli par une simili–pensée critique ; prendre conscience de sa propre soumission en faisant accroire à consommateur·ice·s qu’il serait possible d’y échapper en comprenant les enjeux.
Ceci est bien évidemment un cas particulier, assez minoritaire, il faut dire. Le divertissement conventionnel — conventionné ? — met en œuvre une mécanique différente. Il accroche d’abord ses victimes avec une histoire. Une fois embarquées sur les rails du divertissement, elles s’y engagent intellectuellement — la chose n’est bien évidemment pas nouvelle.
Il suffit d’opérer une recherche sur n’importe quelle production de l’industrie culturelle pour découvrir une masse de contenus à leurs sujets. Et on ne parle pas ici uniquement des journalistes culturels et autres critiques, dont la
Cela va des simples commentaires, rapidement consommés et oubliés, aux analyses approfondies qui examinent ces productions sous toutes leurs coutures. Chaque détail est scruté, disséqué, dans un processus porté par une communauté — comme on dit aujourd’hui — qui consomme le contenu, y réagit et alimente ainsi un cycle sans fin de consommation et de réactions. Un engrenage aux allures de syndrome de Stockholm collectif de l’aliénation.
À force d’investissement émotionnel et intellectuel dans ces produits culturels, le spectateur en vient non seulement à accepter sa condition d’aliéné, mais à la justifier, voire à la défendre. Il ne se contente plus de consommer ces contenus : il y adhère activement, les érige en objets de passion, et se rend complice de sa propre captation. L’industrie culturelle ne se contente donc pas de divertir ou d’anesthésier : elle façonne des liens affectifs puissants entre les individus et ce qui les enchaîne, rendant la critique de ce système d’autant plus difficile à formuler et à accepter.
Prenons un exemple concret, le pire peut-être : le foot. Beaucoup considèrent ce spectacle comme la machine à abrutir par excellence. Si la succession des fameuses 90 minutes minimales est la base du football en tant que spectacle, elles ne recoupent pas pour autant le plus gros de ce divertissement. Le temps qu’il occupe dans les esprits dépasse largement les matchs. Ces derniers représentent seulement une sorte de référent commun sur lequel on s’appuiera pour développer un produit tout autre : le commentaire et l’analyse.
Pour comprendre, voire participer à ces débats, l’amateur de foot’ devra apprendre et maîtriser un panel de codes d’apparence spécifique à ce sport/spectacle : tactiques, techniques de management, notions économiques… ainsi que les statistiques des joueurs, considérées individuellement, et celles de l’équipe dans son ensemble, sans oublier divers autres paramètres.
Aussi futiles que puissent paraître de telles considérations, il n’en demeure pas moins qu’elles ne font pas leur lit sur la bêtise commune. Qu’on le veuille ou non, elles mobilisent certaines connaissances, elles suscitent de la pensée et de la réflexion en vue de les mettre en application sur des cas particuliers.
On pourrait aller plus loin, jusqu’à frôler une douce utopie : dans certaines conditions, l’amateur de foot’ peut prendre conscience du caractère éminemment marchand du monde au travers de sa passion pour le football. Il constatera que ce cher club duquel il s’est entiché et qu’il supporte — comme on dit dans la langue des amateurs de foot — n’est rien d’autre qu’une entreprise comme les autres. Elle ne vise qu’à lui faire cracher du pognon, et donc amasser du profit.
À suivre deux ou trois saisons de football et autant de compétitions, il pourra assez vite se rendre compte que la fameuse équité du sport recoupe celle de la performance économique. Que les dés sont aussi pipés dans son existence que dans sa passion. Pourtant, c’est bien un mouvement inverse qui s’opère. Au lieu de remettre en cause les perspectives marchandes,
elles sont . L’existence est alors perçue par le prisme de l’économie. Ainsi se forge .À trop se pencher sur la mare du divertissement, à y chercher une bulle d’oubli de ses conditions d’existence ; on s’y noie.
Ce qui n’était qu’un refuge devient un horizon indépassable. À force de s’absorber dans le divertissement, ce dernier finit par structurer la perception du monde.
Mangas, animés et autres jeux vidéos font, eux aussi, la part belle à l’analyse. Ça permet de prolonger le divertissement, de ne pas quitter aussitôt ses personnages qu’on a côtoyés, ce monde imaginaire dans lequel on s’est si longtemps immergé. Encore et toujours davantage d’oubli ; ne pas prendre le risque d’en briser la continuité. On est si bien dans cette cage, on ne voudrait pas même la troquer contre une autre.
Et puis de voir ainsi tout un ensemble de productions — livres, podcasts, vidéos — consacré à sa passion, ça conforte le fan. Ce qu’il a aimé n’est pas aussi futile qu’il en a l’air, puisqu’il y en a autant à en dire, à en écrire. Il se satisfera également du caractère politique de certains commentaires ou analyses qui prêteront volontiers à ces divertissements des vertus émancipatrices, leur attribuant, au prix d’acrobaties rhétoriques et sophistiques, une portée sociale, voire révolutionnaire.
Une fois de plus, pas d’abêtissement ici. Cet engagement intellectuel peut même traduire la compensation de l’abrutissement inhérent au travail. Ce dernier qui ne requiert pas la moindre réflexion, sinon l’effectuation de tâches standardisées. Dans ce cadre, le divertissement constituera un palliatif. On réfléchira à la cohérence des intrigues, à la narration, au caractère vraisemblable (ou non) de telle ou telle situation, etc.
Cela aboutira même, dans certains rares cas, à une compréhension, là également, de la
du monde. Il est possible alors de saisir les logiques de marché, de comprendre que ces œuvres (culturelles) ne sont pas épures et que leur production est alignée sur les besoins du marché et non les besoins réels.Là encore, ce n’est pas tout, puisque la prise de conscience du caractère marchand des productions culturelles peut déboucher sur une sorte de lucidité cynique. Armé de la connaissance des enjeux marchands, l’individu pense échapper à l’aliénation par cette connaissance même. L’industrie culturelle sait capitaliser sur cette lucidité, canalisant la critique, l’incorporant à sa production. Les œuvres soi-disant ironiques, jouant des stéréotypes, représentent un exemple frappant en ce sens. Ainsi cette lucidité cynique se mue en simple supplément d’analyse, un divertissement réflexif qui ne remet jamais fondamentalement en cause l’ordre social existant.
Ce qui aurait pu être un levier critique devient un simple ingrédient du divertissement, une touche d’autodérision qui donne l’illusion d’une prise de recul sans jamais rompre avec le cadre idéologique dominant. Cette lucidité, loin d’émanciper, devient un argument de vente : elle rassure le spectateur en lui donnant le sentiment d’être au-dessus de la masse naïve, tout en le maintenant dans la même mécanique de consommation. Ainsi, la critique elle-même devient une marchandise, intégrée au cycle du spectacle, neutralisant toute possibilité de rupture réelle.
Quand l’industrie culturelle montre la chimère, il est toujours plus aisé de s’y plonger à corps perdu. C’est tellement plus facile ainsi : la perpétuation du cycle entre la dépense de la force de travail et sa reproduction n’en sera que plus douce.
La chose n’est bien évidemment pas nouvelle, il existe un marché de l’intellect, touchant aux différentes branches de l’industrie culturelle. On y achète des énigmes non pas sans importance, mais à l’enjeu moins crucial. On y perd en lucidité.
Dès lors, la pensée se mue en distraction divertissante : on discute, on s’enflamme, on s’écharpe au sujet de tel ou tel sujet éloigné des enjeux réels. Ça huile d’autant plus la mécanique d’oubli à la base de l’industrie culturelle.
L’oubli passif, celui de s’affaler sur quelque chaise ou sofa, et de mirer, un téléphone soi-disant intelligent à la main, quelque spectacle se mue en un oubli actif, penser à autre chose en lieu et place de son aliénation et des manières d’y mettre potentiellement un terme.
Ainsi, en de nombreux cas, la tâche de l’industrie culturelle n’est pas tant d’abêtir les masses que d’occuper le terrain de la réflexion. Elle représente l’envers du travail, en tant que catégorie. Alors que celui-ci use de la force de travail et du temps de l’individu pour les besoins du marché et non pas les besoins communs. Le divertissement obéit à une logique similaire, sinon assimilable : travestir la réflexion pour ses besoins.
Rien d’inédit là-dedans, exploiter la réflexion et la pensée, l’occuper, la dévier, pour faire advenir l’oubli — momentané — de l’aliénation, prolongeant cette dernière, l’étendre à des sphères qui vont par-delà le travail.