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Le temps c’est de l’argent [time is money] — Un truisme, un poncif même. Temps = argent : évidence, pour celles et ceux dont l’existence se résume, dès l’enfance, à des portions de temps. Le décompte arrive d’en haut ; par l’organisation sociale. Il s’incarne par le biais des entités qu’on appelle les adultes ; famille, proches, éducateur·ice·s. Le temps réparti entre moments de liberté (toute relative) et celui des obligations.
Le temps, une ressource comme une autre ; à gérer, optimiser surtout — temps du repos, celui de l’étude (puis du travail), celui du divertissement, etc. Le temps vécu, la manière même de le vivre ce temps, est construction pure — . À l’instar de son argent de poche, appréhendé comme ressource. Il s’agit essentiellement de le compter. La capacité même à disposer est en soi un marqueur de classe ; elle s’hérite ou fera l’objet de quelque long apprentissage.
Et l’évidence de cette adéquation [temps = argent], elle ne fera que s’affermir. D’abord au travers de quelque emploi saisonnier ou d’un job étudiant : le salaire = temps (travaillé). Ça se matérialise. Ensuite, c’est l’entrée dans le monde du travail : employé salarié, cadre ou même travailleur libéral — supposé indépendant— ça se cristallise. La rentabilité de la marchandise (qu’elle prenne la forme d’une camelote ou d’un service) ne se mesure qu’à l’aune du . Même de manière impressionniste, on éprouvera le caractère fluctuant ; produire davantage et plus vite, pour extraire toujours plus de .
Un but dont la réalisation passe par la reconfiguration constante des conditions matérielles de production [développement de nouvelles organisations du travail, de nouveaux outils, etc.]. Tout change, dans le processus de production, mais rien ne change ; le nouveau devient norme, pour être ensuite remplacé par du nouveau qui deviendra norme. Et l’extraction de la survaleur, elle se prolonge.
Là également, l’autoréalisation capitaliste carbure à plein régime. Le temps c’est de l’argent : la phrase n’a pu émerger et surtout devenir un poncif que dans le cadre d’une organisation sociale spécifique. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si ses premières occurrences datent du XVIIIe siècle — plus particulièrement Benjamin Franklin qui, dans une sorte de manuel de savoir-vivre capitaliste, écrit :
Remember that time is money. He that can earn ten shillings a day by his labour, and goes abroad, or sits idle one half of that day, though he spends but sixpence during his diversion or idleness, it ought not to be reckoned the only expence; [sic] he hath really spent or thrown away five shillings besides. »
« Souviens-toi que le temps, c’est de l’argent. Celui qui peut gagner dix shillings par jour par son travail, et qui fait autre chose ou reste oisif pendant la moitié de cette journée, même s’il ne dépense que six pence durant cette distraction ou cette oisiveté, ne doit pas considérer que c’est là sa seule dépense ; il a en réalité dépensé ou jeté cinq shillings de plus. »
Advice to a Young trandesman [1748], https://founders.archives.gov/documents/Franklin/01-03-02-0130
La logique est simple. Si l’on peut gagner une certaine somme en travaillant, ne pas travailler revient à perdre de l’argent. Logique identique à celle du « pourquoi » des enfants, la règle inculquée est appliquée à la lettre.
À l’époque où s’écrivent les lignes ci-dessus, nous n’en sommes pourtant pas au capitalisme industriel ; le capitalisme se fait essentiellement mercantile — d’où le titre du manuel conseil à un jeune commerçant.
Pour autant, la logique du capital est en maturation. Et c’est seulement son triomphe au cours de siècles qui suivront qui achèvera de transformer l’organisation sociale en profondeur. Ainsi la mutation de l’appréhension du temps relève d’une modification des rapports sociaux le temps devient abstrait au moment où la production commence à s’organiser selon les exigences de l’achat et de la vente de marchandises.
L’émergence de ce poncif reflète une évolution historique et matérielle de la manière dont le temps est appréhendé. Si auparavant, il y a[vait] un temps pour tout, un temps pour toute chose sous les cieux [Ecclésiaste 3:1] ; à savoir qu’il existait un ordre dicté par Dieu et la nature qu’il a créé. Désormais, le temps n’a de place que pour une chose ; l’argent.
C’est la manière même de concevoir le temps qui s’en est trouvée radicalement bouleversée. Même les pratiques qui mesuraient le temps vécu, communautaire inscrit dans le cycle des jours ont été ré-encodées ; tintements des cloches ou appels du muezzin à la prière devenus des unités de mesure d’un temps abstrait, homogène, divisible.
De même pour les expressions relatives au temps cosmologique découlant du mythe de la nature ou de quelque être supérieur ; elles ont radicalement changé de sens — comme vu précédemment.
L’horloge mécanique existait depuis des siècles, mais son usage régulateur ne s’est imposé qu’au moment il y eut besoin d’un temps homogène, divisible et quantifiable en vue d’être vendu et acheté.
La phrase et le poncif qui en a découlé condensent ce basculement : du temps comme ordre divin ou naturel au temps comme équation marchande. Ce qui se joue ici, c’est moins une maxime morale ou un aphorisme, qu’un changement métaphysique : le temps cesse d’être donné, il devient compté. Et il ne peut être compté (sous la forme d’argent) que dans la mesure où tout est appréhendé comme marchandise. Du moindre objet du quotidien, à la nature (mythologique) en passant par les êtres humains mêmes qui achètent et vendent leur — cette marchandise — tout en achetant, sous la forme de marchandises, le produit d’autres forces de travail. Ils endurent ainsi l’exploitation et la perpétuent, dans un même geste ; le tout, sans contrainte, en toute « liberté ».
Et derrière l’apesanteur de la liberté ; il y le poids de la survie qui dépend intégralement de ce moyen : le travail. Vu sous cet angle, il s’agirait de reformuler : le temps n’est pas tant de l’argent qu’une marchandise. Il est produit comme marchandise, et il sert à mesurer la production de marchandise. Et c’est bien parce qu’il est mesurable qu’il peut être vendu (et acheté) matérialisant ainsi la valeur.
Il serait utile, à ce stade, de rappeler la définition que donne Karl Marx de la marchandise ; « Pour devenir marchandise, il ne faut pas que le produit soit produit comme moyen de subsistance immédiat pour le producteur lui-même. » [Karl Marx, Le Capital, Livre 1, trad. Coll, PUF, Quadrige, 1993, p.190.]
Le temps même que nous vivons flue et coule mu par les courants du capital. Resté éveillé, l’ensemble de la journée, pas de repos, se tenir en alerte chimiquement — café, nicotine et autres substances — s’écrouler pour les huit heures de sommeil prescrites. Recommencer.
Là se tient la contradiction du temps capitaliste, la brèche par laquelle peut advenir la possibilité de son dépassement. Lui qui prétend s’écouler naturellement, sans heurts ; il bute continuellement sur ces rythmes de vie qu’il voudrait intégralement aligner sur ses exigences. Il ne parvient à y pallier qu’en intensifiant l’exploitation, en étendant sa domination sur l’ensemble des êtres vivants. Ainsi dans l’épuisement généralisé même qu’il produit se loge la possibilité d’un temps autre.
À l’exploitation généralisée et continue des forces de travail, rétorquer par la mutualisation des fatigues.
