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Le pluriel ne vaut rien à l’homme et sitôt qu’on / est plus de quatre, on est une bande de cons — Ce couplet exprime un vieux soupçon : celui des effets prétendument abêtissants de la foule. L’idée est tenace, ressassée (et recyclée !) depuis des siècles. On en a même tiré pas mal de théories, pour le moins fumeuses.

La théorie de Gustave Le Bon, baptisée pompeusement Psychologie des foules, illustre assez bien le genre de fables idéologiques produites par la bourgeoisie pour rendre illisibles les mouvements collectifs.

Il ne s’agit plus de comprendre pourquoi des individus se rassemblent (misère, exploitation, précarité, domination), mais d’expliquer qu’ils cessent, une fois réunis, d’être des sujets pensants. Une foule, dans cette logique, ne saurait être autre chose qu’un corps monstrueux, livré à l’irrationnel. La figure des zombies grave par ailleurs efficacement cela dans les consciences.

Gustave Le Bon produit ainsi une idéologie sur mesure : l’ordre social se trouve exonéré de toute responsabilité, et les mouvements collectifs, dépolitisés par définition, peuvent être discrédités avant même d’avoir été compris.

En somme : un mythe bourgeois destiné à conjurer la possibilité même de la lutte de classe sous une autre forme que celle, convenue, de l’individu isolé.

L’industrie culturelle a d’ailleurs développé une appétence toute particulière pour ce genre de fumisteries… On ne compte pas le nombre de romans, séries ou films catastrophes qui usent de ça comme trame narrative. Cadre (post-)apocalyptique… disparition de tout gouvernement… on connaît le message, à peine sibyllin… l’anarchie (en tant que système) ça n’existe pas !

Bref, malgré de nombreuses études qui tendent à débunker le mythe de la foule abêtie, rien n’y fait. On n’a jamais rien trouvé de mieux pour faire frissonner dans les chaumières… Comme on l’a déjà dit ici, et répété là, en termes de création, c’est le marché qui dicte sa loi.

Personne ne contestera sérieusement que le nombre est une force — pas même l’industrie culturelle d’ailleurs, mais pour ça, il faut que ça rentre dans le narratif normalisé. Pas question de parler de solidarité ou de luttes, ce seront plutôt des concepts anesthésiants comme l’amitié ou la charité qui seront mis en œuvre à cet effet. L’Histoire, même celle qui nous est institutionnellement racontée, regorge de soulèvements, de révoltes voire de révolutions, de grèves, d’émeutes et de communautés révoltées qui prouvent cette évidence.

Pour autant, je me propose ici de prendre au pied de la lettre le couplet cité plus haut : « Le pluriel ne vaut rien à l’homme et sitôt qu’on / est plus de quatre, on est une bande de cons ». Car, comme, souvent, le contexte prime sur l’assertion.

Des effets de groupe négatifs, il en existe à la pelle ! Traîner un vendredi ou samedi soir dans les travées d’un quartier animé permet, assez rapidement, de s’en forger une certitude.

Idem pour ces rassemblements ponctuels auxquels nous contraint l’arbitraire calendaire ; autrement dit les fêtes, celles où l’on se retrouve avec sa famille élargie.

Dans ces configurations, oui, on peut le chanter avec Georges Brassens, quand on est plus de quatre on est une bande de cons. La différence, et elle est radicale, c’est que ce devenir con ne tient pas aux personnes, mais bien au bain idéologique dans lequel elles sont immergées.

En effet, ce n’est pas tant le groupe ou la bande qui (dé)fait les cons, mais la manière de faire groupe. Dans les exemples cités plus haut, le pluriel favorise, entre autres, la cristallisation de formes de fausse conscience de classe.

En effet, dans ces situations de socialisations que nous appellerons normées, il est difficile — voire pratiquement impossible — de contredire une fausse évidence ou un préjugé quelconque. La vitesse des échanges, plus rarement leur intensité, empêchent même l’ébauche de quelque réflexion collective.

Chacun·e est astreint à un rôle, reproduisant peu ou prou les schèmes narratifs de l’industrie culturelle qui n’a eu de cesse, depuis Seinfeld au moins, de nous vendre la bande de potes.

L’industrie culturelle n’a eu de cesse de nous vendre la bande de potes comme horizon indépassable de la sociabilité. Depuis Seinfeld, et plus encore Friends, ce modèle est devenu une norme narrative : un petit groupe d’ami·e·s, généralement interchangeable, sans véritable ancrage matériel, dont les échanges sont vidés de toute conflictualité sociale réelle. On papote, on plaisante, on s’épanche — le tout dans une boucle sans fin.

Ce modèle s’est tellement incrusté qu’on le retrouve jusque dans les formats prétendument réalistes : plateaux télé, podcasts, talk-shows, streams… où les échanges simulent la convivialité, tout en reproduisant une structure de sociabilité calibrée. Chaque intervenant·e y dispose d’un « rôle », voire un « caractère » édicté en amont.

Pas de place pour la dissension politique, encore moins pour l’analyse. Le modèle « bande de potes » joue ici un rôle idéologique précis : masquer les rapports sociaux sous une couche de complicité factice, évitant toute réflexion collective qui dépasserait la simple validation des normes en vigueur.

Ce qui s’impose alors comme sociabilité spontanée n’est que le prolongement de la logique marchande : une amitié standardisée, préformatée, reproductible, et avant tout, inoffensive.

Ajoute à ça les rapports de concurrence qui se font jour, la domination, l’écrasement de ceux (et surtout celles) qui manquent d’aisance dans la prise de parole.

Sans oublier les codes de la conversation mondaine hérités du XVIIe siècle : la discussion doit rester légère, non conflictuelle, jamais trop rigoureuse… L’épée de Damoclès inhérente à ces codes, se faire traiter de méprisant ou de pédant.

Ce qu’on appelle « conversation légère » ne tombe pas du ciel : c’est un héritage direct de la sociabilité mondaine façonnée par la bourgeoisie du XVIIe siècle. Dans les salons, on tenait moins à échanger des idées qu’à entretenir une forme policée d’interaction, où l’esprit devait briller sans jamais froisser, où la contradiction franche passait pour une faute de goût, et où la discussion avait pour fonction première de maintenir l’ordre social — sous couvert de plaisanterie et d’élégance.

Ce modèle n’a pas disparu, il s’est simplement adapté aux besoins de la domination contemporaine. Dans les discussions ordinaires, cette règle implicite demeure : rester à la surface des choses, éviter toute analyse un tant soit peu rigoureuse, dépolitiser la conversation pour préserver la paix sociale à petite échelle.

Adorno l’avait bien vu : l’apparente neutralité des échanges quotidiens est tout sauf innocente. La conversation mondaine est une institution discrète, mais redoutablement efficace, pour reconduire la fausse conscience et garantir l’imperméabilité du groupe à toute forme de réflexion critique.

Et enfin, il y a le refus obstiné d’ouvrir ne serait-ce qu’une brèche dans ses certitudes apprises. C’est d’ailleurs l’une des explications que l’on peut donner à la fameuse sentence : évitez de parler politique en famille ou entre amis.

Ainsi, l’ensemble de ces manières d’interagir socialement n’est que la forme concrète que prend le moule standardisant de l’organisation sociale au quotidien,  ne nous permettant pas même de les remettre en cause.

Revenons à nos exemples, pour expliciter tout ça : la famille — parce qu’elle incarne l’ordre social à l’échelle domestique — agit comme un amplificateur idéologique. Les fêtes, loin de suspendre cette logique, la rejouent à l’identique. La bande ou le groupe d’ami·e·s en soirée, dans les faits, ça tente simplement d’oublier son exploitation. De la compenser, en quelques sortes, en maximisant le profit que ça peut tirer de ce temps prétendument libre. Ce temps, en dehors du travail, ne représente, in fine, que son négatif — comme nous avons pu l’explorer ici.

Ainsi, la fausse conscience de classe est comme une brume : elle flotte déjà autour de nous. Les concepts naturalisés, les évidences qu’on balance et auxquels les codes sociaux nous astreignent à acquiescer sont autant de particules qui forment cette brume.

Dès qu’il y a rassemblement — quel qu’il soit — plane une menace : celle de voir la brume de la fausse conscience se condenser jusqu’à saturer toute possibilité de penser. Dans ces configurations, aux apparences dépolitisées, c’est presque une loi statistique : plus on est nombreux, plus la probabilité de la cristallisation de la fausse conscience de classe augmente.

Et cette brume, si elle fonctionne aussi bien, c’est peut-être aussi parce qu’elle soulage. En nous astreignant à rester à la surface des choses, elle offre un espace sans conflits, même artificiel. Une paix sociale miniature, en quelque sorte.

Le dissensus, la contradiction, le refus de se taire — tout ça coûte. Il faut y mettre de l’énergie, du courage, parfois y perdre des liens, des statuts, un sentiment d’appartenance. Il y a dès lors le risque d’être banni, car celles et ceux qui refusent de jouer le jeu social, compromettent, ce que nous appelons ailleurs, une forme d’épargne émotionnelle. Le consensus mou, la sociabilité mondaine ou amicale, fonctionnent aussi comme des zones de repli. On y entretient l’illusion d’un commun, même factice, faute de pouvoir tenir ensemble une conflictualité réelle.

Ce que l’industrie culturelle met en scène sous les traits d’une foule hystérique ou d’un groupe manipulé n’est donc rien d’autre que la projection d’un phénomène bien réel : le collectif, s’il reste structuré par les codes idéologiques dominants, ne peut que reconduire l’ordre établi.

Les personnages (fictionnels) de ces œuvres subissent exactement les mêmes effets que nous, IRL [dans la vie réelle]. Ils sont tout autant affectés par le bain idéologique dans lequel ils pataugent, celui de l’industrie culturelle qui reproduit la représentation fantasmatique de la foule.

Contrairement à une vieille antienne, il ne s’agit pas simplement de critiquer la manière dont le nombre est caricaturé — foule en délire, hystérie collective, etc. De rétorquer à ces représentations mythologiques qu’elles ne sont, en fin de compte, qu’un retour de bâton idéologique.

On pourrait résumer ainsi : l’industrie culturelle ne fait pas que représenter la foule comme irrationnelle ou dangereuse ; elle contribue à produire cette image comme une évidence. Et ce faisant, elle empêche de penser qu’un collectif pourrait fonctionner autrement — selon d’autres logiques que celles du conformisme, de la bêtise supposée du nombre ou du chaos émotionnel. Le problème n’est donc pas que la foule soit mal représentée : c’est que ces représentations empêchent d’envisager la possibilité même d’un collectif politisé, critique, conflictuel.

Reste alors une autre précaution : ne pas faire du groupe, du pluriel, une entité en soi, spontanément émancipatrice. Ce sont les conditions de possibilité du groupe qui doivent être interrogées.

On pourrait alors esquisser une distinction. D’un côté, un pluriel voué au divertissement ou à l’effectuation d’une tâche, notamment familiale : un pluriel qui, par ces visées mêmes et donc les codes qu’elles supposent, tend à cristalliser la fausse conscience de classe.

De l’autre, un collectif politisé — non au sens strict d’une appartenance partisane, mais comme espace structuré autour de codes radicalement différents de ceux imposés par l’idéologie bourgeoise.

Un groupe peut cesser d’être ce simple pluriel dès lors que sa fonction n’est plus d’anesthésier l’expression, de la dissimuler sous le voile de la fausse conscience. Il devient alors un collectif.

Mais une telle bascule suppose l’abolition des codes de l’interaction sociales naturalisés, ceux de la conversation bourgeoise et de sa version formalisé par l’industrie culturelle. Comme nos l’avons exploré plus haut, la conversation y est tolérée tant qu’elle reste légère, superficielle et qu’elle s’accommode des a priori du prêt-à-penser, se méfiant de toute amplitude ou profondeur.

Il en va de même pour la socialisation divertissante. Elle ne représente bien souvent que l’envers du du travail : une compensation destinée à faire oublier l’exploitation, ou du moins à la rendre socialement tolérable. Et c’est bien là son caractère éminemment bourgeois.

En effet, il n’est ni dans l’intérêt de la bourgeoisie ni de la classe d’encadrement d’engendrer des conversations qui iraient au fond des choses. Des échanges qui, de par cette forme, prendraient le risque d’égratigner le caractère naturalisé de cette organisation sociale et de son ordre.

Non que cette classe d’encadrement, ou même la bourgeoisie, en seraient épargnées, non, non, mais parce que cette organisation sociale leur est structurellement favorable.

Pluriel (bourgeois) d’un côté et collectif (politisé) de l’autre. N’esquissons-nous pas là une dichotomie des plus niaise ?

En vue d’éviter un tel écueil, il est nécessaire de rappeler ce que nous entendons, ici, par collectif politisé. Il ne s’agit pas simplement d’un groupe de personnes rassemblées autour d’une ou plusieurs causes — aussi émancipatrices soient-elles. Ces rassemblements qu’ils aient lieu dans le cadre d’une organisation syndicale, un parti, un AG voire un groupe autonome, n’échappe pas le plus souvent aux schèmes de la sociabilité convenue.

En effet, au sein même des espaces qui se réclament de la conflictualité sociale, on assiste souvent à une reconduction de la norme interactionnelle : valorisation de la fluidité conversationnelle, de la répartie, de l’aisance dans la prise de parole, sans oublier les signes importés d’une certaine pop culture militante — qui, elle-même, s’abreuve dans les mamelles de l’industrie culturelle.

Dès lors, la question n’est plus de se rassembler ou non, voire de se rassembler à quelles fins, mais de questionner les logiques même du collectif. Ce n’est pas le contenu affiché — politique ou non — qui suffit à garantir un collectif contre l’emprise des normes sociales dominantes, mais bien une attention collective sur les formes mêmes de la sociabilité qu’il déploie. Ce n’est pas le discours d’un groupe qui dérange, c’est la forme de vie qu’il invente.

À défaut, le « nous » se réduit à un simple agrégat d’individualités, fût-elles militantes, reproduisant, à l’intérieur même de ces collectifs, les codes et les hiérarchies du monde qu’ils prétendent pourtant contester.

Les normes de la sociabilité bourgeoise ou médiatique sont alors prolongées, tuant alors dans l’œuf tout potentiel émancipateur.

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Quand on est plus de quatre, c’est (souvent) l’idéologie qui parle