Produire pour ne pas exister

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On publie trop de livres, programme trop de jeux, fait trop de films, trop de vidéos, de podcasts, en somme de « contenus » — En voilà du poncif, largement partagé, sous des modalités différentes. Discours charnière, porté tant par les antiproductivistes décroissants, les réactionnaires et même les chantres du marché. Les justifications diffèrent : les un·e·s invoquent la valeur d’usage, d’autres la noblesse culturelle supposée, l’élitisme ou encore la maximisation de l’efficacité marchande. Rares sont les énoncés qui parviennent à fédérer ainsi autant de perspectives politiques.

Derrière cette diversité de discours : une même logique : tri, contrôle et hiérarchie. En un mot, un filtre — présenté comme neutre, rationnel voire juste. De l’autre côté de la chaîne, produire est avant toute chose question de (sur)vie ; produire pour être visible, vendu. Contenter non pas cette fiction marchande que représente le public (les consommateurs) ; le marché. Produire selon ses normes, ses codes ; s’aligner tant et si bien que cela revient à nier le geste productif, puisqu’en définitive, ça sera du vide, de la coquille vide.

Cette coquille — vide ou non — est structurellement nécessaire aux producteurs, puisque l’entité marchande — public/consommateur —ne peut être atteinte qu’en se soumettant aux filtres régulateurs et normalisants du marché — accessibilité → bien-être → feel-good careneutralisation politique.

Le marché est l’instance qui formate, non pas tant la forme ou la réception des contenus, mais les attentes du public/consommateur, ce dernier étant, à son tour, une créature du marché — en partie du moins.

En partie —insistons là-dessus — car les individus qui forment cet agrégat public/consommateurs perçoivent bien — ne serait-ce que de manière impressionniste et de surface — certaines mécaniques qui régissent le marché ; les effets de modes, de tendances, le bullshit des discours publicitaires… De la même manière que les producteurs, ces individus sont également contraints par le travail et son envers — le temps mythologiquement libre. Dans ce cadre, l’attirance ou non vers une production quelconque ne s’opère pas à l’aune de besoins réels, mais de besoins découlant de ces vies menées sous contrainte.

Il devient dès lors nécessaire de recourir à des intermédiaires pour guider le choix ; car, d’un côté, il y a une contrainte de temps et d’énergie et profusion capitaliste de l’autre ; le consommateur/public doit dès lors se fier constamment à la machinerie de la prescription, critique, conseil, influence qui à son tour s’organise comme un marché à part entière.

Donc, on y revient, on produit trop, n’est-ce pas ? Une réduction de la production permettrait dès lors de s’y retrouver, non ?

Affirmer qu’on produit trop renvoie non pas à une contestation quelconque de l’organisation sociale marchande, mais s’avère, en définitive, tout à fait compatible avec les logiques qui le structurent : contrôle et concurrence accrues, division sociale du travail aggravée, gravée d’autant plus dans le marbre — puisqu’il y a un tri, une hiérarchie à opérer, il s’agira d’expliquer à ces gens que la voie est bouchée, et cela ne se fait jamais sans coercition.

Cette dénonciation du trop n’est in fine qu’un contrôle supplémentaire opéré sur les productions — culturelles ou non. Elle est naturalisation de la rareté légitime ; elle renvoie à la logique méritocratique qui juge d’abord des productions qui devraient exister ou non, et par-là même de la légitimité de certain·e·s producteur·ice·s.

Cette dénonciation du trop quand elle est détachée d’une remise en cause structurelle des procédures non pas de production, mais de réception ; ne prenant pas en compte — ou rarement — les effets normalisants du marché devient à la lettre une forme de dictature — puisqu’elle dicte ce qui est nécessaire/légitime ou non.

Si l’on prenait en compte les effets normalisants du marché, il ne viendrait à l’esprit de personne d’affirmer avec tant de légèreté : il y a trop. Tous et toutes s’accorderaient plutôt à regretter le manque de productions (culturelles ou non) agencées en vue de l’émancipation et non selon ceux du marché et des existences sous contraintes.

Le trop masque le manque — d’affranchissement, d’émancipation.

Refuser le public, comme catégorie marchande. Penser les subjectivités, les lieux d’écarts, de manques, de possibles inorganisés.

Pas assez, pas assez de productions qui ne se contentent pas d’opposer une résistance, mais qui s’agencent en-dehors, envers, contre le marché et son public. Un tel geste ne peut être engendré qu’à la suite d’une coupure nette, radicale avec ce monde marchand ; y renoncer, à lui, à ses catégories : public, créateur, consommateur, producteur, valeur — artistique comme économique —, visibilité.

Sauter, à pieds joints, dans le vide — pour mieux disparaître → seule possibilité d’atteindre (peut-être) besoins → désarticulés du marché = individus ≠ public → faire œuvre sans adresse, conditions ni retours

Sauter, à pieds joints, dans le vide — pour mieux disparaître. C’est peut-être la seule manière d’atteindre des besoins détachés des structures du marché : non pas un public, mais des individus. Faire œuvre sans adresse, sans condition, sans retour.

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