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Qu’importe le flacon pourvu qu’on ait l’ivresse — La multiplication des plateformes de diffusion a permis une dissémination des idées (a priori) émancipatrices par-delà les cercles académiques et/ou militants. Devenues potentiellement accessibles à quiconque s’y intéresserait de près ou de loin.
L’accès aux discours critiques, alternatifs, n’a jamais été aussi simple. Chaque librairie — indépendante ou non — a son rayon féministe, antiraciste, voire anticapitaliste. Quant aux divers algorithmes, ils te proposent à foison des vidéos et des posts explicatifs : il suffit de cliquer pour comprendre. Pratique, n’est-ce pas ?
De la pensée critique livrée, prête à l’emploi. Un meuble en kit à monter soi-même : pas mal de pièces manqueront. Au bout du compte ça tiendra (peut-être) debout.
Étrangement, cela ne semble pas entraver la marche, toujours plus avancée du capitalisme. Même si ce dernier est loin d’avoir tout emporté sur son passage.
Qu’importe le support, pourvu qu’on ait l’ivresse de la pensée, ne fonctionne pas pour celle qui se voudrait critique.
Et plus particulièrement quand elle est marchand(is)ée. La chose n’est pas nouvelle : ne trouve-t-on pas Le Capital en tête de gondole ? Pensée critique, prix réduit.
Le processus n’a fait que s’accélérer.
La pensée critique est devenue une offre parmi d’autres dans le catalogue général de la production culturelle. Elle a son propre marché, dispose d’un public spécifique friand de productions explicatives qu’il consomme avec allégresse.
L’ensemble de cette production s’est structurée en un écosystème dense où coexistent divers formats adaptés aux exigences du public et aux impératifs des plateformes de diffusion. Chaînes YouTube de vulgarisation politique, essais de grande consommation, articles de presse numérique, podcasts engagés : autant de produits façonnés par une logique de consommation rapide et continue. Souvent tributaire de ressorts narratifs et affectifs simplificateurs qui assurent sa diffusion.
Ça mate sa vidéo explicative, l’édito’ poil à gratter truffé de punchlines. Et ça enchaîne avec son anime japonais favori et sa série états-unienne préférée.
Certes, le marché de ces productions explicatives est bien moins lucratif que celui du divertissement conventionnel — exploré précédemment. Mais il dispose pour autant de ces fiers entrepreneurs, petits et grands toujours prêts à se battre pour obtenir de meilleures positions et les maintenir surtout. Ainsi, l’enjeu de cette concurrence ne s’opère pas seulement sur le terrain économique. La férocité de la concurrence de ce divertissement politisé est également motivée par le critère de l’influence. C’est peut-être en cela que ce divertissement peut apparaître comme plus nauséabond que son homologue ; il n’y est pas uniquement question de (sur)vie matérielle
Pour autant, il ne faut pas en tenir tant rigueur à ces divertisseurs des bonnes consciences. Ils sont produits par l’organisation sociale marchande.
On fait avec ce qu’on a — n’est-ce pas l’expression consacrée ? — et ce qu’on a ce sont des masses converties aux logiques
. Elles sont nées, ont cru — fait leur croissance — par elles, ne reconnaissent que la valeur affectée, rendues incapables de (se) forger une quelconque opinion propre quant à la validité ou non de telle ou telle idée.Dans ce contexte, les réseaux de légitimation, même en ces plans marginaux de l’industrie culturelle, fonctionnent à plein régime.
Le processus de légitimation repose sur un ensemble de mécanismes implicites qui déterminent quelles productions sont reconnues comme pertinentes ou influentes. Loin d’être uniquement une question de qualité du propos ou de rigueur intellectuelle, cette légitimation est souvent indexée sur la visibilité médiatique, l’adhésion à des codes discursifs dominants dans les cercles critiques, ou encore l’alignement avec des figures influentes du milieu.
Sur YouTube ou Twitter, la validation par des pairs reconnus peut suffire à propulser un créateur ou une créatrice dans un réseau d’interconnaissance qui garantit un certain capital symbolique. À l’inverse, un discours jugé trop en rupture avec les attentes du public ou du marché peut se voir relégué à la marge, non pas en raison de son contenu, mais parce qu’il ne répond pas aux codes tacites qui régissent ces circuits.
Et pour obtenir cette légitimité, il devient nécessaire pour le divertisseur de se plier aux injonctions du trafic d’influence.
Rien de nouveau sous le soleil du capitalisme : les productions de l’esprit sont autant soumises à la standardisation et la normalisation que les produits manufacturés. De la même manière que ces derniers ne sont pas fabriqués en fonction de besoins réels, mais selon des normes établies par le marché, ce divertissement politisé est conçu avant tout pour les exigences d’un marché et de son public.
On veut de la pensée critique servie au verre doseur. Diluée, arrangée avec de l’humour et de la dérision. Que ça balance, certes, mais sans pour autant égratigner le confort des existences, ni leur cours. Mieux que ça, il s’agit de donner bonne conscience au consommateur, lui faire croire qu’il fait partie d’un soi-disant camp du bien.
Fournir à ces spectateur·ice·s ce qu’en somme elles et ils sont venu·e·s chercher, des contenus alternatifs qui contrebalanceraient ceux des médias conventionnels — en somme, la fameuse lutte pour faire advenir une contre
est là pour en attester.Or, cette lutte implique bien plus qu’une simple production de contenus alternatifs : elle suppose un véritable projet politique, structuré et durable, à même de s’opposer aux logiques dominantes. Pourtant, la pensée critique qui se diffuse sur ces supports se calque sur les formats dominants, en reproduisant leurs logiques spectaculaires et marchandes. On les remplit d’un contenu qui se veut critique, voire émancipateur. Mais le format même en neutralise la portée. L’exigence de réactivité, l’économie de l’attention et la nécessité de générer de l’engagement favorisent des discours simplifiés et adaptés aux impératifs algorithmiques, au détriment d’une réelle élaboration critique.
Ce n’est pas l’ivresse qui est (re)mise en cause, mais simplement le flacon. Il s’agit de compenser. On veut la même chose pour son courant politique.
En ce cadre la pensée critique se trouve soumise à un agenda, un calendrier édicté par l’actualité. De telles choses sont si banales qu’il n’est pas nécessaire de s’y attarder trop longtemps. On ne le sait que trop bien aujourd’hui, le principe de concurrence inhérent au système capitalisme loin de susciter l’altérité ne fait que renforcer la production du même.
À partir du moment où ces créateur·ice·s sont astreint·e·s par les séculaires contraintes de l’audience qui les obligent à en passer par les mêmes chemins que balisent l’organisation sociale. À savoir l’ampleur de l’influence qu’elle pourrait exercer sur les masses. Influence qui ne peut être acquise que par le biais du deal faustien contracté avec les mécaniques des supports du web 2.0.
En pratique, cela signifie qu’ils doivent intégrer des stratégies de production et de diffusion adaptées aux algorithmes des plateformes dominantes. Les vidéos doivent répondre aux exigences de YouTube (durée, rythme, mots-clés) sous peine d’être invisibilisées, les articles doivent capter l’attention dans les premières lignes pour ne pas être noyés dans le flux des réseaux sociaux, les podcasts doivent proposer des formats digestes et dynamiques. Cette logique entraîne un double phénomène : d’une part, une uniformisation des formats et des modes d’expression, d’autre part, une dépendance aux dynamiques de l’engagement qui favorisent la polémique, la réactivité immédiate et l’actualisation continue du propos. Dès lors, la pensée critique, pour exister médiatiquement, doit elle aussi se conformer à ces règles, quitte à en perdre en profondeur et en radicalité.
Là où les discours de résistance pouvaient être marginaux, à l’écart des circuits dominants, ils sont devenus un secteur du marché à part entière. Vendus comme une expérience ou une perspective à adopter — produit d’une conscience critique qu’il neutralise en encourageant une posture plutôt que de l’élaboration d’une réflexion critique. Ainsi s’agira-t-il de livrer des conclusions présentées comme des discours de vérité, agissant sur deux plans complémentaires, l’un se nourrissant de l’autre.
Ces discours n’affectent en rien la manière dont le monde est appréhendé. De par les supports dans et par lesquels cette pensée est médiatisée, elle est statique, automatisée ; elle n’en a plus que le nom. Nuances et autres subtilités s’affadissent, non pas à cause de l’intelligence supposée ou non de la créateur·ice, voire de son public, mais une fois de plus, ce sont les supports, leur logique propre, qui impliquent de fait que le pensée critique devienne sédative.
À première vue, diamétralement opposé au divertissement standard qui veut, lui, se faire passer pour apolitique — si un tel concept existe — le divertissement politisé repose, lui aussi, sur la mécanique de l’oubli, explorée précédemment.
Le divertissement politisé l’opère, cet oubli, en perçant à jour les mécanismes de sa propre soumission pour faire accroire que cette compréhension permettrait d’y échapper. Mais également par la logique communautaire propre au web 2.0. En effet, que les producteur·ice·s de contenu ne puissent se passer de la constitution d’une sacro-sainte communauté, les oblige à choyer un cercle restreint sur lequel sera bâtie leur audience.
Il y aura, dès lors, des passages obligés, des thématiques éprouvées ; ainsi se blottira-t-on dans un confort collectif, confondant adhésion collective et radicalité — phénomènes qui sont loin d’être exclusifs à divertissement politisé.
Si de telles pratiques peuvent, en certains contextes, porter des ferments d’émancipations, les safe-spaces par exemple, ont permis et permettent encore à nombre d’individus marginalisés et oppressés par l’organisation sociale normative de s’exprimer. Pourtant, la reproduction à grande échelle de tels mécanismes a des effets retors, favorisant d’une part l’élitisme — nous sommes entre personnes qui savent — interdisant au pire, intimidant au mieux pour les non-initié·e·s.
Ainsi bien que se présentant comme subversifs, malgré des contenus — pour reprendre un terme à la mode — radicaux et anticapitalistes, ils finissent par reproduire — à plus petite échelle — les structures de légitimation du marché. La pensée critique y devient rituel, confirmation collective qui mime la radicalité sans jamais remettre en cause le cadre qui la produit. L’actualité, cette créature de laquelle toute pensée un tant soit peu critique devrait se méfier, elle-même passe au crible de cette ritualité.
On obéit, d’une part, à l’agenda édicté, et, d’autre part, on le met en œuvre avec les œillères d’une pensée radicale. Et voici comment nous nous retrouvons avec des produits intégrés dans un cycle de
, masquant l’absence de confrontation véritable et d’altérité radicale.Qu’importe le flacon, pourvu qu’on ait l’ivresse ? Tout dépend de la fin recherchée.