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Créer un poncif, c’est le génie — Le vers est de Baudelaire1 ; il fait désormais figure, lui-même, de poncif. Cité ad nauseam, il applique à la création littéraire l’idée, bien admise aujourd’hui, que la visée de toute production est d’être immédiatement saisissable, et par conséquent reproductible. Ainsi le but du travailleur de la langue serait in fine de produire des syntagmes qui s’intégreraient à l’usage le plus courant de la langue, celui du quotidien. Que ces créations rejoignent, pour ne citer que cet exemple, ces mobilisées sans même qu’elles ne soient reconnues comme telles…
Si le ou la créateur·ice de ces productions est socialement valorisé ; gare à celle ou celui qui en use ou en abuse… Pourtant, un poncif ne peut exister qu’à la condition d’avoir été massivement mobilisé. Sa valeur, il l’acquiert dans et par sa capacité à circuler — dans l’usage même de ceux qu’on juge sévèrement pour en avoir usé. C’est, à peu de chose près, la logique capitaliste qui affecte ici la langue même : la valeur du poncif provient in fine d’une exploitation de masse.
Pour autant, le poncif et le lieu commun ont, encore aujourd’hui, leurs défenseurs et leurs chantres. Pour beaucoup, ces productions représenteraient, littéralement, le lieu commun de la langue. En témoigne la manière dont nombre d’échanges badins se concluent par quelque adage ou expression convenue. D’ailleurs, les citations dûment mises en scène sous forme de mème n’en constituent-elles pas d’ailleurs la conversion sur le support web 2.0 ?
Ainsi le lieu commun serait à appréhender comme un usage commun — voire collectif — de la langue. Le lieu commun et le poncif constitueraient un dépassement de l’individualisme, de l’originalité (innovation) imposée par l’organisation sociale marchande. Mais de telles considérations effacent l’essentiel ; la structure.
Ces lieux communs qui semblent, de prime abord, exprimer le vécu concret des individus sont d’une part engendrés par l’organisation sociale même au sein de laquelle ils ont été produits et où ils continuent d’être mobilisés. Bien plus, ils sont , par leur truchement les codes de l’organisation sociale ne sont pas seulement ; ils accèdent au statut de faits vérifiés et vérifiables — comme vu précédemment avec le concept d’indépendance. Le lieu commun ne dit rien du monde : il le reconduit.
Les exemples abondent, nous en avons exploré plus d’une quarantaine jusqu’ici ; le plus récent, le temps c’est de l’argent, une telle phrase n’a pu émerger que dans le contexte d’une organisations sociale où le temps est devenu marchandise. Nous sommes également revenus sur la transformation radicale subie par l’expression :
« Il faut un temps pour tout ».
Le lieu commun constitue donc une base idéologique (dominante) sur laquelle vivent les individus et conçoivent le monde. Chez Aristote, le concept désigne le fait d’appréhender un objet par le biais catégories logiques ; lieu (topoi) représente, en somme, les prémisses valides sur lesquelles fonder un raisonnement — pour le dire autrement, il s’agit de l’amorce ou du point de vue à partir duquel on examine une question. Quant à l’adjectif commun (koinoi], il renvoie à des prémisses si générales qu’elles peuvent être appliquées indifféremment à divers types de sujets — en cela, « commun » s’oppose à « spécifique ».
Ainsi, s’agissait-il de développer un cadre de raisonnement applicable à une diversité d’objets. Ce n’est qu’avec Cicéron, puis la rhétorique latine, que ces topos seront associées de manière systématique aux trois genres de discours (délibératif, épidictique et judiciaire), chacun d’entre eux mobilisant des lieux communs qui lui sont propres — le juste et l’utile pour le délibératif, le nombre et le honteux pour l’épidictique et le vrai et le faux pour le judiciaire.
Les lieux communs fonctionnaient dès lors comme des références communes qui rendaient le discours intelligible au sein d’une communauté ; ils n’ont alors pas le caractère figé des lieux communs tels que qu’on les conçoit aujourd’hui, à savoir des formule toutes faites que résume bien l’usage du terme poncif.
Parce que le poncif, à la base, c’est l’équivalent de ce que nous appelons le pochoir : « feuille de papier comportant un dessin piqué de multiples trous que l’on reproduit en pointillé (sur une surface quelconque) en passant une ponce sur le tracé. »[Définition tirée du Centre National des Ressources Textuelles et Lexicales] Ainsi, est-ce d’abord et avant toute chose l’idée de reproductibilité qui a présidé à la généralisation de l’usage (figuré) du terme poncif pour désigner une phrase ou une idée ressassée.
Et que les premières occurrences de cet usage (figuré) du terme datent du XIXe siècle n’est certainement pas dû au hasard, puisqu’elles cristallisent la tension engendrée par le reproductibilité technique. Ici, appliquée à la langue. Le lieu commun cesse d’être rhétorique, art de l’expression. Il se mue en technique de reproduction, rationalisée, standardisée. La pensée, la langue et l’expression passent au pochoir ; elles se muent en .
C’est essentiellement là que se nouent les controverses advenues à partir du XIXe siècle autour du lieu commun ; elles témoignent de sa mutation en poncif. Tension entre singularité (proclamée) et standardisation effective. Elles recoupent l’une des (supposées) contradictions capitalistes ; chaque œuvre, chaque objet, chaque discours est conçu pour être unique, mais selon les exigences et les prescription du marché — à savoir être immédiatement assimilable et étant reproductible par le fait, notamment, de naturaliser un ordre du monde existant.
Créer un poncif, c’est donc non seulement reconduire l’organisation sociale marchande, mais aussi participer à sa naturalisation. Les poncifs sont autant de condensateurs : ils cristallisent les contradictions capitalistes incorporées. Ils encodent les règles abstraites du capitalisme dans et par un vécu qui se prétend concret. Ainsi sont-ils à la fois symptômes et moteurs. Il suffit de les suivre, les uns après les autres, d’en déplier les logiques jusqu’à la contradiction — pour mettre au jour celles du capitalisme.
1 Charles Baudelaire, «Fusées», Œuvres complètes, t1, coll. Pléiade, Gallimard 1961, p.1260.
