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Payer ses droits — Que l’émigrant soit considéré comme appartenant à une espèce humaine différente est un fait si établi qu’il n’est même plus nécessaire, pour s’en convaincre, de scruter le traitement politique et médiatique de ce que l’on appelle désormais le « problème de l’immigration ».

Dans un monde où tout est réifié, compté, mesuré ; les passeports sont tout aussi affectés d’une valeur. Elle est quantifiée par leur « puissance » : à savoir la mobilité permise par le document. De quelles contrées vous ouvre-t-il les portes, sans ou avec le minimum de conditions, vous offrant, par conséquent, le choix du pays de vie.

Ainsi, le passeport — et donc la nationalité — détermine grandement les conditions matérielles. L’inverse est tout aussi vrai, vérifiable ; les conditions matérielles caractérisent le ou les pays dans le(s)quel(s) on naît, on croît, on vit. Elles permettent même à celui ou celle issu·e de l’un de ces pays de la seconde voire la troisième division internationale d’accéder à la promotion géographique.

Dans ce contexte, ce n’est pas tant la couleur de la peau qui compte, plutôt celle du passeport. La nature de ce dernier détermine en grande partie ta destinée. Pense à ces riches bourgeois algériens, bangladais ou brésiliens, ils peuvent bouger où ils veulent, choisir le pays qu’ils désirent.

Par-delà le droit du sol et du sang, il y a celui du capital.

L’accès à une nationalité repose sur deux principes : le droit du sol (naître sur un territoire donne accès à la nationalité) et le droit du sang (hériter de la nationalité d’un parent). Mais il existe un troisième que l’on n’évoque que trop rarement : le droit du capital. En d’autres termes, la capacité financière d’un individu peut lui permettre d’obtenir une résidence, voire une nationalité, grâce à des dispositifs tels que les « visas dorés », des passeports diplomatiques ou les programmes de citoyenneté par investissement — comme par exemple le fait de détenir un bien immobilier sur le territoire. Ainsi, alors que les pauvres doivent justifier de leur présence par le travail ou des procédures administratives complexes, les détenteurs de capitaux achètent leur droit de circulation et d’installation.

Si toutefois le capital est absent, la force de travail constitue une bonne base en vue de négocier la possibilité d’accès à un pays nouveau. Un territoire où il sera possible à l’émigrant de se vendre — lui et ses compétences — à moins vil prix que dans sa contrée natale.

Si la marchandisation de la force de travail dépend grandement du temps — en gros, la durée d’exploitation journalière — l’espace n’est pas pour autant absent de l’équation. Vendre sa force de travail en Asie du Sud ou dans le nord de l’Europe, ce n’est pas la même histoire.

Tout est relatif sous le soleil, pas si uniforme, du capital. D’où la nécessité, pour l’émigrant dont la force de travail se trouve ainsi valorisée dans ce nouveau contexte de montrer patte blanche au pouvoir. Il s’agira de se plier à l’ensemble des procédures et processus édictés par ce dernier. Il n’a pas le choix : c’est à prendre ou à laisser.

Pour le ou la démuni·e de capital qu’est le pauvre autochtone, c’est une autre histoire. On ne peut (encore ?) proclamer de lois visant à en réduire le nombre. Ce qui n’empêche pas le pouvoir de procéder de biais, de maximiser l’exploitation, la généraliser. Promulguer des politiques, toujours en défaveur des plus pauvres, participe grandement non pas à la réduction de cette masse, mais à l’annihilation de leur pensée et leur conscience de classe.

Le pouvoir ne peut faire sans eux ; il s’y adapte en les adaptant.

Quant à l’étranger ou l’étrangère pauvre, autre catégorie de démuni·e·s de capital, le pouvoir a la possibilité d’en réguler la présence

Lois, décrets et autres quotas sont mobilisés à cet effet. Il s’agira également de la manager, cette espèce particulière d’exploité·e. Ça passe par la rationalisation des démarches administratives relatives aux étrangers ; les externaliser et les dématérialiser surtout.

Que l’individu ne soit en contact avec aucun interlocuteur (in)direct. Tout doit passer par le filtre de rendez-vous et autres courriers — électroniques ou papiers. Que le droit au séjour ne s’incarne pas dans un quelconque être humain, mais se cristallise dans une machinerie administrative aussi froide qu’implacable.

Rappeler à l’émigrant démuni, au cas où quelques heureuses aventures le lui auraient fait oublier, son rang au sein de l’organisation sociale. Il n’est certainement pas l’égal de l’autochtone. Sa présence dans le territoire doit se justifier et être justifiée ; travail, capital ou reproduction de la chair à travail — les propositions ne sont pas exclusives.

Au sein d’une organisation sociale capitaliste dont la visée est de parvenir à la totalité marchande — l’atteindre est une tout autre histoire — même ces questions de nationalité et de droits des étrangers s’affadissent face à la marchandisation. En cela, on peut légitimement considérer le capitalisme comme un système parfaitement égalitaire : égalité conditionnée par la capacité de payer.

Ainsi, depuis quelques années maintenant, se développe une ribambelle de services juridiques visant à fluidifier l’obtention du droit à vivre sur le territoire. Comme on le sait la multiplication d’intermédiaires n’est qu’une des facettes de l’organisation sociale capitaliste. Ainsi s’agira-t-il de requérir les services d’entreprises employant des avocat·e·s qui défendront les intérêts de leur(s) client·e·s. Mise sous pression des services de la préfecture — aux effectifs toujours plus réduits — afin de permettre l’obtention du titre de séjour ou simplement d’en accélérer l’acquisition.

Les détenteurs de capitaux ont toujours eu la possibilité de faire valoir leurs « droits » par des investissements massifs en frais de justice, la menace d’un tel investissement suffit d’ailleurs souvent pour faire céder la partie tierce.

Les plus démunis ne disposent pas de telles armes de dissuasion… mais qu’ils se rassurent ! S’ouvrent pour eux la possibilité de recourir à des services calibrés pour eux : à la hauteur de leurs maigres ressources.

En effet, grâce à l’initiative d’astucieux entrepreneurs, qui ont su repérer le marché du droit des étrangers, ils ont désormais l’occasion de s’offrir des services standardisés pour faire valoir leurs droits, sous réserve de paiement bien sûr.

La justice est une offre parmi d’autre, sur un marché.

Par la réification marchande s’opère une énième distinction à l’intérieur même de cette espèce des étrangers et des étrangères. Administration à deux vitesses ; celles et ceux qui payent l’intermédiaire, et les autres qui ne le font pas — ou ne peuvent le faire.

Il ne s’agit désormais plus d’en passer par le cadre associatif, mais de requérir les services d’une entreprise pour faire valoir ses droits. Une privatisation des droits — pas si nouvelle certes — qui éloigne les individus des structures de solidarité collective, les isolant dans une relation marchande où les droits ne sont plus garantis par la communauté, mais monnayés comme des produits.

Par-delà la question du rapport de force entre l’émigrant et le pouvoir du pays dans lequel il désire résider, l’appel à ce type d’entreprises juridiques constitue également une preuve d’adaptation de l’espèce étrangère à l’organisation sociale marchande.

L’étranger, en mobilisant son maigre capital pour accéder à des droits somme toute banals ne fait que révéler l’étendue de son aliénation. La vente de sa force de travail lui permet, comme tout exploité, d’obtenir les moyens de sa reproduction. Cette reproduction, dans le cas de l’espèce étrangère de l’exploité, non seulement le repos, la nourriture, mais également le fait de payer pour continuer de vivre sur le territoire. Ainsi se trouve-t-il d’autant plus enchaîné à la logique marchande.

Celui ou celle, tiraillé·e par l’incertitude du devenir de son existence, qui succombe à l’intermédiaire montre, d’une part, qu’il dispose d’un certain capital — qu’il a les moyens pour le dire trivialement — et qu’il est tout à fait prêt à le mobiliser en vue de gérer au mieux le portefeuille de ses droits. Ainsi, il ou elle (dé)montre sa capacité s’assimiler au modèle marchand.

L’expression « espèce étrangère », utilisée jusqu’ici, est une manière de souligner que l’immigré est souvent traité comme un être à part, un individu dont la présence doit être justifiée en permanence. Dans un monde régi par le marché, il ne peut pas simplement revendiquer des droits ; il doit prouver qu’il est rentable, soit par son travail, soit en payant des intermédiaires pour obtenir des titres de séjour.

Ce processus montre une adaptation à la logique marchande : l’immigré devient un client de services juridiques privés et intègre malgré lui les mécanismes de l’exploitation capitaliste. Ainsi, non seulement il vend sa force de travail pour survivre, mais il doit aussi payer pour garantir son droit à l’exploiter ailleurs.

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Étranger, paye pour qu’on t’exploite dans les règles de l’art