Réprimer ou réparer : l’industrie culturelle se nourrit de ces deux mouvements de l’État. D’un côté la police, de l’autre le soin — la justice, quelque part entre les deux ?
On n’a pas attendu le care pour faire du soin un spectacle. Ce qui change, avec la philosophie du care, c’est la tonalité : le soin se veut désormais revendicatif, parfois même politique. Mais qu’en est-il dans les faits ?
Cet article propose une lecture critique de ce qu’on appelle aujourd’hui littérature du care. À partir de plusieurs œuvres emblématiques, il montre comment le soin, loin de porter en lui une puissance politique, est le plus souvent réduit à une mise en récit individualisée, émotionnelle et dépolitisée.
Et c’est précisément là que réside le paradoxe central de cette production culturelle : plus les récits affichent une posture engagée, plus ils neutralisent le politique. L’indignation, l’empathie, la bienveillance deviennent les instruments d’une captation émotionnelle qui évacue toute conflictualité sociale.
En réinscrivant ces récits dans les logiques de l’industrie culturelle, il s’agit de comprendre comment l’engagement apparent peut devenir un vecteur d’anesthésie, et comment le care, en tant que dispositif narratif, sert moins à transformer le monde qu’à le consoler.

Au sein d’un monde marchand qui exige de chacun·e d’entre nous de l’adaptation, ainsi sommes-nous invité·e·s (incité·e·s?) à devenir de bons petits gestionnaires de nos existences. Ces dernières étant envisagées comme un projet à réaliser par le développement de compétences spécifiques. À ce titre, la résilience fait figure de vertu cardinale.

Bien évidemment, ces discours excèdent le cadre strictement thérapeutique, par la diffusion massive, ils sont intégrés dans les œuvres littéraires. En effet, comme je l’ai évoqué précédemment, nombre d’œuvres littéraires contemporaines défendent, illustrent — voire prolongent — les injonctions du capitalisme thérapeutique. Les œuvres analysées participent, sciemment ou non, à la naturalisation des concepts issus de ce que nous avons appelé le capitalisme thérapeutique.

Parallèlement au développement de ces thématiques, nous avons également vu l’émergence d’œuvres littéraires se réclamant de la philosophie du care. Nous avons assisté à un foisonnement de fictions de soin, où l’attention à l’autre se fait impératif moral.

On pourrait croire qu’il s’agit là d’un contre-discours à la littérature du capitalisme thérapeutique. Mais il n’en est rien. Les choses ne sont malheureusement jamais aussi simples. Car si l’attention à l’autre se fait impératif moral au sein de cette littérature du care, elle ne constitue que bien trop rarement un levier critique — tronqué, le plus souvent.

Nous verrons que, loin d’amener une véritable dimension empathique, cette littérature tend à neutraliser la portée critique du care. En effet, quand cette dernière n’est pas simplement vidée de sa substance, elle est emportée par la standardisation propre à l’industrie culturelle et la production marchande.

L’exploitation de cette philosophie du care en littérature semble même prendre la suite logique de la résilience. Après les épreuves surmontées, viennent le soin et la douceur. Le mal serait réparé, sans être interrogé — adéquatement du moins. Si la résilience est l’art de plier sans rompre, l’éthique du care serait celui de panser sans interroger la blessure. Après l’injonction à encaisser, vient celle à consoler — à condition que ce soin reste privé, dépolitisé, et parfaitement compatible avec l’ordre établi.

1. Et je vous mets du care dans votre feel-good ?

Le passage – ou plutôt l’entrelacement – du feel-good au care trouve un exemple frappant dans le parcours de Baptiste Beaulieu. Je m’intéresserai à deux de ces romans, Alors vous ne serez jamais seul [2015, Fayard/Hachette Livre] et Où vont les larmes quand elles sèchent [2023 – Iconoclaste]. Les 8 années qui séparent la publication de ces deux romans sont, comme nous le verrons, tout à fait significatives pour analyser les évolutions du discours lui-même.

Il ne s’agit en aucun cas ici d’une attaque contre cet écrivain, en particulier. Ce dernier a par ailleurs été victime d’attaques répétées de la part des sphères les plus fascistes. L’analyse que je propose ici n’a bien évidemment rien à voir avec ces attaques. Mon propos ne porte pas sur la personne de l’écrivain, mais les logiques discursives à l’œuvre dans ses romans. Comme évoqué précédemment, nous considérons les auteurs et/ou les instances impliquées dans la production littéraires comme « fonction complexe et variable du discours ». En d’autres termes, les œuvres littéraires produites par ces derniers reprennent en charge, d’une manière ou d’une autre, l’ensemble des discours (politiques notamment) traversant l’espace social.

1.1 Feel-good saupoudré de Care

Alors vous ne serez jamais seul est donc le deuxième roman de Baptiste Beaulieu. Ça raconte l’histoire d’un médecin en dépression à la suite de la disparition de sa femme et qui, dès l’incipit, désire mettre fin à ces jours. L’ensemble du roman est construit comme un compte à rebours, et l’auteur a la bonté de nous tenir la main dès la première page : une épigraphe explique le procédé avant même qu’il ne soit mise en œuvre :

Les pages du livre que vous tenez entre les mains sont numérotées de façon décroissante.
Cela n’est pas une erreur de l’éditeur, mais une volonté de l’auteur.
L’histoire que vous allez lire raconte les sept derniers jours d’une vie.
Cette histoire est un conte à rebours.

Ah ces temps où l’injonction à l’accessibilité impose de tout dévoiler, de ne jamais laisser son ou sa lecteur·ice dans le doute. Mais revenons-en à notre médecin dépressif, il rencontrera rapidement une chauffeure de taxi excentrique qui lui redonnera (progressivement) goût à la vie.

Ce deuxième roman de Baptiste Beaulieu suit à la trace le schéma standard(isé) du feel-good tel que nous l’avons analysé : à savoir le passage du personnage d’un état précaire à un autre plus équilibré et à l’aide d’une rencontre qui va radicalement changer son existence. Le tout agrémenté de leçons de vie tout droit sorties de manuels de manuels de bien-être. En effet, le personnage de la chauffeure de taxi fait figure de gourou, tout droit sorti de quelque livre de développement personnel.

Un grand nombre de chapitres est construit sur le modèle fables censées nous faire réfléchir, débouchant, le plus souvent, sur des morales plus ou moins implicites. Ainsi quand la gourou/chauffeure de taxi demande au médecin de faire de la course à pied autour d’un cimetière, ça sera d’abord pour que le médecin suicidaire puisse « pour la première fois [penser] à son corps depuis des mois », mais également de faire advenir cette maxime : « Notre seule liberté est de dire aux morts que oui, vraiment, le sentiment d’exister ne devrait jamais devenir une habitude. »

Progressivement, le médecin/suicidaire va donc se remettre à soigner des gens, lui, professionnel du soin, avait lui-même besoin d’être soigné.

Et l’on se rend compte dès lors que le fameux dispositif du conte à rebours, à savoir la pagination inversée des pages, n’était pas destinée au médecin suicidaire, mais à la gourou/chauffeure de taxi. En effet, on découvre qu’elle était atteinte d’un cancer et que ses jours étaient comptés. Se dessine alors la morale générale du roman : la condamnée avait conscience du caractère précieux de la vie et elle a permis au médecin/suicidaire d’en prendre conscience. Oui, oui, nous sommes de plain-pied dans les délires du développement personnel.

Ainsi, l’ensemble du roman se fait illustration et défense de ce que nous avons appelé le capitalisme thérapeutique — pour plus de détails au sujet du fonctionnement de ce type de romans voir cette section de notre précédente analyse. La différence (ténue) avec ces œuvres tient au fait que le personnage même, de par sa fonction au sein de la division sociale du travail, est lui-même amené à prendre soin des autres. Pour autant, le regard sur cette question du soin — du care donc — est totalement déconnecté des enjeux sociaux.

Ce passage illustre parfaitement la manière dont l’éthique du care, une fois digérée par l’industrie culturelle, neutralise toute conflictualité. Prenons un exemple concret, le fragment intitulé « Un souvenir de repas ». La scène raconte une précarité évidente : un jeune, affamé, contraint de choisir entre se chauffer et manger vient consulter notre médecin. Ce dernier inscrit sur la feuille de soin :

GROS REPAS ». Le gamin ressuscite sous [l]es yeux [médecin] à coups de plateaux-repas, de compote de pomme et de biscottes sans sel.
Incontestablement, la plus simple et la plus belle prescription de sa vie.

Tout y est. Mais ce qui devrait constituer un scandale social se dissout dans l’émotion. Ce qui pourrait être une dénonciation devient une fable édifiante sur la bonté du médecin.

Le problème, structurel, disparaît sous la beauté du geste. La solution ? Un repas. Un instant de grâce. Un médecin compatissant. L’issue heureuse efface la question politique.

Pourquoi ce jeune en est-il là ? Quelles forces l’y ont conduit ? Peu importe. L’essentiel est ailleurs : dans la prescription la « plus belle » de la vie du médecin, comme si l’histoire servait d’abord à glorifier sa compassion.

Voici un exemple, et nous en explorerons d’autres, de la reprise minimale des discours de la philosophie du care et surtout de sa reprise par l’industrie culturelle. Par le fil de ces formats conçus pour le marché, destinés à être des best-sellers — sans toujours réaliser cette ambition — la philosophie du soin est là pour soigner, apaiser, réconforter. Mais elle ne questionne, l’injustice inhérente à l’organisation sociale marchande devient un simple décor. La résolution de l’intrigue, ou même les petites péripéties qui jalonnent le récit, un baume provisoire, et la critique se noie dans l’émotion.

Bien évidemment, Baptiste Beaulieu n’a pas été le seul à s’inscrire dans cette veine du roman feel-good à laquelle on adjoint une touche de social, représentée par une éthique du care tronquée. On peut citer, pêle-mêle, Et que ne durent que les moments doux [2020, Fayard/Hachette livre] de Virginie Grimaldi où deux voix narratives féminines, l’une jeune mère confrontée à une maternité prématurée, l’autre mère d’un enfant devenu adulte, en train de quitter la maison. Il s’agit essentiellement d’appréhender des thèmes tels que ceux de l’anxiété ou le deuil symbolique. Le système de santé, les inégalités de classe ou les pressions sur les femmes sont présents… mais toujours absorbés dans une narration qui privilégie la chaleur humaine, la solidarité et l’intime réparateur.

Idem, pour Changer l’eau en fleur [2018, Robert Laffont/Éditis]. Les drames (violences conjugales, abandon, suicide) n’y donnent pas lieu à une analyse politique. Ils sont traités comme autant d’étapes vers une résilience nécessaire.

Ainsi, des éléments issus de la philosophie du care loin de bousculer fondamentalement les discours — et les messages — que portent les romans feel-good, ils sont simplement intégrés à l’intrigue principale et aux schémas narratifs qui restent, globalement, les mêmes. Comme nous le verrons plus loin, la diffusion d’une certaine philosophie du care dans l’espace intellectuel français [voir 4.1], accentuée par l’expérience collective de la pandémie de Covid-19, a favorisé l’essor d’une littérature où la question du soin occupe une place grandissante.

1.2 Feel-good farci au care et à l’engagement

En effet, 8 années — et 4 romans — plus tard, Baptiste Beaulieu publie Où vont les larmes quand elles sèchent. Malgré le titre, il y a du changement, nous ne sommes plus strictement dans le cadre d’un roman feel-good. L’écriture s’y fait moins scolaire, exit les temps scolaires du récit, imparfait et passé, simple ; place au présent. La composition même du roman se fait moins linéaire, on progresse par digressions successives. Quant à la tonalité du roman, elle veut se faire plus politique — et elle l’est, incontestablement.

Tout au long de Où vont les larmes quand elles sèchent, Baptiste Beaulieu dénonce, pêle-mêle : la violence masculine, la médecine et la formation des médecins à qui l’on n’apprend pas à « consoler les gens », les « écouter », « accueillir la plainte », avec même une critique (timide) du concept de résilience — nous y reviendrons.

Pour autant, la structure globale du roman reste inchangée. Nous est ici racontée, à la première personne, l’histoire d’un médecin ayant fui l’hôpital pour s’établir en tant que « médecin de famille » — pour ne pas dire libéral. Ce dernier est confronté, au début du roman à la mort d’un enfant, qu’il n’a pu sauver. Bien qu’affecté par ce décès, le médecin n’arrive pas à pleurer. D’ailleurs, plus rien n’arrive plus à le faire pleurer. Et ce malgré, les histoires poignantes des patients qui viennent le consulter jour après jour. Au bout d’un sorte de quête initiatique, le médecin arrivera à pleurer et le roman même se conclue sur cette phrase : « On va enfin pouvoir pleurer, maintenant. »

En somme, nous restons sur le schéma standard(isé) des romans feel-good : mal-être, rencontres (par le biais de patients), reconnexion à soi, résolution du mal-être. Et entre ces étapes, il y a de la dénonciation explicitement politique. Cette dernière est par ailleurs doublement désamorcée, d’abord par sa mise entre parenthèse. Elle l’est littéralement parce que enchâssée (insérée)dans un schéma de roman feel-good. Ensuite, parce que, comme nous allons le voir, cette dénonciation politique ne porte pas très loin.

1.2.1 Dénoncer les personnes, pas l’organisation sociale 

La dimension politique et résolument plus engagée est essentiellement mise en œuvre par les histoires des patient·e·s que nous rapporte le médecin/narrateur de Où vont les larmes… Elles font, le plus souvent, figures d’anecdotes qui jalonnent le récit. La violence masculine constitue l’un des motifs de dénonciation les plus récurrents, il touche l’écrasante majorité des patientes

1.2.1.1 Le virilisme comme nature

Par ailleurs, ces violences ne se limitent pas aux coups ou aux intimidations dans la sphère intime (couple, famille) ; elles se déploient aussi dans l’exercice même de la médecine. Les patientes subissent, au sein du système de soins, des formes spécifiques de violences : minimisation de leur douleur, soupçons d’exagération, infantilisation, pratiques médicales intrusives sans consentement éclairé. Ainsi, la violence n’est pas seulement un attribut des relations privées ; elle s’inscrit aussi dans des structures institutionnelles, médicales comprises.

Pour autant, le pourquoi de cette violence masculine n’est presque jamais interrogé au niveau de l’organisation sociale. Au fil du roman, on assiste à une véritable essentialisation de la violence masculine, réduite à une nature ou une fatalité viriliste.

Précisons d’emblée qu’il ne s’agit en aucun cas pour nous de prôner ici, le discours bancal du not all men [pas tous les hommes] ; cette rhétorique nauséabonde qui nie l’existence d’une violence systémique exercée par les hommes. Au contraire, il s’agit de montrer pourquoi les hommes agissent ainsi, et ne pas se contenter de dire/écrire qu’ils sont ainsi.

À aucun moment Où vont les larmes… ne remonte aux causes sociales (et politiques) des violences masculine. Ce sont encore et toujours les personnes (le mari, le fils, tel ou tel médecin) qui sont pointées jamais le système marchand et patriarcal qui subsume et suscite ce type de comportements masculiniste.

1.2.1.2 Le mari oui, mais le patron…

Ainsi, la violence masculine se trouve totalement décorrélée et déconnectée du cadre matérialiste. On peut par exemple citer cet exemple tout à fait problématique :

Pour cause : la maladie, en soi, est une belle saloperie. L’injustice ultime. Ça frappe au hasard, c’est comme courir dans une forêt les yeux bandés. Enfin, ce sont plus souvent les pauvres que les riches qui se prennent l’arbre en pleine face. Tu la gères comment, ta colère, par exemple, quand tu soignes des femmes victimes de violences conjugales ? Quand une nana vient pour la deuxième fois faire enlever une agrafe sur son front et que son connard de mari attend dans la salle d’attente ? Comment y arriver ?

Pourquoi passe-t-on de l’injustice matérielle face à la maladie aux femmes battues ? Peut-être est-ce une maladresse, mais on peut interroger ce glissement sémantique des inégalités sociales (et matérielles) aux violences conjugales.

Les pauvres sont-ils donc plus susceptibles d’exercer cette violence ? Alors que les riches non ? Sur ce sujet de l’inégalité matérielle, il y avait bien d’autres exemples à fournir.

Ce que donne à voir cette scène — et plus largement l’ensemble du roman —, ce n’est pas une articulation entre critique du patriarcat et analyse des conditions matérielles, mais leur disjonction. Ce faisant, la critique ne remonte jamais aux structures sociales qui produisent, entretiennent et légitiment cette violence. Or, il ne saurait y avoir de critique du patriarcat sans matérialisme, sans interrogation des rapports de production, de la division genrée du travail, de la place assignée aux femmes dans l’économie du soin, dans l’emploi précaire, dans les rapports de pouvoir — y compris médicaux.

Une dénonciation des violences patriarcales qui se coupe de ces fondements matériels cesse d’être une critique sociale, pour devenir une morale, une indignation sans force explicative ni pouvoir subversif. Elle personnalise ce qui devrait être pensé comme systémique, et par là même, neutralise ce qu’elle prétend dénoncer

Quand, par exemple, l’un de ses patientes (Mme Fatima Chahid) se confie au sujet de ses problèmes, l’indignation de notre médecin est à géométrie variable. Lui qui est prompt à réagir au sujet de la violence masculine qu’elle subit : « J’aimerais qu’un jour une femme vienne dans mon cabinet (…) m’explique combien la vie est douce avec elle, son mari aimant et respectueux… » En revanche, dans le même passage, il se fait plus discret lorsque le personnage évoque la violence du travail :

… il y a des jours où je ne suis pas malade, le lundi par exemple, souvent, je devrais changer de métier, mais je suis déjà âgée, je peux pas changer de corps (…). Et je ne vois plus très bien, ma vision est floue (…). Le patron me dit : « Frotte bien le sol, Khadijah », je m’appelle Fatima, et je peux pas frotter plus fort, j’ai cinquante-huit ans, j’ai mal aux pieds et au corps tout entier, même que parfois le mien il tombe, en 2003 je me suis évanouie, et ensuite j’ai passé dix ans à m’évanouir, et le patron, il veut que je fasse plus d’heures, mais mon corps il a déjà fait les heures qu’il pouvait, on m’a donné la carte handicapée, mais les ménages, c’est pas pour les handicapés, non ?

Pas de commentaire ici, pourtant, il y aurait beaucoup à dire sur la violence du travail —qui, de plus, intègre ici une bonne dose de racisme. Lui, le médecin, ce vigilant soignant, il serait à même de nous en dire pas mal de choses sur la manière dont le travail — et plus particulièrement non-qualifié — érode les corps.

Que l’exploitation fait son lit sur ce cannibalisme que représente le fait de vendre sa force de travail. Mais non, notre brave médecin se contente simplement de pourfendre la violence masculine opérée par le fils et le mari de Fatima Chahid, avec cette rengaine : les hommes, ils sont comme ça, mauvais.

1.2.1.3 C’est la faute à la vie (et certainement pas à l’organisation sociale)

Quel que soit le sujet, cette neutralisation est toujours à l’œuvre dans la manière dont l’auteur traite les questions politiques. Il y a de bons et de mauvais médecins — lui appartenant bien évidemment à la bonne catégorie. Certes la formation est évoquée, mais de manière assez succincte. Il s’agirait de privilégier l’expérience : « Faudrait que nous, toubibs, on se retrouve tous cloués au lit au moins une fois dans notre vie, on serait de meilleurs soignants à l’ouverture de nos cabinets. (…) On aurait cette histoire de frontières partagées avec nos patients. »

Comme si le fait d’expérimenter quelque souffrance suffirait à mieux comprendre les enjeux. Mais la plus grave dépolitisation qu’opère Baptiste Beaulieu dans Où vont les larmes… est sûrement mise en œuvre par son usage, tout au long du roman d’ailleurs, du concept de « vie ».

Oui, oui, quand un patient souffre à cause du retard diagnostique et thérapeutique, à cause du Covid, à cause des hôpitaux surchargés, c’est — je cite — « à cause de la vie ». C’est uniquement cette entité métaphysique qui est en cause. Certainement pas l’organisation sociale marchande, en général, ni les politiques de démantèlement des services publics hospitaliers qui lui sont inhérentes.

Cette négligence est reproduite à plusieurs dans le roman, dans sa critique de la médecine telle que prodiguée à l’hôpital.

On se rabat dès lors sur la vie, que c’est commode, c’est toujours sa faute, la vie ! Elle est horrible, celle-là, pas vrai ? Et en même temps, elle est belle… Parce que ce qui traverse Où vont les larmes… c’est un humanisme béat. Comme quand il évoque son métier de médecin :

On est épuisés et malheureux, mais aussi épuisés et heureux. De faire ça pour cet autre être humain. Parce que ça nous rappelle que nous sommes des Hommes, et même une civilisation. On redonne à la vie son sens primordial.

Évaporée la question matérielle ! Encore une fois, cette foutue personnalisation.
Car ce que le roman refuse de penser, c’est que le médecin, aussi humain, engagé ou sensible soit-il, reste intégré à une fonction précise dans l’organisation sociale : celle d’assurer la reproduction de la force de travail. Il n’est pas simplement celui qui soigne des individus, mais celui qui rend les corps à nouveau exploitables, qui répare ce que l’exploitation abîme — ou, au mieux, en atténue les effets les plus visibles.

La médecine, dans ce cadre, n’est pas un havre d’humanité : elle est une pièce essentielle du dispositif capitaliste. Elle sert à maintenir les corps en état de produire. Et cette mission structure ses pratiques, ses protocoles, son rapport au temps, et même la manière dont elle classe et hiérarchise les souffrances.

En personnalisant chaque situation, en ramenant tout au ressenti du soignant ou à l’histoire singulière du patient, Où vont les larmes… escamote cette fonction sociale. Il ne s’agit plus d’un médecin comme rouage d’un système économique, mais d’un héros tragique en proie à ses doutes. Ce faisant, le roman sentimentalise ce qui devrait être politisé : le soin comme moment stratégique de la reproduction capitaliste.

On pourrait m’objecter que l’ensemble des développements ci-dessus ne peuvent se prêter au roman de Baptiste Beaulieu ou que, plus simplement, il ne partage pas cette manière d’appréhender l’organisation sociale, voire même que dans la recherche de la sacro-sainte accessibilité, la critique politique se fait plus douce.

Pourtant, au regard des histoires tout à fait bouleversantes de certain·e·s patient·e·s, mais également de certains passages, il n’en est rien, comme ici :

Un homme qui doit, sa vie durant, remettre à un tiers le fruit de son travail et faire prospérer à la sueur de son front le tour de taille d’un patron développe à l’égard de la maladie une forme de fatalité effrayante. L’exploitation l’a rendu docile, même à l’égard de sa propre mort.

Ainsi, l’auteur a bien conscience des enjeux. Il sait nommer l’exploitation, entrevoir les effets de l’aliénation, saisir, ne serait-ce qu’un instant, la violence de classe. Mais ce qu’il fait ensuite de cette lucidité dit tout : il choisit de la neutraliser dans l’ensemble du roman. Et ce choix n’est pas un simple oubli, ni une pudeur littéraire — il est structurel, directement lié d’une part aux discours féministes qui circulent dans l’espace intellectuel, mais également aux logiques mêmes de l’industrie culturelle.

L’évolution du parcours romanesque de Baptiste Beaulieu montre avec une clarté exemplaire le processus par lequel l’éthique du care, intégrée dans l’industrie culturelle, cesse d’être une critique sociale pour devenir une ressource émotionnelle. Même lorsque les récits cherchent à se politiser, à dénoncer les violences de genre, les inégalités d’accès aux soins ou la brutalité institutionnelle, ils demeurent pris dans une logique de personnalisation et de moralisation des conflits.

Le mouvement est profondément dialectique : plus l’engagement thématique devient explicite, plus la structure narrative tend à neutraliser cet engagement en ramenant les violences systémiques à des épreuves individuelles, à des drames personnels, à des trajectoires intimes de réparation. La politisation affichée ne rompt pas avec la dépolitisation ; elle l’approfondit sous une forme renouvelée, mieux adaptée aux attentes émotionnelles et morales du lectorat contemporain.

C’est ce paradoxe fondamental qu’il nous faut interroger : comment la forme même du roman, en particulier dans ses usages contemporains du care, travaille à intégrer le dissensus dans un cadre de lisibilité consensuel ; comment, loin d’être un espace de subversion, la littérature du care participe à la reproduction d’une culture émotionnelle du capitalisme, où la reconnaissance individuelle remplace la transformation collective.

C’est à cette fonction structurelle du roman, à sa capacité à convertir la conflictualité en récit apaisant, que nous allons désormais nous attacher.

2. Le roman comme forme d’intégration des discours

Pourquoi, dans une époque saturée de discours critiques — souvent ritualisés et/ou tronqués — le roman contemporain semble-t-il si peu menaçant politiquement ? Pourquoi les formes dites engagées sont-elles aussi inefficientes en termes de contestation politique ?

Ce constat ne s’applique pas simplement aux romans à visée commerciale relevant de la culture lowbrow — produits pour le marché, pour reprendre l’expression de Jérôme Meizoz —, la culture highbrow et ses œuvres recherchées — produites dans le marché, sans pour autant se plier à ses exigences — participent de cette même neutralisation de toute contestation politique au niveau de l’organisation sociale.

2.1. Le roman comme instance de consensus

C’est cette configuration du roman (moderne) que nous interrogeons ici. À ce titre, Le roman de la démocratie [PUV, 2007] constitue un premier jalon. L’autrice, Nelly Wolf, y propose d’appréhender le roman moderne comme une analogie de la démocratie [représentative]. Il en mime et en reproduit les principes — pluralisme, égalité, contrat implicite — dans ses structures narratives, ses modalités d’énonciation et son économie langagière.

Comme le montre Nelly Wolf, le roman moderne réactive une « démocratie interne »[p.6] : le rapport entre auteur·e, narrateur·ice et lecteur·ice s’organise autour d’un contrat implicite d’égal à égal, et la langue elle-même tend à imiter la langue parlée au-dehors, dans l’espace public.

Et cette configuration du roman comme un espace où entrent en relation des voix multiples — par le biais des personnages, entre l’écrivain qui veut se singulariser en usant du fond commun de la langue, etc. — fait du roman un genre structurellement attaché à la médiation et au consensus. En cela, le roman n’est pas un reflet de la démocratie libérale : il s’est construit comme dispositif de médiation démocratique. Bien plus, il donne forme à l’idéal contractuel — entre l’œuvre et le lecteur, en mettant en scène des personnages, des trajectoires et des discours contradictoires. Il est l’un des opérateurs symboliques les plus actifs de la mythologie de la démocratie représentative.

Bien évidemment, cet idéal démocratique est toujours partiel, biaisé, asymétrique. Il ne s’agit pas ici tant d’une égalité effective, mais d’un simulacre narratif d’égalité, qui permet au roman de reconduire les hiérarchies sociales, les classes, les rapports de force et de domination qui lui sont inhérents sous couvert de pluralisme.

En cela, on peut dire que cette démocratie interne au roman épouse parfaitement les contours de la démocratie représentative qui, de la même manière, promeut le modèle d’un simulacre d’égalité. En reconduisant ce modèle, le roman participe activement à la naturalisation de ces idéaux inégalitaires tronqués.

Ainsi est-ce bien cette capacité à former du consensus (narratif) à partir du dissensus (de l’organisation sociale) qui fait du roman un genre structurellement neutralisant du point de vue politique. À ce titre, Fredric Jameson a montré que la narration romanesque est traversée par ce qu’il appelle un « inconscient politique ». Il désigne par-là la structure narrative par laquelle les œuvres tendent à résoudre, sur un plan imaginaire, des contradictions sociales et politiques issues du réel, des contradictions qu’elles échouent à affronter ou à transformer.

À partir de cette grille de lecture on comprend mieux pourquoi les conflits sociaux, lorsqu’ils apparaissent dans nombre de fictions romanesques, sont presque systématiquement transformés en problèmes individuels : cette transformation narrative rend leur résolution formelle possible.

Le conflit, de prime abord social, se mue en tension psychologique : incompréhension, mésentente ou échec personnel. Et sa résolution — résilience, soin, réparation — vient restaurer l’ordre symbolique du récit — et par extension celui de l’organisation sociale même.

Voici comment s’opère la conversion de problèmes éminemment politiques, comme l’exploitation par le travail, en simples péripéties personnelles. La résolution de cette dernière est ensuite intégrée dans une clôture narrative. Ce geste, pour Jameson, constitue le point d’orgue de l’entreprise idéologique mise en œuvre par le roman : neutraliser narrativement et du point de vue même de l’écriture ce que l’œuvre aurait pu résoudre en s’astreignant à démythifier l’évidence qui parcourt l’organisation sociale.

En ce sens, même les œuvres qui se présentent comme critiques ou engagées participent de cette logique narrative de la résolution imaginaire. Elles ne mettent pas en crise les structures sociales : elles les racontent, les reconduisent, et les digèrent symboliquement. C’est précisément ce qui rend le roman, même dans ses formes les plus empathiques ou contestataires, profondément compatible avec les logiques de pacification propres à l’industrie culturelle contemporaine.

Cette dynamique est particulièrement visible dans les récits policiers, comme l’a montré Luc Boltanski dans Énigmes et complots [2012, Gallimard] : le roman policier propose une forme narrative qui transforme un désordre (le crime) en ordre restauré (l’arrestation du coupable), tout en évacuant les causes politiques du crime. Le problème est réglé, la société peut continuer à fonctionner — même si, en réalité, rien n’a été résolu du point de vue des rapports sociaux. Et c’est peut-être même là, la raison pour laquelle le genre policier est celui qui se prête le mieux à la marchandisation.

Et cette logique de pacification politique par la narration et l’écriture se double d’une logique de pacification par le le biais du système marchand. Le roman s’est mué en fiction démocratique au moment même où il a commencé à devenir une marchandise à part entière, avec tous les effets les inhérents à la production marchande. La structuration du marché littéraire — maisons d’édition, librairies, circuits de diffusion — impose aux écrivains une double pression : produire des œuvres standardisées et répondre non pas aux besoins d’un public, mais aux logiques du marché littéraire. Et c’est bien, un cas particulier, de ce croisement entre neutralisation narrative et calibrage marchand que nous allons désormais examiner.

2.2. L’écriture calibrée : la posture d’engagement comme valeur d’échange

Le passage du roman feel-good à une littérature du care chez Baptiste Beaulieu, ne lui permet pas de produire pour autant une œuvre proprement politique. Si le discours paraît davantage politisé dans Où vont les larmes…, l’œuvre elle-même reconduit, sous une forme nouvelle, la pacification opérée par le roman feel-good en particulier, et le roman, en tant que genre.

Ce mouvement n’est paradoxal qu’en apparence. En reprenant en charge les discours féministes qui traversent l’espace social —en offrant une variable complexe de ces discours, pour reprendre Foucault — Où vont les larmes… ne fait que retranscrire la portée actuelle d’un certain féminisme.

Comme le souligne justement Nancy Fraser : « Si l’objectif initial du féminisme d’après-guerre était de ‘‘mettre du genre’’ dans l’imaginaire socialiste, la tendance ultérieure fut de redéfinir la justice de genre comme un projet visant la ‘‘reconnaissance de la différence’’ .»1 Si cette approche d’un féminisme culturel, détaché de tout aspect matérialiste, a incontestablement perdu de sa crédibilité dans le domaine des luttes,2. Il n’en demeure pas moins qu’elle continue d’irriguer l’imaginaire féministe standardisé par l’industrie culturelle — des essayistes, aux médias (indépendants ou non) aux influenceurs. En cela, et comme nous avons pu brièvement l’explorer, la question des supports est centrale.

Par ailleurs la domination, dans le domaine public,de ce féminisme culturel — par rapport au féminisme matérialiste — trouve ses conditions de possibilité dans les logiques médiatiques contemporaines, qui privilégient systématiquement la mise en récit individuelle des conflits collectifs.

La narration ne s’arrête pas aux œuvres littéraires et aux romans ; les podcasts, les sites généralistes ou non, la politique même, ne sont, en dernier ressort, que narrations. Par conséquent toute conflictualité complexe et structurelle est évacuée.

En ce sens, faire remonter les différences de traitement selon l’assignation en genre à des considérations matérielles de structures et d’organisation sociale, est bien moins attractif (narrativement et économiquement) que de prôner une représentation positive. C’est pourquoi cet espace médiatique privilégie les récits individuels, les figures empathiques, les parcours. L’idéologie, pour circuler, doit se raconter — et dans une grammaire émotionnelle compatible avec les prescriptions du marché.

Et dans le cadre de la littérature, c’est bien ce discours « féministe » dominants que nombre d’auteur·ice·s reproduisent dans et par les œuvres. Car, au sein de l’industrie littéraire, la posture d’engagement, notamment féministe, constitue une valeur ajoutée. Elle fait vendre. Elle crée une image d’auteur concerné, empathique, en phase avec son temps. L’alignement avec les discours dominants devient une condition implicite de la circulation éditoriale — selon la mouvance sur laquelle on voudrait capitaliser.

Beaulieu adopte pleinement ce type de posture littéraire — pour reprendre l’expression de Jérôme Meizoz dans Postures littéraires. Mises en scène modernes de l’auteur, qui désigne par « posture » la manière dont un·e auteur·ice construit publiquement son image à travers ses textes et prises de position.

Il s’agit, simplement de donner aux lecteur·ice la touche politique pour être (bien) labellisé. Pour cela, il recycle les signes extérieurs de l’engagement (indignation contre les violences masculines, célébration des patientes courageuses, dénonciation des soignants brutaux) sans jamais remettre en cause les structures matérielles dans lesquelles ces violences s’inscrivent. C’est une politisation minimale, calibrée pour ne heurter personne — ni le lectorat bourgeois, ni les injonctions commerciales.

Et en cela, Baptiste Beaulieu ne fait que reproduire une mécanique déjà largement installée, comme le note Sara Ahmed : « la transformation de la douleur en signe d’injustice est aussi ce qui permet à la douleur d’être entendue, mais seulement tant qu’elle est racontée par le biais d’une grammaire particulière de la souffrance, celle qui ne menace pas l’ordre social. »3

Ce qui se donne comme littérature engagée n’est, au fond, qu’un produit culturel bien positionné. À cet effet, il doit épouser parfaitement les contours des logiques dominantes sur le marché politique.

La critique est rendue soluble dans le récit sensible ; le politique se dissout dans l’émotion ; et la conflictualité sociale, réduite à des problèmes de comportement ou à la fatalité de « la vie ». L’industrie culturelle ne censure pas : elle absorbe, trie, reformule — et, ce faisant, elle désarme.

Et ce désarmement — le fait de dire la violence (essentialisée) des hommes et pas celle de l’organisation sociale capitaliste — ne relève pas réellement d’un choix, une telle posture est inhérente à l’industrie culturelle même. L’œuvre doit se faire accessible, ne pas heurter les mises en récit qui circulent sur le marché et qui ont été digérées, naturalisées, ne surtout pas désespérer le circuit de la réception. Il doit continuer de croire qu’une liberté ou qu’une émancipation demeure possible à l’intérieur même du circuit marchand.

Dans cette optique, la stratégie de personnalisation des situations et des problèmes se révèle être décisive. À chaque problème, son individu : l’homme violent, les médecins-qui-n’écoutent-pas-leurs-patient·e·s, etc. Jamais la structure.

Ce que masque cette personnalisation systématique, c’est l’impossibilité de penser la conflictualité comme relevant de rapports sociaux. En transformant chaque douleur en récit singulier, chaque violence en trajectoire personnelle, Où vont les larmes… évacue ce qui fait précisément le cœur de la critique politique : les déterminations matérielles, les rapports de classe, les logiques d’exploitation.

La personnalisation devient l’instrument d’un humanisme anesthésiant : un humanisme qui compatit aux souffrances, mais refuse d’en nommer les causes structurelles — et interdit d’en penser la subversion collective.

Ainsi, la neutralisation du politique par la narration et par le marché même, ne sont pas récents, mais ils sont l’aboutissement d’une dynamique historique et structurelle du roman moderne. Ce dernier s’est constitué comme une forme d’intégration symbolique, transformant le dissensus social en consensus narratif, en ramenant la conflictualité sociale à des épreuves individuelles narrativement surmontables.

Même lorsque les romans contemporains affichent une volonté de politiser leur propos — notamment en mobilisant des thématiques comme le care, la résilience ou l’injustice —, cette politisation est absorbée par la forme même du roman : loin de rompre avec la logique de dépolitisation, elle tend à l’approfondir sous une forme adaptée aux sensibilités édictées par le marché. Plus l’engagement est thématisé, plus la structure narrative travaille à refermer les contradictions sociales sur des trajectoires individuelles et réparatrices, convertissant la critique en émotion, le dissensus en récit thérapeutique.

Les romans contemporains appartenant à la littérature du care que nous allons examiner ne dérogent pas à cette logique : ils l’illustrent, la renforcent parfois, et la complexifient rarement.

L’enjeu sera désormais de montrer comment ce care littéraire permet non seulement de reproduire l’ancienne fiction démocratique portée par le roman moderne, mais de la reformuler en une fiction adaptée aux exigences idéologiques et économiques du capitalisme.

3.Du care, et rien que du care (littéraire)

Comme nous l’avons vu plus haut, le roman est à la fois fonction variable d’un discours qui est préalablement passé par les fourches caudines d’une narration médiatique. Ainsi avant de poursuivre notre exploration de la portée anesthésiante de ce care littéraire, il est nécessaire de scruter les discours du care qui circulent dans l’espace médiatique et son circuit marchand.

3.1 Un Care et non pas l’autre

Aux origines de la philosophie du care, on trouve une certaine Carol Gilligan, psychologue de formation, et son ouvrage A different voice [Harvard University Press, 1982]. Carol Gilligan y reproche à la psychologie du développement, dont elle est issue, de considérer la morale masculine comme norme de développement. Elle affirme que ses prédécesseurs — parmi lesquels Freud, Piaget ou encore Kohlberg — ont jugé le développement psychologique féminin comme déviant — voire moins avancé — par rapport à cette norme masculine.

Ainsi promeut-elle la mise en valeur d’une morale féminine qui aurait pour fondement, non pas la concurrence, le mythe de l’indépendance — qui est réellement indépendant ? — ; mais au contraire la sollicitude et la bienveillance.

L’ouvrage de Carol Gilligan est assez rapidement traduit en français — 4 années après sa publication originale. Il fera l’objet de critiques quant à son caractère essentialisant. En effet, cette « morale féminine » et la « masculine », ne sont-elles pas, avant toute chose, le fruit de l’assignation genrée inhérente à l’organisation sociale ?

En soi, ces deux morales n’existent pas en tant que telles. Plus encore, on peut affirmer, avec Roswitha Scholz, Sylvia Federici ou encore Nancy Fraser, que ce n’est pas le capitalisme qui a engendré les rôles genrés, mais qu’il les a figés dans le marbre de l’organisation sociale marchande. Bien que leurs approches diffèrent, quand Roswitha Scholz insiste sur le caractère éminemment capitaliste de l’assignation du rôle de genre, Sylvia Fedirici, elle, explore la genèse historique de la division genrée du travail, quand Nancy Fraser, elle, opère le lien entre production et reproduction.

Ces théoriciennes s’accordent à montrer comment la division genrée du travail, structurée autour de la séparation entre sphère privée et sphère productive, assure la reproduction sociale tout en masquant sa propre origine sociale et historique.

Malgré ces réserves, dans les années 2000 des figures telles que Sandra Laugier et plus particulièrement Fabienne Brugère vont activement participer à en améliorer la réception en France. Notons que Fabienne Brugère publiera dès 2011 un ouvrage dédié à « L’éthique du care » dans la collection de vulgarisation Que-sais-je ? [Presses Universitaires de France – Humensis4]. Cette publication n’est pas anecdotique dans la mesure où la collection Que sais-je ? constitue le plus souvent une porte d’entrée à un sujet soit pour les étudiant·e·s ou le grand public.

À partir des années 2000 donc, la réception française du care bénéficie d’un véritable boost médiatique. Portée par des figures académiques reconnues — Sandra Laugier, Fabienne Brugère — cette philosophie du soin et de la sollicitude s’impose dans l’espace public, notamment par sa compatibilité avec les exigences de l’industrie éditoriale. En effet, le care peut se décliner à loisir : en éthique des relations, en modèle de société, en solution aux crises démocratiques — le tout sans passer par la case conflit ou structure.

Pourtant, au sein même de la philosophie du care, des voix se sont élevées contre ce récit simpliste. Notamment celle de Joan Tronto dont les études, dès les années 1990, ont insisté sur la dimension politique et conflictuelle du care — non pas comme simple disposition morale, mais activité traversée par des rapports de pouvoir, des inégalités et des hiérarchies. Dans ce cadre on ne peut que recommander la lecture de Un monde vulnérable de Joan Tronto, paru à La Découverte — Éditis.

Revenons à L’éthique du care publié chez PUF, dans la collection Que-sais-je ? Dans cet ouvrage c’est une version sentimentaliste et dépolitisée du care qui est souvent mise en avant. Si Joan Tronto est bien évoquée, c’est toujours à titre d’enrichissement secondaire d’un paradigme d’abord centré sur Carol Gilligan. Ainsi, le care devient avant tout un synonyme d’écoute, d’attention, voire d’intelligence émotionnelle — bien loin de la visée conflictuelle que lui assigne Tronto, qui y voyait un outil pour repenser les rapports de pouvoir et les inégalités dans la division du travail.

Et c’est précisément cette dimension politique du care qui tend à être neutralisée dans sa transposition littéraire. Nous avons examiné ces mécanisme de neutralisation, par l’industrie culturelle notamment, des discours féministes plus haut — Voir 2.2.

Dans cette optique, les récits réduisent le care à une vertu individuelle ou à une posture éthique décontextualisée. Car la diffusion rapide et transversale du care s’inscrit dans une époque où l’on demande moins aux récits de transformer le monde que de le réparer symboliquement. Le soin, débarrassé de ses contradictions, devient ainsi un vecteur moral, parfaitement adapté aux logiques culturelles dominantes.

Il est donc essentiel, dans le cours de notre analyse, de ne pas adopter, vis-à-vis de cette littérature du care, une approche auteuriste — à savoir prendre chaque auteur isolément — mais une approche historique et sociale — pour ces questions, se reporter à cet article.

Il existe une liste non-exhaustive de productions littéraires qui ne font, en définitive, que mettre en récit (illustrer) la philosophie du care. C’est une tendance, installée dans le paysage éditorial depuis plus d’une décennie, encore à l’œuvre comme en témoigne ce récent article de Livre Hebdo (mars 2025), avec encore un certain nombre de romans et de récits placés sous le signe du « soin ».

Une fois de plus, ces œuvres tiennent de la version anesthésiante de la philosophie du care. Elles la défendent, l’illustrent, bien plus, elles participent à une plus large diffusion de cette conception du care.Dans cette perspective, nous nous intéresserons à une œuvre en particulier qui pousse ce discours dépolitisé à son paroxysme : Chœur des femmes [2009, P.O.L— groupe Madrigall/Gallimard] de Martin Winkler.

3.2 Dés-essentialisation de façade

Notons, tout d’abord, que ce roman ne reprend pas les codes des romans Feel-good — ou alors que de manière tout à fait marginale. On y suit le parcours d’une jeune et brillante interne : Jean (prononcé Djinn) Atwood, qui va découvrir, lors de son affectation à l’unité de soins gynécologiques 77, ce qu’est supposée — par l’auteur du moins — une pratique optimale du soin. Le tout sous l’égide de la figure mythologique de Franz Karma — sorte d’incarnation du médecin parfait.

À ce titre, il est à noter la manière dont Martin Winkler opère une critique de l’essentialisation d’une morale soi-disant « masculine » et « féminine » découlant de la philosophie du care dès les premières pages du roman — [Voir 3.1].

En effet, par le biais du prénom de la narratrice jean (djinn) le ou la lecteur·ice pense avoir affaire à un personnage masculin qui exercerait la fameuse « morale masculine » : Jean se plaint constamment de la manière dont les patientes s’étalent sur les moindres détails de leur existence. Ainsi, la révélation, quelques fragments plus loin, de l’assignation genrée de la narratrice opère comme une dés-essentialisation

L’ensemble du roman tend à confirmer cela puisque c’est bien celle qui est assignée comme femme qui dispose de la morale dite « masculine » — performance, efficacité technique, détachement émotionnel — tandis que son mentor, Franz Karma, lui, assigné comme homme — le texte précisant même son hétérosexualité (au cas où…) — qui se trouve du côté de cette morale qu’identifie Carol Gilligan comme morale « féminine » — bienveillance, sollicitude, interdépendance.

C’est donc par la narration que Martin Winkler écarte, et ce de manière explicite, l’essentialisation inhérente au type de philosophie du care explorée plus haut — [voir 3.1].

À travers Jean Atwood et Franz Karma, Winckler inverse les attributions traditionnelles de la morale de genre : la femme incarne la performance froide, l’homme la sollicitude attentive. Cependant, cette inversion ne s’accompagne pas d’une remise en cause de la structure binaire elle-même. Le roman redistribue les qualités entre les genres, sans questionner leur naturalisation : la division morale entre performance et soin reste posée comme allant de soi, et non comme produit historique et social.

3.3 Une utopie du bon vouloir

En effet, la surprise est à son paroxysme lorsque la jeune interne débarque à l’unité 77 et découvre la manière dont on y pratique le soin : on prend son temps avec les patientes, on les écoute, on ne remet pas en cause leurs affirmations, bien plus, on les croit sur parole. Une pratique du soin qui rentre en totale contradiction avec ce qu’a pu apprendre notre narratrice du côté de la fac de médecine. Une pratique horizontale du soin, où le médecin se met au niveau de ses patientes.

Et cette pratique, elle est incarnée par Franz Karma, sorte de figure éthérée, que rien ne semble atteindre. Prêt à dédier s’il le faut 2 voire 3 heures pour une seule consultation afin de satisfaire au mieux la patiente. Il devient même possible d’aménager, au sein de cette unité, une pièce destinée à accueillir une patiente en phase terminale.

En somme l’unité 77, c’est le monde parfait de la médecine par la magie du bon vouloir et de la conscience professionnelle. Voici, en action, la résolution d’un problème proprement systémique : la marchandisation du soin par le biais d’un dispositif narratif.

À cela, il faut ajouter les infirmières qui, loin de faire partie du décor où évolueraient, Jean Atwood, Franz Karma et les patientes, sont elles également incarnées. Elles sont narratrices de certains fragments. Elles permettent de donner à la fois un point de vue extérieur vis-à-vis du récit et de la protagoniste principale, tout en confirmant les dires de Franz Karma sur le fonctionnement singulier de l’unité 77. On retrouve ici la fiction démocratique explorée plus haut [voir 2.1].

Des infirmières respectées, un médecin chef attentif, bienveillant. Ici, pas de problème de matériel, de personnel, pas de manque de financement, aucune instance supérieure — genre… l’État. Non, Franz Karma est démiurge.

3.3.1 Une utopie qui ne s’assume pas comme tel

L’unité de soin 77 est donc une utopie. Un enclos isolé, totalement déconnecté des conditions sociales et matérielles. L’utopie a toujours permis, en mettant en scène un monde idéal, de montrer, en négatif, les problèmes, ce qui pourrait être amélioré. Et au travers de la figure de Jean Atwoord, Chœur de femmes opère un tel décalage — de manière un peu trop forcée, répétée parfois. En effet, la narratrice n’a de cesse de s’étonner des pratiques de Franz Karma.

Le véritable problème tient essentiellement au fait que le roman (l’auteur?) ne semble à aucun moment assumer le caractère utopique de cette unité 77. Ou plutôt, il le fait, mais uniquement dans l’épigraphe :

Ce livre est un roman : les personnages, l’Unité 77, la ville de Tourmens, son CHU et les événements qui s’y déroulent sont imaginaires.
Mais presque tout le reste est vrai.

Hormis ce paratexte, dans la diégèse, dans le cœur et le corps du texte, l’unité 77 n’est pas assumée comme utopie. En effet, le monde du dehors est là, il y est constamment fait référence, l’organisation sociale capitaliste fonctionne, mais elle semble seulement s’arrêter aux porte de l’unité de soin 77.

L’utopie et un genre assez codifié, il trouve ses origines au XVIIIe siècle. Dasn ce type de récit, avant de nous faire accéder à la société utopique, il y a un parcours, une sorte de rite de passage — irréel, fantastique — marquant la frontière entre le monde réel et ce monde utopique construit de toute pièce.

Alors, mon propos ici, n’est pas de dire que TOUT récit utopique DOIT se plier à ce type de codes, plutôt de faire sentir aux lecteur·ice·s le basculement. Et plus particulièrement dans ce type de récits touchant à des problématiques tout à fait pertinentes et sensibles : la violence des soins gynécologiques.

En refusant d’assumer pleinement l’unité 77 comme une utopie, Le Chœur des femmes déplace la conflictualité structurelle — à savoir l’impossibilité de prodiguer de véritables soins dans le cadre capitaliste — sur un plan strictement moral. Comme nous l’avons vu, le roman résout cette problématique essentielle — celle qui fait que, dans le capitalisme, les patients deviennent des marchandises et les soignants des producteurs de soins — non par une critique structurelle, mais par une opposition morale : celle des bonnes et des mauvaises intentions individuelles.

3.3.2 Utopie sans politique

Le roman Chœur des femmes échoue à activer le potentiel critique du genre utopique. En refusant d’assumer pleinement le caractère utopique de l’unité 77, il neutralise d’emblée toute mise en cause des structures. Au sein d’une clinique privée, à l’hôpital public ou dans un cabinet libéral, la manière dont s’organise le soin — comme toute activité humaine — est indissociable de l’organisation sociale dans laquelle elle s’inscrit. Elle est avant toute chose un travail — nous avons exploré de telles considérations du côté du journal de litteralutte.

Comme l’écrit Bruno Astarian, dans le travail salarié, l’individu ne définit jamais lui-même la valeur d’utilité de ce qu’il produit : « On ne dit pas à l’ouvrier : “Fais des tables.” On lui dit : “Voici un panneau de bois, découpe un rectangle… fais un tiroir.” » [Bruno Astarian, L’abolition de la valeur, Entremonde, 2017,p.132-133.]

Cette logique de découpage, de prescription et de standardisation traverse aussi le champ médical : le médecin, sauf à disposer d’un pouvoir exceptionnel, ne choisit pas ses conditions d’exercice — il les subit. Il est, comme tout autre travailleur, soumis à l’organisation sociale marchande, et donc à ses impératifs de rentabilité. Mais cette opposition se limite à une critique de la formation médicale, jamais à une remise en cause des structures qui la conditionnent.

Pire encore, la liberté dont jouit Franz Karma est présentée comme un choix moral, une forme d’élévation personnelle — et non comme l’effet d’un rapport de force, d’une rupture ou d’une lutte contre les logiques dominantes.

Comme si cet écart vis-à-vis de ce monde qui fait du soin un service marchand comme un autre, cette liberté que s’octroie le médecin-chef était naturelle, qu’il suffisait de le vouloir pour faire autrement, et qu’elle n’était pas le fruit de réels rapports de production.

Mais une réelle critique de la pratique de la médecine aurait, dans le contexte de ce roman, nécessité d’assumer le caractère politique de l’utopie du soin, de l’inscrire dans un cadre éminemment matérialiste. Surtout que de telles expérimentations ont existé (il en existe aujourd’hui même) ; des luttes qui promeuvent des pratiques alternatives, sinon nouvelles du soin. Qu’on la trouve pertinente ou non, on peut citer par exemple les expérimentations de la clinique La Borde.

Ce type de luttes n’est pas engendré par la bonne volonté d’un médecin-chef qui par un pouvoir démiurgique fait naître un espace de soin meilleur, mais est construit par une énergie collective et des luttes… politiques.

Par ailleurs, le récit de ces expériences de lutte n’est (presque) jamais idéalisé, l’opposition avec le dehors, l’organisation sociale, en somme. Quand des collectifs luttent contre l’organisation sociale, ce n’est jamais dans la ouate : conflits ouverts, résistances institutionnelles, défaites temporaires. Rien à voir avec la paisible bulle utopique de l’unité 77, où l’on soigne comme on rêve.

En somme, l’unité 77 n’est pas une utopie politique : c’est une enclave morale. Et c’est précisément ce glissement — du politique au moral, de la structure au caractère — qui vide le roman de sa puissance critique. Ce déplacement n’est pas neutre : il préfigure une série d’effets culturels majeurs que nous allons maintenant examiner.

3.4. Catharsis, bienveillance et anesthésie politique

Le parcours initiatique de la jeune (et brillante) interne Jean Atwood sera l’occasion de donner corps au titre du roman Le chœur des femmes. La sollicitude, la bienveillance, s’incarnent dans l’écriture de l’œuvre en elle-même. Bien que l’interne soit identifiée comme la protagoniste principale, elle ne monopolise pas pour autant la narration. Chœur de femmes dispose d’une structure polyphonique. Le roman, scindé en fragments de longueurs variables, laisse une place assez large à la parole des patientes, ces personnages qui consultent. Les récits de ces patientes peuvent même être interprétées comme le cœur du roman.

Défileront une ribambelle de patientes, toutes aux histoires touchantes — frôlant souvent la caricature, mais nous ne traiterons pas de ce sujet ici. Chacune incarne une problématique concrète à laquelle peuvent se trouver confrontées les femmes dans leur parcours de soin.

On assistera aux consultations et aux soins idylliques (utopiques dans le cadre de notre organisation sociale) prodigués par Franz Karma, assisté par l’interne qui, au départ agacée, se rendra progressivement compte de la pertinence des méthodes du médecin-chef.

Ces tableaux sont cruciaux dans la mesure où ils permettent une mise en perspective du monde standardisé des soins — celui du monde réel. En effet, les témoignages quant aux violences subies abordent et recoupent des problématiques concrètes.

3.4.1 Dénoncer la violence des soins(gynécologiques)…

À la lecture des récits de patientes, nombre de femmes se reconnaîtront. Elles s’identifieront à ces femmes doublement atteintes : blessées par leur parcours de vie — maladies, deuils, grossesses, violences — mais aussi par un système médical qui ne les écoute pas, qui les interrompt, qui remet en cause leurs paroles, donc leurs souffrances.

Sur ce plan, le roman remplit une fonction salutaire. Il met en lumière l’étendue des violences gynécologiques. Il donne à voir ce que peuvent être, pour beaucoup, la brutalité d’un toucher vaginal, la violence symbolique d’un soupçon, la routine cruelle d’un jugement : « Vous êtes sûre de prendre correctement la pilule ? »

Cette violence, Chœur des femmes la relie, de manière assez convaincante, à la formation médicale elle-même. Le personnage de Jean Atwood en est l’illustration vivante : elle incarne une médecine désincarnée, technicienne, compétitive — formée à faire, non à écouter. Que cette future spécialiste soit major de promo souligne à quel point le problème ne vient pas d’un raté individuel, mais bien de la normalité institutionnelle.

Mais c’est là que s’arrête le diagnostic. La critique reste cantonnée à l’enseignement, au cursus, parfois à la personnalité de certains praticiens — inattention, suffisance, négligence. L’organisation sociale dans son ensemble n’est jamais mise en cause. Le système hospitalier, les logiques budgétaires, les structures de pouvoir médical restent hors-champ.

Pourtant, les patientes, elles, les subissent en acte. Leur passage par l’unité 77 agit comme un révélateur : il rend visibles, par contraste, les logiques de rendement, de normalisation, de standardisation, auxquelles est soumis l’ensemble du personnel médical hors de ce microcosme.

Et ce contraste, les lecteur·ice·s le vivent aussi. Ils et elles reconnaissent — parfois douloureusement — dans les récits de ces femmes, les violences ordinaires du soin : la dépossession, le doute jeté sur leur parole, l’absence de temps, de considération, d’écoute.

Ce mouvement de reconnaissance est émotionnellement puissant. Il est même, dans bien des cas, réparateur. Il produit une forme de catharsis qui ne doit pas être ni occultée, ni même négligée. Mais, comme nous l’avons exploré plus haut [2.2], cette pacification émotionnelle clôt l’expérience. Au moment où ces patientes sont prises en charge par l’unité 77, le problème structurel s’évanouit. Nous avons affaire à la résolution narrative de problématique éminemment structurelle.

Si le constat peut être pertinent, les conséquences qu’en tire le roman sont problématiques.

3.4.2 … en apportant des solutions tronquées

Le problème central que pose Chœur des femmes, ce n’est pas le diagnostic — qui, à bien des égards, est juste — mais la réponse qu’il apporte. Ou plutôt, la manière dont il neutralise la possibilité même d’une réponse politique.

Car en évacuant toute forme de lutte, en gommant les rapports de force, le roman en vient à faire reposer l’intégralité de la solution sur la bonne volonté individuelle. À l’arrivée, celles qui sont les premières concernées par les violences du soin — ici, les femmes — sont conduites à interpréter ce qu’elles subissent comme un problème de personnes, de caractères, ou au mieux de formation.

Mais cette formation médicale, qui la définit ? Cette manière de former les médecins, si centrée sur la technique, si éloignée de l’écoute, n’est-elle pas le produit direct d’une organisation sociale marchande ? Une formation conforme aux logiques de rendement, d’efficience, de maîtrise des corps — bref, aux besoins du capital ?

Et que dire de tout ce dont le roman ne parle (ou presque) jamais : le manque de moyens, les politiques de rationalisation, les coupes budgétaires, la précarisation des personnels ? Ce sont pourtant là les conditions matérielles dans lesquelles s’exerce le soin — et dans lesquelles se produit la violence.

Or, l’unité 77, en étant totalement détachée de ces réalités, propose une fausse solution. Elle fait écran. Elle donne l’illusion qu’il suffirait d’un bon médecin — patient, bienveillant, attentionné — pour résoudre le problème. Ce faisant, elle dépolitise la souffrance en la rabattant sur la sphère morale. Et c’est bien cette solution morale précisément qui permet à la souffrance — celle des personnages comme celle des lectrices —d’être narrativement absorbée sans mettre en cause l’organisation sociale en tant que telle.

C’est là le point le plus problématique : la forme narration et l’écriture tendent à empêcher une compréhension structurelle des enjeux. Elles offrent un contre-exemple idéalisé — Karma, l’unité 77 — sans jamais montrer les conditions matérielles de possibilité de ce contre-exemple. Comme si ce monde soignant alternatif ne relevait pas d’un choix de société, mais d’un choix personnel.

Et ce faisant, il contribue à entretenir l’idée que si le soin est violent, c’est parce que les médecins sont mal formés ou mal intentionnés. Que si l’on souffre, c’est qu’on est tombée sur les mauvaises personnes. Jamais parce que le système est conçu pour fonctionner de la sorte.

Voici comment, dans le cadre de Chœur de femme, s’opère la neutralisation politique esquissée plus haut [voir 2.1 et 2.2]. Ainsi est produite une forme de littérature anesthésiante qui transforme la conflictualité sociale en narration réparatrice.

L’industrie culturelle anesthésie la portée politique de la littérature du care à deux niveaux : d’abord par la médiatisation d’une forme de care psychologisante, au détriment d’une approche plus matérialiste — sur ce point, voir 3.1. Ensuite, par les effets de standardisation propres au roman [2.1] et aux circuits de standardisation, notamment concernant cette fiction politisée [2.2].

4. L’opus-magnum de la littérature du care

Bien que l’ouvrage fondateur de la philosophie du care — A different voice de Carol Gilligan — ait été traduit en français dès 1986, nous avons vu que ce n’est qu’à partir des années 2000 que sa diffusion a véritablement pris corps dans l’espace intellectuel français — [voir 3.1].

Ce nouvel horizon théorique a, sans surprise, affecté durablement la production littéraire contemporaine. Nombre de romans se sont alors efforcés d’intégrer, sous une forme ou une autre, les principes de l’éthique du care, au point de constituer ce que certain·e·s n’hésitent plus à qualifier de littérature du care.

Mais il faudra attendre plus d’une décennie pour que la transposition de ce discours en création littéraire trouve son point d’orgue. Et ce avec la parution de ce que beaucoup considèrent comme son opus magnum : Réparer les vivants [2014, Verticales — groupe Madrigall/Gallimard] de Maylis de Kerangal. Son succès critique et public, couronné par une adaptation cinématographique — n’y a-t-il pas de plus belle validation que celle-ci ? Voir le roman couronné par le cinéma, ce temple du consensus émotionnel, bien plus influent — et rentable — que le livre lui-même.

Réparer les vivants s’impose donc, presque naturellement, comme une étape incontournable dans notre analyse.

4.1 L’anesthésie politique au prisme de systèmes complexes (en apparence)

Jusqu’ici, les œuvres que nous avons examinées — toutes rattachées à cette littérature du care — neutralisaient la conflictualité politique par une double opération : d’un côté, un discours explicitement engagé, souvent centré sur l’émotion, impliquant la compassion ou la justice morale ; de l’autre, une personnalisation des situations, qui réduit une problématique structurelle à des cas individuels ou alors le fait de n’appréhender ces problématiques structurelles que d’un seul et unique point de vue — par exemple, le patriarcat, déconnecté de la l’organisation sociale capitaliste, ou la formation des médecins ou encore la bonne volonté de ces derniers.

Réparer les vivants, lui, procède autrement. Ici, la focale s’élargit. Le roman adopte une perspective a priori surplombante qui déplace l’attention qui donne l’impression que ce ne sont plus les figures individuelles du soin ou les trajectoires personnelles des patient·e·s qui occupent le premier plan, mais le système lui-même.

Cette différence fondamentale mérite d’être analysée avec minutie, elle dessine, comme nous le verrons, un autre type d’anesthésie politique, plus subtile, radicalement plus efficace, surtout. Le dispositif narratif et l’écriture, par leur configuration même, produisent un effet d’écran qui mime une conflictualité sociale de surface.

Ce que nous mettons en lumière ici ne relève pas d’une stratégie consciente, mais d’une inscription dans une dynamique littéraire et éditoriale plus large, analysée plus haut [voir 2.1 et 2.2].

Il ne s’agit donc nullement d’un procès d’intention. Ce qui nous importe ici, c’est de saisir comment Réparer les vivants, par ses choix esthétiques et narratifs, cristallise une orientation dominante de ce que l’on appelle aujourd’hui littérature du care. Une orientation qui tend à déplacer les enjeux du politique vers la sphère morale et affective, sans pour autant que ce déplacement soit formulé comme tel par le texte lui-même.

Le cadre ainsi posé, commençons par rappeler, brièvement, le propos et la structure de Réparer les vivants.

Nous suivons, sur vingt-quatre heures, la trajectoire du cœur de Simon Limbres, un adolescent victime d’un accident de voiture, dont le cœur est destiné à être transplanté après la déclaration de sa mort cérébrale.

Le récit ne s’attarde ni sur l’histoire sociale du jeune homme, ni sur les circonstances concrètes qui ont conduit à l’accident, mais adopte une perspective élargie, presque impersonnelle, qui déplace le centre de gravité du roman : ce n’est pas Simon Limbres qui est aucœurde l’intrigue, mais son cœur, l’organe.

Le roman suit alors le parcours de ce cœur, de la mort clinique du patient (Simon Limbres) à la transplantation, en décrivant minutieusement les gestes médicaux, la chaîne de décisions, les émotions diffuses qui traversent les différents acteurs du soin, mais également la famille, les patients, etc.

4.1.1 Complexité de surface, mécanique sociale huilée

Cette fresque, que nous avons résumé à gros traits, est portée par une écriture ambitieuse. Lorsque nous sommes passés de Où vont les larmes… à Chœur des femmes nous avions franchi un cap dans la composition des œuvres, dans la richesse même de l’écriture. Il en est de même ici pour le passage du roman de Winkler à Réparer les vivants.

L’écriture se fait plus exigeante, la structure des phrases de Maylis de Kerangal est complexe ; peu de points, elle avance par parataxes.

Les critiques (universitaires ou journalistiques) n’ont eu de cesse de louer une telle ambition littéraire dans un paysage éditorial où l’accessibilité (immédiate) est devenue horizon indépassable de toute production. Ainsi s’agit-il de produire un effet de littérature sans demander d’effort au lecteur.

Pour autant, cette exigence littéraire doit, elle aussi, être interrogée et analysée : les phrases, d’un point de vue strictement syntaxique, sont certes complexes et longues comme aiment à les admirer les adeptes de la performance du style, mais elles s’inscrivent dans un mouvement globalement linéaire, sûr de lui, il n’y a jamais de rupture logique, jamais de complexité argumentative, encore moins d’incises. La syntaxe est étirée, certainement pas heurtée.

Ça glisse, ça flue même, ça favorise une réception immersive, sans accrocs. Ainsi, Réparer les vivants s’inscrit pleinement dans le prolongement de son époque. Ce n’est pas tant un équilibre qu’il parvient à trouver entre exigence et accessibilité, mais bien plutôt une accessibilité grimée sous les atours d’une prose exigeante.

Donc tout en répondant aux exigences du marché littéraire, il adjoint le décalage nécessaire pour créer la singularité. Le récit est linéaire, tout s’enchaîne, s’imbrique parfaitement, tout est fluide pour décrire quelque chose de tout sauf… fluide. En effet, il est avant toute chose question d’une véritable logistique (et des plus complexes) mais tout cela est neutralisé (naturalisé ?) par l’écriture même. Ça va presque de soi, le texte (se) déroule, avec assurance.

La progression narrative (de ce cœur qui se balade) est appuyée par des hypotyposes — de longs passages descriptifs — des envolées lyriques, le tout créant un effet de flux qui noie le ou la lecteur·ice. Par ce dispositif, il devient difficile pour lui ou elle de prendre du recul.

En tant que lecteur·ice·s, nous sommes pris·e·s dans la mécanique même que déroule doublement le récit, d’abord par son écriture, ensuite par l’urgence de ce cœur à transplanter. Pas le temps de s’attarder ni même de questionner les procédures hospitalières, les institutions de soin, sans oublier la question (cruciale pourtant) du choix de la personne qui recevra l’organe.

Réparer les vivants ne nous laisse pas le temps pour ça. D’aucuns diront, mais la vie (ah ce concept anesthésiant) n’est-elle pas ainsi faite ? Lorsque nous sommes confronté·e·s à de tels drames, a-t-on le temps de réfléchir ?

La question est légitime, pour autant elle est inadéquate dans la mesure où, comme nous l’avons précisé plus haut, Réparer les vivants par sa narration et son écriture, se veut surplombant.

On pourrait m’objecter que la conflictualité est pourtant présente dans Réparer les vivants : qu’il s’agisse des parents de Simon Limbres (particulièrement sa mère) qui sont confrontés à faire le deuil d’un corps « vivant », ils doivent affronter l’idée du don, se résigner à signer les documents autorisant le prélèvement des organes, notamment le cœur.

Les médecins (le docteur Pierre Révol entre autres) qui eux doivent gérer l’entretien avec la famille, peser les mots, convaincre sans brutaliser, accompagner sans forcer. Et enfin, la réception du cœur par Claire Méjan (la receveuse) est aussi chargée d’une conflictualité intérieure : culpabilité, désir de vivre, reconnaissance du don.

Convenons que ces conflictualités sont localisées à des échelles… personnelles. Elles sont avant toute chose psychologisées, inscrites dans des parcours personnels. Il s’agit de dilemmes individuels — prendre la bonne décision au bon moment, adopter la posture adéquate, la parole juste.

Pour un roman qui ambitionne — ou à qui on a prêté l’ambition — d’adopter une hauteur de point de vue, cela reste tout de même assez mince, voire anecdotique, comme conflictualité.

Ce qui devait constituer la différence fondamentale entre Réparer les vivants et les textes explorés plus haut s’écroule au premier examen approfondi. Nous revenons aux questions des dilemmes individuel et moraux, notamment dans le cadre de la prise en charge médicale. Bienveillance à l’égard des patient·e·s et de leurs proches, écoute. En définitive, la conflictualité sociale est résolue narrativement.

Ainsi, l’apparente sophistication de l’écriture du roman s’inscrit dans un processus plus général, celui par lequel le soin est dépolitisé et réduit à un geste technique et empathique, dépouillé de toute conflictualité politique.

Comme si la réparation des corps pouvait se penser sans réparation du monde social. Et cette évacuation du monde social, sous les atours du care — diligence et écoute du personnel médical — traverse l’ensemble du roman.

4.1.2 Le cœur : métonymie du vivant et pièce (réifiée) de rechange symbolique

Le cœur de Simon Limbres fonctionne, par l’écriture fluide et émotionnelle, comme une allégorie du partage, un continu : certes, il y a le drame, la mort de Simon Limbres, mais grâce à la machinerie huilée de la transplantation cardiaque, ce cœur permettra, in fine, de sauver une autre vie. Et pour que cette magie opère, les personnels de soin sont nécessaires — non seulement pour leurs compétences techniques, mais également pour leur écoute, leur empathie. En cela, Réparer les vivants semble épouser la perspective de la philosophie du care dans la modalité de sa circulation médiatique. [voir 3.1]

Une fois de plus, cette lecture ne résiste pas à une analyse approfondie. Le roman s’ouvre littéralement sur le cœur de Simon Limbres, et non sur Simon lui-même. Ce détail n’est pas anodin : d’emblée, la narration dissocie la chair de l’individu, l’organe de la personne. Dès la première ligne, c’est avant tout le cœur qui est scruté ; la naissance se réduit à l’accélération de sa cadence. L’ensemble de l’incipit fait du cœur le protagoniste principal, non seulement du roman, mais de l’existence même de Simon. Ce dernier est tout simplement réifié.

La fameuse longue phrase inaugurale se développe par juxtapositions, sans jamais véritablement s’intéresser à Simon. Le nom apparaît, certes, mais il ne désigne qu’un support biologique. Ce n’est pas Simon qui vit, ressent ou aime : c’est son cœur qui fait ces expériences.

Le cœur précède le sujet, il en devient presque l’unique point d’entrée, et c’est sa trajectoire — celle d’une pièce détachée, d’un élément transférable — qui structurera l’ensemble du récit, reléguant Simon au statut de simple support biologique.

La logique narrative épouse ainsi celle d’un système qui transforme le vivant en matière logistique, effaçant toute individualité biographique ou sociale. Le cœur est traité comme une entité autonome : « il bat encore », peut-on lire, alors même que Simon est mort. L’organe est déconnecté de son histoire, de sa subjectivité.

Le cœur devient dès lors une pièce de rechange — un objet de soin, de transport, de circulation —, et non plus le signe d’une existence singulière. Le récit épouse alors la dynamique du don d’organes : donner, transmettre, réparer — mais en neutralisant toute dimension conflictuelle de cet acte.

Réparer les vivants ne nous permet pas d’interroger la pratique du soin, la manière dont cette dernière est affectée par l’organisation sociale. Ce qu’il nous donne à lire, c’est avant tout la victoire logistique. L’efficacité de la chaîne — de l’accident de Simon Limbres à la greffe, en passant par le prélèvement du cœur et le consentement des parents — est montrée comme la véritable réussite, dans une perspective qui rejoint l’analyse de la neutralisation narrative évoquée plus haut.

À la lumière de la suite du roman, on ne peut qu’être gêné à la lecture de l’incipit, comme si, déjà, alors qu’il est encore vivant, le roman ne s’intéresse qu’à cet organe qui va servir…

Une telle focalisation sur l’organe rompt en apparence avec le caractère psychologisant de nombre de productions littéraires, mais elle sert avant toute chose à préparer le glissement vers une mise en récit logistique de l’existence, où la singularité du sujet s’efface derrière la fonctionnalité du corps. Simon, dès la première phrase, n’est déjà plus une personne, il est une ressource.

De la même manière que l’écriture mime une certaine complexité, cette complexité de surface se retrouve dans le propos même du roman. Bien que les enjeux soient complexes, cette complexité reste uniquement sur le plan de la morale et du choix personnel et de l’émotion. Le vivant devient logistique. Le politique est dissous dans l’émotion.

On pourrait certes objecter que la mise en avant de l’émotion ne vise pas à effacer la conflictualité, mais à rappeler, selon une lecture inspirée de Joan Tronto, que le care commence par une perception affective de l’autre. Soit. Mais dans Réparer les vivants, cette perception affective est immédiatement absorbée dans la fluidité logistique d’un protocole médical sans heurts. La circulation est restaurée : la société peut continuer de fonctionner, comme dans les fictions démocratiques du roman moderne analysées plus haut.

Le roman ne se contente donc pas de déplacer l’attention du politique vers l’émotion : il reconstruit un monde consensuel, où la réparation biologique, parfaitement administrée, tient lieu de réparation sociale. Dans cette logique, la chaîne de soin prend la relève des chaînes sociales rompues ; et le cœur transplanté remplace la transformation sociale avortée.

4.2 La mort n’est qu’une étape dans la machinerie (dépolitisée) du soin

Bien qu’il soit écrit que « ce cœur humain, lui, échappe aux machines », cette assertion est contrebalancée par le cadre même de cet incipit, puisque c’est avant toute chose par le biais de ce corps organique, physiologique, que nous percevons, pour la première fois, Simon Limbres.

Statistiques, rythmes, pulsations, sonar : dès l’incipit, le corps est mesuré, paramétré — préparé pour l’usage. La mort de Simon Limbres ne constitue pas un drame. Elle est préparée en amont par l’incipit, comme si le roman lui-même se refusait de se heurter à la discontinuité radicale de cet évènement. Le flux de l’écriture poursuivant son chemin, car, comme nous l’avons souligné, il suit le parcours du cœur, et en cela il opère une dissociation entre l’organe et l’individu.

Ainsi s’installe un second basculement, non seulement la subjectivité de Simon Limbres est dissoute dans cette sorte d’urgence d’organe à transmettre, d’une autre vie à sauver.

4.2.1 Apprivoiser la mort, désamorcer la violence

Le cœur de Simon Limbres devient le point nodal d’un ballet technique et émotionnel. À partir du moment où il est déclaré « disponible », tout s’enchaîne avec une fluidité presque chorégraphiée : régulation, transport, coordination, prélèvement, transplantation. Ce ne sont pas seulement les organes qui circulent, mais la narration elle-même : elle épouse la logique logistique et administrative du soin, elle épouse sa rationalisation.

Le roman s’attache à décrire les gestes, les mouvements, les décisions — mais toujours du point de vue de leur enchaînement fonctionnel, jamais du point de vue du conflit, du doute systémique, de la violence sociale. Le drame ne perturbe pas l’ordre : il en est la condition.

Devant le fait accompli — la mort — il faut bien que cela serve. C’est là l’un des piliers idéologiques du roman. La mort de Simon, d’abord brutale, se transforme rapidement en processus de réparation symbolique. Il ne s’agit pas seulement de sauver un autre corps : il s’agit de faire de la mort même un moment de circulation du vivant, de transformation douce. Le récit accompagne chacun des proches (la mère, le père, la compagne) dans une trajectoire de résilience émotionnelle. Pas de cri, pas de révolte, pas de brisure irrémédiable. Le chagrin est là, mais il est réabsorbé dans une grammaire de l’apaisement. Ce que le roman opère, c’est une mise en récit du deuil comme processus réglé : une narration douce, ordonnée, qui convertit la douleur en possibilité d’élévation.

Pour autant, Réparer les vivants ne refoule pas la perte. Au contraire, il la sature : il en intensifie chaque sensation, chaque perception, chaque émotion — notamment à travers le personnage de Marianne Limbres. Lorsqu’elle conduit jusqu’à l’hôpital, elle a cette vision fulgurante d’une presqu’île qui se détache du continent. Cette image traduit physiquement le basculement vers l’irréparable. Ce n’est pas une disparition du traumatisme, mais sa transmutation : la douleur ne fait pas irruption sous forme de chaos, mais sous forme de prose lyrique. Elle se déploie dans une langue imagée, presque précieuse, saturée de perceptions sensorielles. Le deuil n’est pas nié : il est esthétisé.

Précisons d’emblée que ce n’est pas l’intensité sensorielle du deuil qui pose problème, mais son absorption dans une esthétique de la continuité, qui interdit toute irruption conflictuelle.

Elle en désamorce la portée conflictuelle. Le texte ne donne pas à lire une révolte empêchée : il met en scène un monde où la colère ne semble pas avoir lieu d’être. Le père de Simon s’efface, la mère traverse la douleur avec une forme de dignité tacite, les soignants accompagnent le processus sans aucune confrontation. On pourrait dire que Réparer les vivants opte pour une esthétique de la continuité. Rien ne rompt. Tout glisse. La souffrance est acceptée comme étape d’un processus de transmission, et cette acceptation elle-même est idéologique. Le roman ne prône pas la colère : il la rend inintelligible.

C’est d’autant plus vrai que l’objet de ce processus — le cœur — est à la fois technicisé et sacralisé. Il devient le point d’ancrage de tout le récit. Mais ce cœur n’est pas simplement l’objet d’une chaîne logistique : il est aussi porteur d’une dimension mystique.

Le texte lui accorde une présence propre, quasi autonome. Il « bat encore », il est nommé, scruté, presque animé. Le cœur ne représente pas Simon Limbres : il le remplace. Il devient le protagoniste symbolique du vivant, celui qui circule, celui qui transmet, celui qui transforme la perte en lien. Il incarne le passage d’un monde à l’autre, d’un corps à l’autre. Le cœur, c’est la vie qui survit au politique.

Mais c’est précisément là que réside la neutralisation idéologique. Car en faisant du cœur un symbole — et non un objet de conflit, de propriété, d’inégalité — le roman évacue toute interrogation sur les rapports sociaux qui sous-tendent le soin. Le don n’est pas interrogé comme structure (juridique, territoriale, gestionnaire) mais comme geste. Le cœur circule comme circule l’écriture : sans heurt, sans obstacle, sans frottement. La fluidité devient l’horizon esthétique et moral. Or, il n’y a pas de fluidité sans sélection, sans tri, sans hiérarchie.

Dès lors, Réparer les vivants ne représente pas tant la mort que son intégration dans une chaîne symbolique et logistique. Ce n’est pas la fin, mais le début d’un processus. Une étape dans la continuité du vivant, et surtout, dans la continuité du récit. La violence de la perte est canalisée, rendue compatible avec la structure narrative. Le chagrin devient fonction. La révolte devient silence. Le corps devient trajet. Et le texte devient, lui aussi, un organe : celui d’un monde où la réparation ne suppose plus la justice, mais seulement la circulation.

4.2.2 Le soin comme fonction dépolitisée

Et la réparation sera mise en œuvre par la chaîne fonctionnelle du soin : ambulanciers, régulateurs, chirurgiens, médecins… Ce ballet bien huilé, où l’efficacité du système remplace toute pensée du conflit.

Les individus qui composent cette chaîne fonctionnelle du soin sont certes héroïsé·e·s, mais rarement socialement et politiquement situé·e·s. Réparer les vivants accorde une grande place à la technicité des gestes, aux émotions et aux états d’âme des personnages comme le docteur Révol ou Cordélia Owl, mais sans inscrire ces figures dans des conditions de travail concrètes ou des rapports sociaux précis.

Les lieux même de cette réparation sont effacés — un peu comme chez Winkler, par ailleurs. Le roman gomme tout ancrage institutionnel : l’hôpital n’a ni nom, ni histoire, ni géographie. Cela efface toute possibilité de situer le soin dans des inégalités territoriales. On ne sait pas si on est dans un CHU du centre-ville ou un hôpital périphérique déserté.

Le soin apparaît dans cet hôpital comme une mécanique universelle, détachée de toute condition sociale ou politique. C’est un simple décor fonctionnel, atemporel, interchangeable.

Ce qui est mis en avant, c’est la chaîne logistique humaine : chirurgiens, médecins, infirmières, standardistes, et encore, même cette incarnation distingue clairement les premiers rôles des figurants. Bien que le roman n’invisibilise pas intégralement les « petites mains » : le personnage de Cordélia Owl, jeune infirmière en réanimation, en est un exemple explicite.

Elle est présente, active, dotée d’une intériorité, elle incarne une figure du soin non héroïsée. Mais cette présence reste l’exception : Cordélia est la seule figure de soignante en situation de subordination directe, et son rôle demeure essentiellement instrumental dans la narration. Elle ne fait pas l’objet d’un traitement critique des conditions de travail (ni sur la charge, ni sur la reconnaissance, ni sur la hiérarchie), et ses émotions sont mises en scène de manière isolée, sans articulation sociale. Sa présence souligne paradoxalement combien les autres figures du soin — médecins, chirurgiens, coordinateurs — dominent la narration, concentrant les gestes décisifs et la charge symbolique du récit.

On observe une survalorisation des postes décisionnels et techniques (médecins, chirurgiens, urgentistes) — on n’échappe pas aux logiques de classe, pas vrai ? Quant aux conditions de travail, effectifs, hiérarchie hospitalière, logique gestionnaire, épuisement structurel, conflits d’équipe, management, pressions budgétaires, etc.

Dans la réalité hospitalière, les tensions sont nombreuses — entre médecine et gestion, entre hiérarchie médicale et personnels subalternes, etc. Bien qu’il s’agisse de soins, nous restons dans la réalité de la mécanique du travail — avec tout ce que ça implique. En gommant tout cela, Réparer les vivants nous donne à voir une fiction du consensus : l’ensemble du personnel est uni pour faire passer le cœur, comme dans une mission sacrée. Cela gomme toute possibilité de lutte interne, donc toute pensée politique du soin.

Cela n’est d’ailleurs pas sans rappeler la manière dont le personnel soignant a été héroïsé au cours de l’épidémie de Covid-19. Durant cette période, la figure de l’infirmier·e, de l’aide-soignant·e ou du médecin a été sacralisée dans l’espace médiatique et politique, célébrée pour son dévouement, sa (fameuse) résilience, son abnégation — mais presque toujours en dehors de toute prise en compte des conditions concrètes de travail. Le manque de moyens, les coupes budgétaires, l’épuisement chronique, les conflits hiérarchiques internes, l’imposition de logiques managériales ont été relégués à l’arrière-plan au profit d’un récit consensuel : celui d’un personnel soignant uni, investi d’une mission quasi mystique.

Il est tout à fait fascinant de constater que cette image est déjà présente dans Réparer les vivants — et bien d’autres de ces fables du soin dont la production, par ailleurs, va exploser dès après l’épidémie. La logique est analogue. Cette fiction du consensus gomme la conflictualité intrinsèque du soin en tant que travail, et par là, empêche toute politisation de la question du soin.

Bien plus, le rôle de l’Agence de la biomédecine — instance nationale chargée de l’attribution, de la régulation et du suivi des greffes d’organes, dans le cadre du service public de santé — n’est presque jamais questionné. En effet, quand on sait la forte inégalité (selon l’emplacement géographique) des transplantations. Prenons l’exemple d’une greffe de rein, quand un·e patient·e attend moins d’un an, une greffe de rein, à Caen, Angers ou Amiens, du côté de Nice, Montpellier, ou même Paris, il faut attendre, en moyenne, en moyenne, trois fois plus longtemps.

Ainsi, les procédés scripturaux analysés plus haut (syntaxe étirée, écriture du flux, glissement sans aspérité etc. ) [voir 4.1.1] peuvent être interprétés comme une manière de représenter cette pratique du soin idéalisée. L’écriture même se fait vecteur idéologique, elle rassure, elle neutralise tout questionnement, en exposant des procédés techniques, elle naturalise les rapports de pouvoir et de domination.

Là encore, on pourrait m’objecter que Réparer les vivants, par sa structure chorale et sa description minutieuse du trajet du cœur, met plutôt en scène une forme de solidarité diffuse — un commun qui se forme au-delà, ou à travers, les institutions.

La naturalisation apparente des rapports de pouvoir pourrait être lue, non comme un aveuglement idéologique, mais comme un choix esthétique délibéré : celui de produire une fable contemporaine autour de l’interdépendance humaine. Mais une fois encore, cette valorisation de l’interdépendance ne peut faire l’économie d’une interrogation sur les conditions matérielles, sociales et institutionnelles qui rendent cette solidarité possible ou non — et surtout sous quelles formes. À défaut, elle débouche sur une aporie : celle d’un commun désincarné, détaché des rapports de domination qui le traversent, et donc, en fin de compte, vidé de sa portée politique. En somme, cette esthétique de la solidarité neutralise toute conflictualité en naturalisant les rapports sociaux.

De la mort de Simon Limbres, Réparer les vivants fait une sorte de protocole ; et du cœur qui battait en lui, une pièce à recycler. Dans cette fable du care, la réification du corps humain se voit travestie en geste éthique, et la souffrance sociale en émotion esthétique.

Là encore, on pourrait objecter que Réparer les vivants ne vise pas une analyse politique, mais plutôt une mise en récit de la vulnérabilité partagée et de la solidarité humaine. Si cette lecture altruiste est recevable, elle ne contredit en rien le fait que le roman évacue toute conflictualité sociale, préférant figer le soin dans une sphère morale, décontextualisée, où les rapports sociaux sont neutralisés sous la forme d’un récit du don et de la réparation.

L’œuvre accomplit ce que la culture industrielle attend de la littérature : pacifier l’angoisse, en substituant à la critique du monde son intégration imaginaire, voire à une naturalisation de la technique. Rien ne pose question.

Pour conclure

Après nous être intéressés au motif littéraire de la résilience qui évacuait toute conflictualité, politique en particulier, au travers de schémas simplistes du dépassement de soi, nous avons exploré cette littérature du care qui se veut plus politisée, mieux outillée pour intégrer dans ses discours des enjeux sociaux.

Pourtant, ce que montrent les romans analysés, ce n’est pas la conflictualité de l’organisation sociale marchande dans toute son ampleur, mais des blessures individualisées, déconnectées de leurs causes structurelles. Même en se parant d’un discours qui se veut explicitement politique, les romans évacuent par-là même toute réflexion politique.

Cette dynamique n »est pas propre à la littérature du care, nous avons vu que le roman moderne, en tant que « genre », tend structurellement à ce type de neutralisation. La littérature du care, par le biais de ses différentes incarnations analysées ici, nous a offert un terrain d’observation privilégié pour analyser la dynamique de neutralisation propre au roman moderne — dynamique qui pourra se décliner selon d’autres modalités dans d’autres formes narratives.

Dans le cadre de la littérature du care, la neutralisation prend appui sur des discours déjà stabilisés dans l’espace intellectuel. Une première neutralisation s’opère en amont : par des effets structurels, le care matérialiste est marginalisé au profit d’un care fondé sur la morale. Lors de cette seconde opération, la littérature du care, en reprenant ces discours, absorbe la conflictualité et la transpose vers une gestion morale. Là où les situations exposées exigeraient rupture et lutte, elle propose l’adoucissement et la pacification des corps.

À mesure que la conflictualité est reconfigurée en émotions individuelles, la littérature du care travaille à une pacification esthétique du monde. Elle transforme la douleur sociale en émotion réconciliatrice, la colère en narration consolatrice. Et ainsi, en réparant symboliquement les blessures, elle reconduit l’ordre qui les produit.

Pour autant, la littérature du care n’a pas vidé le soin de son sens : elle l’a reconverti en ressource émotionnelle, parfaitement soluble dans les attentes du marché — quand elles ne font pas que répondre à ces attentes en produisant de œuvres calibrées pour lui.

Ce n’est plus par le conflit que s’institue le lien social, mais par la narration consensuelle d’une réparation intime. Le soin est devenu un produit — et la littérature, son emballage sensible.

Le geste littéraire le plus radical n’est pas de réenchanter la blessure, mais de la replacer dans la logique sociale qui la produit — et d’y opposer une force collective.

1Nancy Fraser,Le féminisme en mouvements. Des années 1960 à l’ère néolibérale, Paris La Découverte / Éditis, 2012, p.9.

2Ibid, p.11.

3“The transformation of pain into a sign of injustice is also what allows pain to be heard, but only as long as it is narrated within a certain grammar of suffering that does not threaten the social order.” Sara Ahmed, The Cultural Politics of Emotion, Edinburgh, Edinburgh University Press, 2004, p. 201. (traduction personnelle)

4Groupe éditorial appartenant à Scor (groupement de réassurance) qui possède, entre autres, Belin éducation ou encore les éditions de L’Observatoire.

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Soins sans luttes : littérature empathique et neutralisation politique