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Transforme ta passion en métier et tu ne travailleras plus jamais. — Elle était donc là, la solution universelle à la pénibilité du travail ! Ainsi se règle d’elle-même la question de l’exploitation qui lui est inhérente.
Des siècles de réflexion, des kilomètres de papier, des luttes et des grèves… alors que le remède était là, sous nos yeux.
Par la magie de la passion, tu ne ressentiras plus rien des affres du travail. Le sédatif parfait, pas vrai ?
Ô toi que la
destine aux tâches les plus harassantes et les plus répétitives : passionne-toi, dès maintenant, pour l’inertie de ces heures que tu passeras enfermé dans un open-space, à cliquer à tour de doigt.Ô toi, futur·e manutentionnaire, parcours dès à présent des kilomètres guidé par ton téléphone. Apprends à t’enthousiasmer pour le jeu piste infini que te réserve le métier de cariste. Toi qui slalomeras entre les rayonnages guidé par un appareil attaché à ton avant-bras.
À défaut d’échapper à la mécanique du travail, développe une passion.
Alors que tu te tues à la tâche, ça deviendra ta bouée de sauvetage ou ta bulle — choisis la métaphore qui te convient. Elle fera partie intégrante de ce cycle infini entre le travail et le repos ; entre la dépense de la
et sa .Pendant ta journée de boulot, tu y penseras, à cette activité-loisir, une fois cette dernière achevée, tu t’y mettras.
Une parenthèse.
Ça rendra l’exploitation quotidienne et les obligations de la vie normée, plus supportables. Cette passion absorbera dès lors une bonne partie de ce temps considéré comme libre.
… ce temps soi-disant libre, n’est considéré comme tel qu’en regard du temps de travail. En cela, il en est le négatif, le produit même. Susceptible, à son tour, d’être marchandisé par le divertissement notamment. Voir, à ce sujet, notre texte : À la sauce mainstream ou engagée, les divertisseurs te bouffent
Tout le monde, ou presque, a sa petite lubie comme ça. Un domaine particulier, derrière les oripeaux de monsieur et madame tout le monde, dès que tu l’évoqueras en sa présence, il ou elle te semblera se réveiller d’un long sommeil, il ou elle se mettra à parler, disserter même avec… passion. Étalant des connaissances quasi infinies au sujet de tel ou tel domaine spécifique.
Mais cette passion, ce sujet ou cette activité qui passionne, elle ne viendra sûrement pas de nulle part. Ce que tu prends pour un goût personnel, une inclination naturelle, aura souvent été suscité par une tendance.
Le foot ? Il est partout, surmédiatisé, irriguant jusqu’au moindre fil d’actualité.
Les jeux vidéo ? Une industrie pesant des milliards, formatant dès l’enfance les attentes et les pratiques.
La littérature ? Idem. Elle aussi est une marchandise, portée par les modes et les recommandations algorithmiques.
Alors oui, tu pourras croire que ces passions sont le fruit d’une découverte, d’un hasard, d’une affinité intime.
Toutes les passions n’ont pas la même valeur, on se moque volontiers des lubies d’un tel, alors que soi-même on est accroché à quelque chose de tout aussi insignifiant.
Chaque époque valorise ses propres hobbies, ceux qui s’insèrent sans heurt dans la structure marchande.
Et c’est bien de cette compatibilité que surgit bien souvent le déclic. Ce moment où tu te dis, comme ça, et cette activité passion que je tiens ainsi depuis des années, voire des décennies, et si j’en faisais quelque chose de monnayable ?
Sous l’empire du capital, la nécessité de (sur)vivre nous pousse à tout envisager sous l’angle de la rentabilité. Rien ne doit y échapper, pas de temps gâché, parce qu’on le sait, bien : le temps, c’est de l’argent.
La nécessité de la (sur)vie, sous le soleil du capital, nous fait tout lorgner du côté de la rentabilité. Rien ne doit y échapper, pas de temps gâché, parce qu’on le sait, bien : le temps, c’est de l’argent.
Tu te lanceras alors, tu auras l’impression de reprendre la main sur ton quotidien, de t’extraire de l’ennui du salariat. Mais ce n’est pas la liberté qui t’attend : c’est le marché.
Transformer une passion en métier, ce n’est pas simplement en vivre (matériellement), c’est avant tout se conformer aux exigences structurelles du travail : produire pour être rentable, s’adapter aux attentes, non pas d’un cercle restreint, mais de consommateurs — donc du marché. Ainsi, se plier aux contraintes de la visibilité et de la concurrence — donc de l’accessibilité — et nous avons exploré les effets de cette dernière.
Le piège se referme. Ce que tu fabriquais auparavant en fonction d’usages réels, d’exigences concrètes, disparaît au profit d’un modèle calibré pour la rentabilité. Tu te heurtes à la nécessité d’un format reproductible, vendable. Ça ne servira pas tant aux gens, mais au marché.
Comme l’écrit Bruno Astarian dans Abolition de la valeur : « Dans le cas du travail salarié, l’ouvrier ne participe pas à la définition de la valeur d’utilité. […] On ne dit pas à l’ouvrier : « Fais des tables. » On lui dit : » Voici un panneau de bois, découpe un rectangle de telle dimension. Voici cinq planches et de la colle : fais un tiroir. » » De même que la valeur d’utilité de la table a été définie de façon normative pour celui qui a besoin d’une table, de même l’ouvrier [ou ce producteur soi-disant indépendant] qui la fabrique n’a pas le choix de la façon de faire une table. [Bruno Astarian, L’abolition de la valeur, Entremonde, 2017,p.132-133.]
La standardisation des produits impose une méthode rigide et détermine les gestes de celui qui les fabrique. Ainsi, ce ne sont plus les usages réels qui définissent les objets, mais les impératifs du marché.
Le bois que tu aimais façonner à ta manière, les tables que tu fabriquais adaptée à l’usage particulier, non, non, ça ne fonctionne pas comme ça. Faut standardiser, faire ce à quoi s’attendent les consommateurs, ce à quoi les a habitués le marché.
Tu voulais juste partager tes dessins sur Instagram ? Désormais, l’algorithme te dicte ton rythme de production.
Tu aimais jouer à des jeux vidéo ? Oublie les « œuvres » de niche qui n’intéressent personne. Maintenant, tu dois « optimiser ton contenu » pour captiver ton audience. Parler de ce qui fait l’actu’.
Le capitalisme ne t’impose pas tant un travail, mais un mode de production quel que soit le travail. Par-dessus le marché, il te fait croire que c’est toi qui l’as choisi.
Une vidéo YouTube sur un sujet de niche ne fera pas le même score qu’un contenu calibré pour les tendances. Un artisan devra rationaliser sa production pour répondre à la demande. Même l’écrivain auto-édité n’échappe pas aux logiques du référencement et des algorithmes.
Avant, ta passion existait en-dehors du marché, dans un espace et un temps suspendus : sortis du circuit de la valeur marchande — du moins en apparence.
Dès lors qu’elle devient un moyen de subsistance, elle se plie aux mêmes impératifs que n’importe quelle activité économique.
Ce n’est pas tant la passion qui transforme le travail, mais bien le travail qui absorbe et restructure la passion à son image.
Il ne s’agit plus de faire ce que tu aimes, mais de tenter d’aimer ce que le marché te permet de vendre.