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Que le meilleur gagne — Ce n’est pas qu’un lieu commun du sport, c’est une sentence du capitalisme. Derrière l’apparente évidence de la formule, il y a l’effacement méthodique des inégalités. Comme si, à la ligne de départ, nous avions affaire à quelques clones, et que la dure loi du sport pouvait trancher entre gagnants et perdants, dominants et dominés.
Ce n’est donc pas un hasard si le sport a prospéré à ce degré sous le capitalisme avancé. Il est construit pour lui — par lui — il génère du mesurable, du quantifiable, du hiérarchisable.
Il impose des classements indiscutables. Gagnant ou perdant. Tout est objectivé, converti en chiffres, trophées, médailles — donc en légitimité. La compétition est son noyau dur : explicite, assumée. Regarder ou pratiquer du sport, c’est adhérer à ce pacte.
Et ce pacte ne se résume pas à l’affrontement ordonné entre adversaires, mais il renvoie également à l’intériorisation de la logique du dépassement de soi. Le sportif (professionnel) est soumis à une double contrainte, vaincre et endurer la souffrance, la discipline. La violence envers autrui passe nécessairement par une violence sur soi, intériorisée, acceptée, valorisée.
Ce paradigme de la souffrance méritoire repose sur une anthropologie implicite : celle d’un sujet universel, autonome, capable de maîtriser son corps et de l’investir dans l’épreuve.
Mais ce sujet n’a rien de neutre : il est historiquement constitué par la division genrée du travail, dont il reconduit les hiérarchies. Le sport ne se contente pas de mettre en scène la douleur : il en impose une forme socialement légitime, conforme à une construction viriliste du rapport au corps — endurance, compétition, abnégation, effacement des affects — qui prolonge les normes productivistes associées historiquement au travail productif.
Là où la fiction repose sur des récits, des personnages, des métaphores (souvent creuses), le sport exhibe la violence compétitive à nu, sans médiation. Il prétend ne rien raconter, mais plutôt montrer. Spectacle brut, légitimé parce que assumé comme « réel ». D’où la prolifération de pseudo-documentaires — Formule 1, basket, football — qui ne font que rejouer, en boucle, cette pédagogie de la concurrence, du sacrifice individuel, de la responsabilité personnelle.
Des séries comme Drive to Survive, The Last Dance ou All or Nothing rejouent l’héroïsme sportif dans les codes du récit néolibéral : individu surperformant, discipline intérieure, résilience face à l’adversité. Ces mises en scène naturalisent l’inégalité comme mérite, reconfigurent les collectifs en théâtres d’affrontements psychologiques, et reconduisent la morale entrepreneuriale d’un monde sans causes — seulement des vainqueurs et des vaincus.
Cette fonction idéologique est capitale : le sport est une fabrique explicite de l’homme concurrentiel, discipliné, résilient. C’est pourquoi il est imposé dès l’enfance, via l’école et la famille, comme moule d’une .
Les dispositifs mis en place par l’Éducation Nationale comme l’EPS [Éducation Physique et Sportive] ou l’UNSS [Union Nationale du Sport Scolaire] revendiquent explicitement la pratique du sport et non pas du jeu, ou de la simple activité physique. Il s’agit de dressages, d’encodages du corps selon des performances quantifiables. Ils renvoient de facto à des logiques compétitives, à une échelle plus réduite, certes, elles miment les codes du sport-spectacle.
Et cette logique percole dans les pratiques amateurs, sous couvert de santé et de bien-être : faire souffrir son corps pour « aller mieux », faire de l’activité physique une épreuve, un combat contre soi-même. Le vernis ludique cède vite devant l’impératif de se surpasser, de s’endurcir, de mériter. Le concept de résilience trouve là sa pleine expression matérielle, son application en actes.
Et en tant que spectacle, le sport ne divertit pas seulement, il anesthésie. Il fournit non seulement la dose d’oubli nécessaire afin que l’exploitation poursuive son cycle, mais il préserve également l’espoir : il donne à croire au spectateur que la hiérarchie sociale pourrait s’inverser par la volonté et le corps. Le spectacle sportif comme possibilité de dépassement de l’héritage — tant symbolique qu’économique.
Derrière le mythe méritocratique, il y a une organisation rationnelle du travail. Pédaler, courir, sauter, frapper : autant de gestes qui, dans le cadre sportif, sont des techniques normalisées, standardisées, perfectionnées à l’extrême. Chaque geste est capitalisé, chaque effort est optimisé, chaque goutte de sueur doit produire du rendement. Rien n’est gratuit, tout est compté.
L’obsession métrique se matérialise dans la prolifération des capteurs, des montres connectées, des plans d’entraînement optimisés, où chaque battement cardiaque, chaque fraction de seconde, chaque calorie est comptabilisée. Le corps devient interface de données, entité bio-capitalisable soumise à une gestion logistique : dormir, manger, courir selon courbes, seuils, objectifs. L’idéologie du quantifiable s’infiltre jusque dans l’intime, naturalisant le contrôle comme hygiène de vie.
Cette rationalisation s’intensifie avec les enjeux économiques engagés, à ce titre, le football, par la démesure des capitaux qu’il met en jeu, est le lieu où ces impératifs de productivité et de résultats sont les plus prégnants.
On fait de la minorité de footballeurs millionnaires des exceptions voire des contre-exemples de la logique capitaliste, pourtant, ils ne sont pas une anomalie du salariat : ils en sont l’aboutissement spectaculaire. Ce qui apparaît comme une exception — le fait par exemple qu’ils gagnent plus que leurs managers ou leurs patrons — n’est en réalité que la pointe extrême d’un continuum de rationalisation. Ce sont des travailleurs surexploités et survisibilisés, insérés dans une rationalisation totale de leur corps, de leur temps, de leur image, de leur trajectoire.
L’investissement sur leur force de travail est directement proportionnel à leur
. Puisqu’ils sont à la fois producteurs et produits, susceptibles de produire du résultat — et donc de la valeur — et/ou de produire de la valeur en étant vendus sur le .Dans ce contexte, rien ne leur appartient, sinon leur rendement. Ils ne possèdent ni leur corps, ni leur image, ni leur temps — seulement ce que l’on attend qu’ils produisent.
Ils sont, dans le cadre du football, simultanément producteurs, outils de production et marchandise. Ils produisent du jeu, en jouant, ils sont l’outil par lequel le match est produit, et, le cas échéant, ils peuvent être vendus avec sur-valeur — ou non.
Le footballeur incarne ainsi l’aliénation sous sa forme la plus achevée : il est entièrement capté par la logique du capital, tout en étant exposé comme héros autonome. Il est le sujet néocapitaliste idéal : aligné, optimisé, flexible, totalement investi. Son existence entière est alignée sur son travail-passion.
Le sportif professionnel — et plus particulièrement celui qui exerce un sport populaire — est l’illustration pure du travailleur néolibéral total : il sait que le « temps libre » est une fiction. Son existence entière — sommeil, alimentation, rythme biologique — est subordonnée à un auto-contrôle, une auto-exploitation. Dans le milieu du sport, on appelle ça… le travail invisible, on a conscience qu’en dehors du travail, on continue de… travailler.
Au vu des enjeux économiques, le footballeur professionnel est pris dans un jeu rationalisé à l’extrême, comme nous l’avons vu plus haut, les stratégies, les tactiques deviennent des labyrinthes fonctionnels où la cruauté se déguise en exigence méthodique, auxquels le travailleur est sommé de s’adapter, de les exécuter à la lettre.
À son échelle, il se doit d’être à la fois stratège, exécutant et relayeur ; en un mot polyvalent. Cette exigence de polyvalence, qu’on présente comme une richesse, sert surtout à la surcharge — comme dans l’entreprise, où l’autonomie affichée masque l’intensification du travail.
Ce que l’on demandait aux gardiens de but ou aux défenseurs, dans les années 70 ou 80, n’a strictement rien à voir avec les compétences requises pour ces postes aujourd’hui.
On exige du gardien de but qu’il soit tout aussi bien à l’aise avec ses mains qu’avec ses pieds. Les joueurs aux postes défensifs qui, à la base, devaient avant toute chose prévenir toute offensive, empêcher que l’équipe adverse ne marque un but ; ils se doivent désormais de participer activement aux attaques de leur équipe. Idem pour les joueurs occupant des postes offensifs, ils se doivent d’être les premiers à exercer le pressing et ainsi gêner les relances adverses.
Loin d’être spécifiques au sport ou au foot, de tels exigences recoupent, in fine, celles de l’organisation sociale même, où l’on exige des travailleurs d’être de plus en plus polyvalents ; d’être en capacité d’occuper plusieurs… postes.
Le principe de polyvalence, souvent vanté comme signe d’émancipation tactique ou de dépassement des rôles traditionnels, fonctionne en réalité comme un opérateur d’ajustement aux logiques du capital : elle suppose des corps entièrement disponibles, flexibles, adaptables — mais tous ne le sont pas de la même manière.
Cette rationalisation des corps ne s’exerce pas abstraitement : elle s’ancre dans des critères morphologiques précis, intégrés aux dispositifs de sélection dès le plus jeune âge. À chaque poste correspondent désormais des normes physiques plus ou moins explicites — le gardien doit mesurer au moins un mètre quatre-vingt-dix, l’ailier être rapide et explosif, le milieu axial « intelligent » et endurant.
Ces normes ne sont pas abstraites : elles reconduisent des catégories raciales stabilisées par l’histoire coloniale et le marché global du sport. Aux corps noirs, on assigne la puissance, la vitesse, la robustesse ; aux corps blancs, la vision du jeu, la stratégie ; aux corps racisés « intermédiaires » — sud-américains, maghrébins — la technicité « instinctive » ou « créative ». Ces assignations configurent un ordre du jeu où les qualités corporelles semblent jaillir naturellement des groupes racisés, mais où l’organisation du travail reste, elle, rigoureusement structurée selon une division raciale implicite.
Et cette division est d’autant plus visible lorsqu’on observe les trajectoires hors du terrain : à l’heure de la reconversion, les hiérarchies implicites ressurgissent avec une netteté brutale. Très peu de joueurs racisés accèdent aux fonctions d’entraîneur, de dirigeant ou d’analyste, malgré leur exposition médiatique ou leur palmarès.
Ce que le jeu autorisait partiellement — la mise en scène d’une performance corporelle valorisée — est brutalement suspendu dès qu’il s’agit d’endosser un rôle d’autorité, de transmission ou de conceptualisation du jeu. La division raciale du travail sportif ne s’arrête donc pas aux lignes du terrain : elle configure l’ensemble de la chaîne de production du spectacle, cantonnant les corps racisés à l’exécution, et réservant les fonctions de direction, d’interprétation ou d’organisation aux figures blanches.
Alors, après tout cela, qu’en est-il de notre point de départ ? Rappelons-le, cette sentence banale : Que le meilleur gagne. Elle s’écroule d’elle-même, à moins de considérer ce meilleur comme celui qui dispose des plus grand capitaux, ou mieux, celui qui a rationalisé de la manière la plus efficiente l’ensemble de ses pratiques — dans et en-dehors du terrain. In fine, tout est relatif aux moyens investis.
Ceux qui vivent cette exploitation exacerbée de l’intérieur le savent bien, et les spectateurs, sont-ils dupes ?
Il n’est pas nécessaire de les prendre pour les dindons de la farce. Même s’ils ignorent le niveau de rationalisation, ils voient bien à chaque
, les sommes investies, les salaires perçus par les joueurs. Ils peuvent s’indigner de ce qu’ils considèrent être la marchandisation toujours plus avancée du sport, mais ils reviennent inlassablement.
Leur amour de ces jeux, les obligerait à renoncer au spectacle du sport. Mais le plaisir, lui, est toujours là ; celui de discuter de ces sports — et plus particulièrement du foot qui, dans les assemblées masculines, fait figure de code —, de débattre à leur sujet, mobilisant de la réflexion, de la pensée. Lors d’un texte antérieur, nous avons appelé ça : l’oubli actif, l’industrie culturelle vend ce type d’énigmes où la pensée se mue en distraction divertissante.
Et cet oubli actif ne peut opérer que par le biais de l’oubli passif — regarder ce spectacle, s’immerger dans l’ensemble des discours et autres commentaires qui l’entourent — et dans ce processus, la figure du sportif en tant que travailleur tient une place primordiale. . En cela, le récit médiatique du sport — et du football en particulier — réactive le mythe du working-class hero.
Cette figure fonctionne alors comme l’inversion spectaculaire de la domination réelle : le sport exhibe une exception pour mieux masquer la règle, donne à voir un parcours individuel d’ascension pour mieux naturaliser l’impossibilité de toute transformation collective.
Le spectateur-travailleur qui subit à chaque instant la violence de l’organisation sociale capitaliste qui fait de lui une pièce interchangeable, le soumet à une hiérarchie stricte et des règles du jeu tronquées où le capital(iste) gagne systématiquement. Le sport lui conte une fable toute autre, il lui donne le sentiment (l’illusion) que le sportif triomphe malgré ce cadre codifié par des règles. À ce titre, le sportif symbolise ce mythe de la possibilité d’une victoire des classes laborieuses non par la lutte, mais en jouant le jeu.
Bien plus, dans le spectacle du sport et contrairement à l’organisation sociale capitaliste, c’est bien celui qui met en jeu directement et matériellement son corps qui est mis en lumière, lui qui est au centre de toutes les attentions. Ceci est d’autant plus prégnant dans le football où, comme nous l’avons dit plus haut, le footballeur gagne mieux que ses encadrants et son patrons — du moins c’est ce que lui présente le récit médiatique en se focalisant sur la minorité des footballeurs évoluant dans ces conditions.
Et l’évènement spectaculaire qu’est le match de football donne à voir ce que le travailleur expérimente au quotidien. In fine, le patron et le manager ne servent à rien, ils ont beau gesticuler, ils sont littéralement hors-jeu. Ils n’affectent que marginalement le match, ce ne sont certainement pas eux qui taclent, courent, passent et frappent.
Ceci ne relève que d’une fiction politique : elle masque la programmation tactique, la valeur marchande des joueurs, l’organisation rationalisée de la performance. Elle naturalise la concurrence tout en effaçant les rapports de production qui la rendent possible.
C’est pourquoi tant de spectateurs rejettent avec violence les statistiques, les analyses de données ou les logiques d’optimisation : parce qu’elles trahissent cette fiction fondamentale, qu’elles révèlent le caractère rationalisé, quantifié, objectivé du jeu. Or c’est précisément cette révélation qui menace le plaisir idéologique du sport : car ce que le sport en général et le football en particulier donnent à aimer, c’est bien cette figure du working-sportsman hero ; celui qui triomphe en dépit des règles et des stratégies, qui se joue de la rationalisation.
En dissimulant la violence structurelle sous les traits d’un mérite mesurable, il neutralise la conflictualité sociale. Le sportif, au lieu d’incarner la classe, la supplante. Il devient son substitut spectaculaire, sa fiction méritocratique.
En somme, ce que le spectateur recherche ce n’est pas tant le sport que le jeu. Et le spectacle du sport se présente comme une zone grise : entre le jeu — un ballon, des cages, des règles — et le sérieux — enjeux économiques pour les entreprises, mais aussi investissements symboliques et affectifs pour les spectateurs, qui s’identifient aux équipes, aux joueurs, ou misent sur l’issue du match.
Il oscille entre la violence — battre l’adversaire à tout prix — et la règle — mais à condition de rester dans le cadre autorisé. Il mêle l’artifice — la mise en scène, le rituel spectaculaire — et la réalité la plus brute — des corps qui courent, qui frappent, qui tombent. C’est précisément cette indétermination, ce flottement entre registres, qui nourrit ce que l’on appelle la « magie » du sport et qui rend possible sa récupération idéologique.
Les jeux et leurs règles se transforment, par la lessiveuse de la machine marchande, en instrument de productivité. La supposée objectivité du sport, est avant toute chose socialement construite, historiquement datée.
Sa mise en scène assume une fonction idéologique dans la mesure où elle dissimule cette complexité derrière le récit spectaculaire du mérite — individuel ou collectif. De plus, ce récit a l’avantage de pouvoir se décliner en fonction des contextes : le sport devient machine à produire du récit héroïque, du nationalisme, du virilisme.
Ce n’est donc pas malgré sa violence que le sport fascine : c’est à cause d’elle. Il permet de transformer l’épuisement en épreuve glorieuse, l’échec en faute morale, la soumission en discipline personnelle.
En cela, le sport est fondamentalement façonné par les logiques marchandes qui l’ont fait advenir. Ce que nous appelons sport depuis le XIXe siècle est indissociable de l’essor des logiques concurrentielles propres au capitalisme. Pour cette raison, il ne peut être dissocié du concept même de compétition qui lui est inhérent ; à défaut de compétition, le sport se mue en jeu, voire en activité physique.
Le sport est la forme spectaculaire du travail en régime capitaliste : il donne à la domination l’allure d’un défi librement relevé.