Qu’importe le flacon pourvu qu’on ait l’ivresse — Le fait que nous évoluons au sein d’un temps où l’accès aux discours critiques, alternatifs, voire même anticapitalistes, est plus large n’a guère d’effets sur la marche en avant du capitalisme ; cette dernière étant par ailleurs moins triomphante que ce qu’on voudrait nous faire accroire. Que la multiplication des plateformes de diffusion, la facilité de leur usage, ait permis une dissémination des idées — a priori — émancipatrices bien au-delà des cercles académiques ou militants traditionnels est un fait indéniable : qu’elles soient devenues potentiellement accessibles à quiconque s’y intéresserait de près ou de loin l’est aussi bien. De la pensée critique clé en main, pratique n’est-ce pas ? Accessible à tous et toutes avec pour l’irriguer, les canaux standardisés du web 2.0.
Qu’importe le support, pourvu qu’on ait l’ivresse de la pensée, ne fonctionne pas pour celle qui se voudrait critique. En ignorant ses conditions matérielles de production et donc de diffusion, sa marchandisation opérée depuis longtemps — n’achète-t-on pas le Le capital comme toute autre marchandise ? — n’a fait que s’accélérer et s’intensifier, car produite dans l’optique d’être diffusée au sein de ces réseaux. Elle fait partie du catalogue général, elle a un marché, dispose d’un public spécifique friand de productions explicatives qu’il consomme avec allégresse, entre son anime japonais favori et sa série états-unienne préférée.
Certes, le marché de ces productions explicatives est bien moins lucratif que celui du divertissement conventionnel, mais il dispose pour autant de ces fiers entrepreneurs, petits et grands, prêt à se battre pour obtenir toujours de meilleures positions et les maintenir surtout. Toutefois, l’enjeu de cette concurrence ne s’opère pas seulement sur le terrain économique. La férocité de la concurrence de ce divertissement politisé est également motivée par l’égo. C’est peut-être en cela que ce divertissement peut apparaître comme plus nauséabond que son homologue ; il n’y est pas uniquement question de (sur)vie matérielle
Pour autant, il ne faut pas en tenir tant rigueur à ces divertisseurs des bonnes consciences, ils sont, comme tous les autres, des produits de l’organisation sociale marchande. On fait avec ce qu’on a — n’est-ce pas l’expression consacrée ? — et ce qu’on a ce sont des masses converties aux logiques réifiantes. Elles sont nées, ont cru — fait leur croissance — par elles, ne reconnaissent que la valeur affectée, rendues incapables de (se) forger une quelconque opinion propre quant à la validité ou non de telle ou telle idée. Dans ce contexte, les réseaux de légitimation, même en ces plans marginaux de l’industrie culturelle, fonctionnent à plein régime.
Pour obtenir cette légitimité, il devient nécessaire pour le divertisseur de se plier aux injonctions du trafic d’influence. Rien de nouveau sous le soleil du capitalisme : les productions de l’esprit sont autant soumise à la standardisation et la normalisation que les produits manufacturés. De la même manière que ces derniers ne sont pas fabriqués en fonction de besoins réels, mais selon des normes établies par le marché, ce divertissement politisé est conçu avant tout pour les exigences d’un marché et de son public qui se trouve être, généralement, un amalgame hétéroclite d’étudiant·e·s, cadres et autres militant·e·s qui veut des réponses à des questions, qui est en recherche de contenus alternatifs qui contrebalanceraient la doxa capitaliste répandue sur les médias conventionnels. Ce n’est l’ivresse qui est (re)mise en cause, mais simplement le flacon, on veut compenser, on veut la même chose pour son courant politique.
En ce cadre la pensée critique se trouve soumise à un agenda, un calendrier édicté par l’actualité. De telles choses sont si banales qu’il n’est pas nécessaire de s’y attarder trop longtemps. On ne le sait que trop bien aujourd’hui, le principe de concurrence inhérent au système capitalisme loin de susciter l’altérité ne fait que renforcer la production du même. À partir du moment où ces créateur·ice·s sont astreint·e·s par les séculaires contraintes de l’audience qui les obligent à en passer par les mêmes chemins que balisent l’organisation sociale, le point différenciant sera la performance critique, cette dernière se mesurant, non pas à la qualité de la pensée, à son caractère inattendu ou autre, mais bien à l’aune de l’ampleur de l’influence qu’elle pourrait exercer sur les masses. Influence qui ne peut être acquise que par le biais du deal faustien contracté avec les mécaniques des supports du web 2.0.
Là où les discours de résistance pouvaient être marginaux, à l’écart des circuits dominants, ils sont devenus un secteur du marché à part entière. Vendus comme une expérience ou une perspective à adopter — produit d’une conscience critique qu’il neutralise en encourageant une posture plutôt que de l’élaboration d’une réflexion critique. Ainsi s’agira-t-il de livrer des conclusions présentées comme discours de vérité, agissant sur deux plans complémentaires, l’un se nourrissant de l’autre.
Ces discours n’affectent en rien la manière dont le monde est appréhendé. De par les supports dans et par lesquels cette pensée est médiatisée, elle est statique, automatisée ; elle n’en a plus que le nom. Nuances et autres subtilités s’affadissent, non pas à cause de l’intelligence supposée ou non de la créateur·ice, voire de son public, mais une fois de plus, ce sont les supports, leur logique propre, qui impliquent de fait que le pensée critique devienne sédative.
À première vue, diamétralement opposé au divertissement standard qui veut, lui, se faire passer pour apolitique — si un tel concept existe — le divertissement politisé repose lui également sur la mécanique de l’oubli, explorée précédemment.
Le divertissement politisé l’opère, cet oubli, en perçant à jour les mécanismes de sa propre soumission pour faire accroire que cette compréhension permettrait d’y échapper. Mais également par la logique communautaire propre au web 2.0. En effet, que les producteur·ice·s de contenu ne puissent se passer de la constitution d’une sacro-sainte communauté, les oblige à choyer un cercle restreint sur lequel sera bâtie l’audience. Il y aura dès lors des passages obligés, des thématiques éprouvées ; ainsi se blottira-t-on dans un confort collectif, confondant adhésion collective et radicalité — phénomènes qui sont loin d’être exclusifs à divertissement politisé.
Si de telles pratiques peuvent, en certains contextes, porter des ferments d’émancipations, les safe-spaces par exemple, ont permis et permettent encore à nombre d’individus marginalisés et oppressés par l’organisation sociale normative de s’exprimer. Pourtant, la reproduction à grande échelle de tels mécanismes a des effets retors, favorisant d’une part l’élitisme — nous sommes entre personnes qui savent — interdisant au pire, intimidant au mieux pour les non-initié·e·s.
Ainsi bien que se présentant comme subversifs, malgré des contenus — pour reprendre un terme à la mode — radicaux et anticapitalistes, ils finissent par reproduire — à plus petite échelle — les structures de légitimation du marché. La pensée critique y devient rituel, confirmation collective qui mime la radicalité sans jamais remettre en cause le cadre qui la produit. L’actualité, cette créature de laquelle toute pensée un tant soit peu critique devrait se méfier, elle-même passe au crible de cette ritualité. On obéit d’une part à l’agenda édicté, et d’autre part on le met en œuvre avec les œillères d’une pensée radicale. Et voici comment nous nous retrouvons avec des produits intégrés dans un cycle de consommation symbolique, masquant l’absence de confrontation véritable et d’altérité radicale.
Qu’importe le flacon, pourvu qu’on ait l’ivresse ? Tout dépend de la fin recherchée.