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La critique politique la plus répandue repose souvent sur un malentendu, sinon une illusion : l’État et ses dirigeants échoueraient à prendre les bonnes décisions. Ils seraient, au mieux, incompétents, au pire, ignares.
En gros, une personnalisation du pouvoir. L’industrie culturelle n’est pas étrangère à ces réflexes. Plutôt que d’analyser les structures, elle privilégie souvent la mise en scène d’un antagoniste identifiable, une figure du « méchant » à abattre.
Ce penchant pour la personnalisation se retrouve dans certaines formes de contestation, où l’attention se focalise sur des figures politiques spécifiques, comme si leur remplacement pouvait suffire à changer la donne.
Par ailleurs, nombre de ces divertisseurs politiques — évoqués précédemment — exploitent ce filon. Bien sûr, il est tentant de se prêter au jeu – mais à force de scruter ces visages et ces noms, on finit par perdre de vue la machine qui les produit en série.
Si ces prétendus dirigeants politiques sont certes ignares, il est tout de même nécessaire de pondérer l’affirmation selon laquelle ils ne prendraient pas les bonnes décisions.
En effet, ce dernier point dépend de la position qu’ils occupent. Un ministre du budget qui facilite l’évasion fiscale de certaines entreprises, une députée qui s’oppose aux intérêts de ses électeurs : ce ne sont ni des paradoxes ni des contradictions. Non, tout cela est parfaitement cohérent avec leur rôle au sein de l’organisation sociale. Ils et elles appartiennent à
, dont la fonction première est d’assurer la perpétuation de l’ordre existant.Tout est bien à sa place. Aucun bug dans le logiciel et pas le moindre problème. Ces élu·e·s et autres nommé·e·s exécutent la bonne partition.
Le fait même qu’ils et elles aient pu atteindre ces sphères-là du pouvoir accrédite ce fait. Cela prouve leur capacité d’adaptation à l’organisation sociale en tant que telle, qu’ils et elles ont
la marche de ce monde, telle que mise en œuvre par le système capitaliste.Cette compatibilité ne relève pas seulement d’une adhésion opportuniste, mais d’un conditionnement profond. La formation de ces encadrant·e·s — qu’elle passe par les grandes écoles, les cercles d’influence ou l’apprentissage sur le terrain politique — ne consiste pas tant à leur inculquer un savoir qu’à leur enseigner un mode de perception du monde.
Bien plus, les savoirs qu’ils et elles ont pu acquérir sont calibrés pour servir et asseoir l’exploitation. Le monde vu dans et par la quadrature du cercle capitaliste dans et par lequel ils et elles sont né·e·s, ont grandi.
C’est là que réside la véritable force du pouvoir : il ne contraint pas seulement les corps, il façonne les esprits, jusqu’à rendre ses propres logiques indiscutables.
La politique, c’est leur travail : à partir de ce simple constat, on saisit d’autant mieux la portée de leurs actions.
Exercer un métier ce n’est pas simplement en vivre (matériellement). C’est avant tout se conformer aux exigences structurelles de ce travail et du travail en général : produire pour être rentable, s’adapter aux attentes, non pas d’un cercle restreint, mais de consommateurs — donc du marché.
Tout comme l’ouvrier ne choisit ni la couleur ni la méthode d’assemblage des marchandises qu’il produit à la chaîne, les agents politiques n’ont guère plus de latitude dans les décisions qu’ils appliquent.
Certes, il peut y avoir des dissensions, quelques désaccords sur la manière de mener les affaires. De petites querelles, en somme, aussi importantes que le choix de la couleur de ses chaussettes en plein hiver.
Rien de bien consistant, mais dans l’ensemble tout le monde est bien conscient du travail à faire. Il consiste à fournir les conditions nécessaires à la perpétuation des rapports de domination.
Leur rôle d’encadrant réside principalement dans la manière dont ils parviendront à assurer l’équilibre le plus optimal entre l’exploitation et la pacification des masses.
Dans cette perspective, gouverner c’est affiner l’art subtil de l’extraction de la
.Maximiser l’usure des corps, optimiser la rentabilisation du temps (supposé) libre des travailleurs par la consommation. Trop brutale, la saignée du travailleur risque de conduire à la révolte ; trop douce, elle lui laisserait assez de temps pour comprendre assez adéquatement sa condition.
En vue de faire avaler au mieux cette pilule au travailleur, il s’agira de mobiliser tout un panel de leviers : stigmatisation des chômeurs, de certains corps de métier, xénophobie, misogynie, sans oublier le racisme — ce dernier faisant figure de passage obligé.
Le recours à de telles méthodes ne relève pas seulement de la stratégie politique, mais constitue l’une des dimensions fondamentales du pouvoir dans l’État capitaliste.
Elles permettent, d’une part, l’instillation d’une
au sein des masses. Au lieu de s’identifier aux étrangers comme membres d’une même classe exploitée et dominée, on va plutôt accréditer les thèses racistes.On retrouve, parmi les premières lignes de défense des politiques xénophobes, une catégorie d’étrangers convaincus qu’ils ne seront pas la cible des mesures qu’ils soutiennent. Ils pensent avoir franchi la ligne, s’être distingués, mérité leur place. Ils jouent le jeu des assignations, persuadés qu’en s’alignant sur les normes dominantes, ils éviteront d’être relégués au rang de l’ennemi intérieur. Mais le privilège qu’ils croient acquérir n’est qu’un sursis. La distinction n’est pas une issue, c’est une impasse, un surcroît d’aliénation qui, en dernière instance, ne les sauvera pas.
D’autre part, ces stratégies de contrôle construisent des chaînes de commandements et de dominations. Elles gravent dans le marbre les hiérarchies sociales. Il est plus aisé d’accepter d’être rabaissé lorsqu’on peut soi-même en rabaisser d’autres.
Ainsi se dessine une organisation sociale avec d’un côté les premiers de cordée, et au bout, les derniers : qui en ces temps est, le plus souvent, l’émigré pauvre
Au fond, les formations politiques et leurs agents, tant dans leurs discours que dans leurs actions, ne se distinguent que par la manière dont ils espèrent organiser l’exploitation de la force de travail.
Quand certains optent pour l’austérité et la dérégulation brutale, d’autres penchent pour des compromis sociaux censés garantir un minimum de cohésion. Avec la carotte ou le bâton, l’objectif reste le même : préserver le travail comme rapport social, c’est-à-dire l’exploitation des travailleurs.
Ici encore, la fausse conscience de classe opère à plein régime. Le discours dominant exalte l’indépendance du citoyen, sa capacité à « vivre à la force de ses bras », comme si l’enjeu du travail se résumait à une affaire de mérite individuel. Mais cette rhétorique masque l’essentiel : ce n’est pas tant la valeur du labeur qui est en jeu que la nécessité de perpétuer le système.
Les divergences politiques ne portent que sur la méthode. Tandis que les uns célèbrent l’entrepreneur héroïque, les autres se posent en garants d’un travail « digne », promettant des hausses de salaires et quelques aménagements. L’objectif demeure inchangé : maintenir le travail, veiller à ce que l’assignation productive ne vacille pas, car c’est sur cette dépendance au travail que repose l’ordre capitaliste.
Ainsi, si l’on critique la politique sans questionner la centralité du travail, on en reste à des ajustements internes au système. Tout le monde, ou presque, semble oublier que le travail n’est pas simplement une « activité humaine » mais une forme historique spécifique : une mise en dépendance des individus à la production marchande.
Le travail n’est pas qu’un pilier du capitalisme, il en est la condition de survie. Tant qu’il restera une évidence, tout le reste ne sera que gesticulation. L’enjeu n’est pas de l’aménager, mais d’en finir.