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RH, DRH, RRH…etc. — On ne prend ni le temps et encore moins la peine de prononcer le syntagme dans son plus simple appareil : Ressources Humaines.
RH suffit. Un code, un regard complice, un froncement de sourcil : on a compris.
Dans ce cadre, on pourrait parler de paresse articulatoire ou d’économie du langage. Faire passer le message avec le moins d’effort, en prononcer le moins possible. Il s’agit d’aller à l’essentiel, au risque de le perdre en cours de route.
On pourrait aisément interpréter tout cela comme l’application d’un prisme économiciste : on cherche toujours à dire plus avec moins, à l’instar du travail de sape opéré par les directions des ressources humaines.
Leur but avoué étant de toujours produire plus avec moins.
Ainsi, nous serions devenu·e·s, tous et toutes, nos propres managers langagiers.
Dans un contexte où l’individu est sommé de s’auto-discipliner et d’optimiser sa propre existence. L’idéologie managériale a pénétré toutes les sphères de la vie, instillant une auto-surveillance constante. Il ne s’agit plus seulement d’être productif en entreprise, mais de rationaliser chaque instant de sa vie, y compris sa manière de parler et d’échanger. L’auto-censure, la recherche d’efficacité dans l’expression, participent de cette mise au pas managériale où chaque parole doit être un investissement calculé.
L’objectif étant de rentabiliser chaque goutte de salive, le moindre souffle, ronger sur le mouvement des doigts. Soupeser le tout, avec minutie : entre effort et efficacité de la communication. On (re)tomberait dès lors immédiatement dans le stéréotype — légitime peut-être — de ce monde commandé par la vitesse.
Paul Virilio, dans ses travaux sur la dromologie, analyse comment l’accélération est devenue une contrainte structurelle du monde contemporain. Dans Vitesse et Politique, il démontre que la vitesse ne se limite pas aux transports ou aux communications : elle modèle la pensée elle-même, favorisant l’instantanéité au détriment de la réflexion. Cette logique d’urgence permanente pousse à l’oubli et à la simplification, rendant difficile toute prise de recul critique sur le langage et ses implications.
Ce sentier de la vitesse, nous l’arpenterons. Mais dans une toute autre perspective, en partant du principe qu’avec la vitesse, affleure l’oubli.
Cette compression de la langue et du langage opère une anesthésie de la pensée critique. La complexité de la réalité sociale se trouvant alors écrasée, simplifiée — quand elle n’est pas simplement occultée — tout cela au nom d’une supposée commodité de communication.
La compression du langage – via les acronymes, les raccourcis et l’élimination des nuances – contribue à une forme d’appauvrissement intellectuel. En effaçant des distinctions essentielles, en simplifiant des problématiques complexes, la langue devient un instrument de contrôle plutôt qu’un outil de réflexion. Puisqu’avec ce type d’outils il devient extrêmement difficile de développer une pensée critique, voire complexe.
L’affadissement des nuances, le fait de s’éviter la peine de dire les termes — pour user d’une expression populaire — et de les troquer contre des acronymes est un moyen bien commode de ne plus questionner l’ordre établi.
La compression du langage, en privant les mots de leur charge conceptuelle, affective, voire éthique, empêche tout possible éveil de la conscience quant aux mécaniques d’exploitation. Derrière chaque acronyme se cache une idée amputée, une pensée oubliée.
Prenons l’exemple du terme « travail » : dans le langage courant, il s’applique à tout et presque n’importe quoi. On parle de « travailler son écriture », de « travailler une pâte », d’un artiste qui « travaille son art » ou encore d’un élève qui « travaille ses cours ». Cette extension du mot dissout la spécificité du « travail » dans son sens capitaliste : non plus une simple activité, mais un rapport social structuré par la nécessité de vendre son temps, son énergie et, par extension, une part de son existence. Cette dilution sémantique contribue à masquer la violence inhérente au travail salarié, en estompant la frontière entre un acte librement accompli et une contrainte économique.
RH en lieu et place de Ressources Humaines nous libère-t-il du fardeau du langage ? Ou nous enchaîne-t-il à une parole sans pensée ?
On s’évite la peine de répéter Ressources Humaines. Sont alors réduites les chances que l’incongruité — absurdité ? — d’une telle combinaison de mots ne nous frappe !
De nous faire bien comprendre et imprégner nos consciences que l’être humain, au sein de l’organisation sociale capitaliste, n’est rien d’autre qu’une ressource.
Plus les mots se raccourcissent, plus la violence s’étend.
On objectera qu’une telle chose est entendue, que n’importe quel individu le sait bien qu’il n’est qu’une ressource. Chacun·e en fait bien assez l’amère expérience au jour le jour, au travail lors du repos comme pendant ses loisirs.
Subsiste pour autant un monde entre l’expérience et l’expression. Nous euphémisons, nous passons sous silence, nous allons au plus pressé : c’est bien là le signe de notre incapacité à articuler ce que pourtant nous savons, tous et toutes, au plus profond de nous.
La généralisation
est là pour en attester.Que les masses cèdent à ces artifices, qu’elles en usent elles-mêmes et se laissent alors bercer par eux ; n’est aucunement la preuve d’une bêtise quelconque ou (comme nous le verrons) d’une soi-disant domination totale et intégrale de l’organisation sociale capitaliste. Cela s’assimilerait plus sûrement à une sorte de refoulement au niveau individuel et collectif.
Ce refoulement opérerait de manière subtile : en se conformant aux acronymes et aux raccourcis linguistiques, les individus évitent de nommer la violence qui leur est faite. Ce mécanisme langagier reflète un processus psychologique profond, où l’aliénation vécue au quotidien est refoulée dans la conscience. L’acronyme devient un écran, une barrière entre l’expérience brutale du capitalisme et sa reconnaissance critique.
L’industrie culturelle y contribue pleinement, que ce soit par le spectacle footballistique ou par des productions audiovisuelles encourageant une consommation frénétique des signes, sans oublier la portée idéologique de ces divertissements. Le terrain est sans cesse façonné pour entretenir cette fausse conscience de classe — une évidence sur laquelle il n’est même plus nécessaire de s’attarder.
Ainsi en vient-on, trop rapidement peut-être, à proclamer la victoire totale et écrasante du capitalisme. Ce dernier parvenant donc à dominer la langue et le langage, les représentations mêmes.
Paradoxalement, l’ensemble de ces efforts déployés (et leur succès) prouvent le contraire. Si même à la suite de la domination multiséculaire du capitalisme et de la pensée bourgeoise il est encore nécessaire de grimer la réalité et de travestir le réel par le biais de l’ensemble de ces artifices n’est-ce pas la preuve la plus éclatante que les implications d’une telle organisation — en termes de violence et d’injustice — n’ont pas été intégralement
et normalisées dans les consciences ?On peut l’affirmer : le capitalisme n’a pas (encore ?) totalement triomphé
Mais ce qu’il a perdu, c’est à nous de le découvrir — ou de le refouler d’autant plus — quitte à nous perdre dans les méandres de mirages.
Entre la douleur lancinante de la vérité et l’anesthésie du refoulement ; choisir.