Saint-Just dépoussiéré

Évoquer aujourd’hui les troubles qui ont émaillé la fin du XVIIIe ne peut bien évidemment pas se faire sans un travail et une réflexion sur la langue, l’histoire et les représentations de l’époque ; autant de questions que nous explorerons ici.

Arnaud Maïsetti, Saint-Just et des poussières, L’Arbre Vengeur, 2021, 128 p., 18€ [epub, 11,99].


Saint-Just et des poussières, juste des poussières ? Celles qui nous restent peut-être, qui demeurent de la révolution française ? Pas simplement des poussières alors. C’est une sorte de biographie que nous avons ici, Arnaud Maïsetti accompagnant, dans et par l’écriture; l’existence brève et tumultueuse de Louis Antoine Léon de Saint-Just, né en 1767, il aura vu, aura connu, aura activement participé à l’un des basculements les plus décisifs de l’Histoire. Il fit notamment parti des élus du Comité de salut de Public, il disparaîtra, guillotiné, à l’âge de 27 ans – appartiendrait-il donc, rétrospectivement du moins, au dit « Club des 27 » ?

Faire le récit de cette vie va de pair avec l’évocation des troubles qui ont émaillé la fin du XVIIIe. Revenir aujourd’hui, au travers du roman et de la littérature, sur ces évènements ne peut ne peut bien évidemment pas s’écrire sans un travail et une réflexion sur la langue, l’histoire et les représentations de l’époque ; autant de questions que nous explorerons ici.

Du Bien écrire

Saint-Just et des poussières est de ces romans qui prônent et portent la volonté d’un bien écrire, dès l’amorce et au fil des pages, on y décèle un véritable travail de composition scriptural, tant au niveau des phrases, des rythmes ainsi que de la multiplicité des temps verbaux, avec l’usage parfois (mais rarement) d’un vocabulaire recherché[1]Pour ne citer que cet exemple, le verbe « exhausser » [p.14], Augmenter la hauteur, le niveau (de quelque chose)., mais également – et c’est peut-être l’un des faits scripturaux les plus notables dans le roman – la répétition, un même mot se trouvant répété dans la même phrase, créant des effets d’insistance, il y a un jeu qui s’instaure parfois au travers de figures de style de répétition comme la polyptote ou l’antanaclase.

Arnaud Maïsetti use de l’ensemble de ces procédés sans pour autant verser dans un quelconque passéisme, en effet, la tentative de restitution de cette époque trouble et troublée ne pouvait s’opérer au travers de la fameuse écriture blanche devenue norme écrasante aujourd’hui. C’est à une autre norme que recourt l’auteur, à d’autres références. Nous ne pouvons bien évidemment pas ignorer la proximité (scripturale du moins) d’un Pierre Michon dont les productions, de par le succès qu’elles ont connu, se sont également constituées comme norme scripturale.

Une nuit avait passé, et si on ne sait rien de cette, que les historiens n’ont sous les yeux qu’une porte battante entre deux jours, aucun document à commenter doctement, on peut rêver cette nuit, sûr au moins que Saint-Just ne fit aucun rêve. Qu’il passa la nuit à la bougie, à scander l’air auprès de quelques amis des phrases qu’il avançait devant lui comme un somnambule, étonné lui-même par elles et la force qu’il avait de les dire. Saint-Just voit l’occasion où nous ne voyons que les coulisses obscures. L’occasion d’éprouver les Gellé, les mondes vieux. (…) On bat le rappel des troupes. On convainc. On dessine des hypothèses, des perspectives. Quand le jour se lève, on est plein de courage. On vote en levant haut la main. Des amis qu’on ignorait avoir autour sont là pour voter comme un seul homme.

p.77

Jouer avec les temps, se jouer des époques

Un jeu subtil se tisse au fil des pages, le narrateur, qui se confond avec l’écrivain, nous rapportant la vie de Saint-Just au travers de plusieurs temps verbaux. Les actions, la vie de Saint-Just au présent, le narrateur-écrivain s’effaçant alors pour mieux redonner vie à Saint-Just, nous rendant palpables les tumultes de cette fin de siècle et ses enjeux. À partir de ce présent, c’est une double projection qui s’établit, sur le futur de Saint-Just (et sa funeste fin), mais aussi vers notre présent, à nous toutes et tous, marquant le contraste entre les deux époques, les restes et les traces de la première dans la seconde, constituant des passerelles, donnant et rendant à l’Histoire toute sa dynamique, la manière dont cette dernière est présente jusqu’au dans notre quotidien. On notera dans l’extrait reproduit ci-dessous, comment l’évocation du passé et du présent s’entremêlent.

Dans les rues de Marseille, des bus portent les destinations singulières : Saint-Just, Malpassé. Les noms se confondent dans la mémoire : les anges exterminateurs Thermidor et les faiseurs de bonheur. Les noms sont des terminus préludes à leur oubli. Reste la férocité des sourires, les cheveux portés longs pour insulter les mères ou se souvenir des jeunes filles, les élégances d’Archange. Dans les rues de Marseille, de Paris, on nous dit que l’ordre du monde est comme l’air qu’on respire ; sur l’écran, la réalité est le moteur de l’histoire. Restent les phrases écrites dans la colère. Des vers plus lourds que sa jeunesse s’échappent de lui. Lui, il appellera cela Organt, poème érotique. 

p.44

À la fin de cet extrait, la transition entre notre époque et celle de Saint-Just s’opère subtilement, presque sans transition, en une phrase, «restent les phrases écrites dans la colère», qui jette un pont entre les deux.

Écriture et révolution

Dans ce portrait de Saint-Just, il y a une attention particulière aux écrits de Saint-Just, au Saint-Just écrivain, en cette fin du XVIIIe où n’a pas encore surgi le concept d’« écrivain », le mot littérature n’ayant pas encore pris le sens que nous lui connaissons aujourd’hui, il faudra attendre ce XIXe au cours duquel cette littérature est devenue à la fois marchandise et matière d’enseignement, instrumentalisée par l’État à des fins identitaires ; à quelques évolutions près l’état que nous lui connaissons actuellement. Mais cette attention à l’écriture de Saint-Just n’est bien évidemment pas anodine, car c’est bien par les mots, l’écrit, la poésie que Saint-Just forge ses premières armes révolutionnaire, « Dix-neuf ans : Saint-Just est dans Picpus et il fait ce qu’on ferait tous quand on est sur le point de fabriquer la révolution à mains nues : écrire un poème érotique. »[p.37] Le fait que Saint-Just ait écrit, et plus encore écrit de la poésie pourrait faire figure d’anecdote, pourtant Arnaud Maïsetti y revient, et y insiste sur ce point. Peut-être parce que poésie et insurrection, poésie et révolution ont marché ensemble à partir de la fin du XVIIIe siècle et tout au long du XIXe. Alain Vaillant a démontré la manière dont les périodes insurrectionnelles et révolutionnaires débouchent sur une chute du nombre de romans publiés et une prolifération de la poésie[2]Voir : Alain Vaillant, Révolution politique et anomie littéraire : notes sur les révolutions de 1830,1848 et 1871 In : L’insurrection entre histoire et littérature (1789-1914) … Continue reading.

Pourquoi ce nom, et pourquoi un nom, peut-être à cause du silence qu’il a porté, évidemment, ce jour-là, dernier, peut-être à cause de ce geste qu’il fit au moment de prendre place sur l’échafaud (…) peut-être à cause de tout cela qui résonne dans le plein des bruits secoués de notre histoire où on confond Gambetta avec Blanqui, où il n’y a plus d’alternative à l’air que l’on respire, où la poésie est laissée lettre morte, c’est-à-dire aux poètes, et le théâtre aux ombres…

pp.321-322

Et nous pourrions, nous lecteurs et lectrices, prolonger cette anaphore de « pourquoi », en nous demandant pourquoi (re)convoquer cette fin du XVIIIe siècle par le prisme de la figure de Saint-Just ? La réponse se trouvant non pas dans l’actualité, mais au sein de notre présent, celui d’une classe politique sans consistance, où les débats télévisés, médiatisés n’ont plus aucun sens, loin de l’urgence et de la performativité de l’époque qui a suivi la Grande révolution, débats devenus aujourd’hui vides de tout sens. Mais pourquoi se concentrer sur un homme et un seul ? Quand on sait que le peuple est le moteur de l’Histoire. Saint-Just et des poussières n’est bien évidemment pas dupe à ce sujet, pourtant il y a cette frustration, à la lecture, de ne pas voir, éprouver le peuple, le collectif, on la perçoit son instrumentalisation, on a quelques échos des insurrections, nous ne parviennent que quelques bruits de la rue, du dehors, hors des réunions et des assemblées, des jeux de pouvoir et de la coulisse politique. Seul regret peut-être, mais tel n’était pas le projet du livre.

Références

Références
1 Pour ne citer que cet exemple, le verbe « exhausser » [p.14], Augmenter la hauteur, le niveau (de quelque chose).
2 Voir : Alain Vaillant, Révolution politique et anomie littéraire : notes sur les révolutions de 1830,1848 et 1871 In : L’insurrection entre histoire et littérature (1789-1914) [en ligne]. Paris : Éditions de la Sorbonne, 2015 (généré le 19 janvier 2022). URL : <http://books.openedition.org/psorbonne/57577>.

À propos de

Ahmed Slama est écrivain (Remembrances, 2017 ; Orance, 2018) et développe une activité de critique offensive, par des textes et des vidéos, qu'il diffuse principalement sur le site litteralutte.com. A publié, entre autres, Marche-Fontière aux éditions Les presses du réel, collection Al Dante, à commander pour soutenir l'auteur, sa chaîne et le site Littéralutte. À lire la revue de presse de Marche-Frontière.


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