Stacy Hardy - Archéologie des trous

Trouble (politique) dans le corps

Un recueil de nouvelles qui nous vient directement d’Afrique du Sud où la science-fiction et le fantastique côtoient le politique – au sens large et radical. C’est du corps qu’il sera avant tout question, de la dimension politique du et des corps.

Stacy Hardy, Archéologie des trous, trad. de l’anglais (Afrique du Sud) Élisabeth Malaquais & Jean-Baptiste Naudy, Éditions Ròt-Bò-Krik, 2022, 278 p, 11€.


C’est l’une des premières publications d’une jeune maison d’édition que nous évoquerons ici, les éditions Ròt-Bò-Krik ; Ròt-Bò-Krik, ce fut le titre d’une ancienne revue anticolonialiste qui œuvrait pour une lutte tricontinentale[1]Pour la solidarité des peuples d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine. tant sur le plan poétique que politique. Cette expérience, les éditions Ròt-Bò-Krik, nées en 2021, la prolongent à leur manière. La maison compte actuellement quatre œuvres à son catalogue dont Archéologie des trous de l’écrivaine sud-africaine Stacy Hardy ; recueil de nouvelles à l’écriture tout à fait saisissante. Si elle nous est perceptible, à nous lecteur·ice·s francophones, on le doit avant tout à la traductrice Élisabeth Malaquais et au traducteur Jean-Baptiste Naudy. À la manière dont a été retranscrite, en français, cette écriture qui s’attarde sur le détail, une écriture au scalpel parcourant ces nouvelles qui, comme nous allons le voir, articulent une vision politique du monde dans et par cette saisie de la minutie.

Du doute politique

Pas de fil narratif, pas de lien (apparent) entre les 22 nouvelles qui composent Archéologie des trous. On assiste à une alternance de points de vue ; certaines nouvelles sont écrites à la première personne, d’autres à la troisième, voire à la deuxième… pourtant des thèmes récurrents parcourent cet ensemble hétéroclite. Toutes les nouvelles (à quelques exceptions près) relèvent soit du fantastique soit de la science-fiction, opérant souvent un savant mélange des deux, l’incertitude quant à la vraisemblance de ce qui nous est raconté, nous faisant douter au sujet même de l’époque dans laquelle se déroule l’action puisque dans presque toutes les nouvelles aucune indication temporelle ne nous est livrée. Les intrigues prennent pour cadre spatial des agglomérations sud-africaines – sans que la ville ne soit toujours nommée.

Dans cette subtile association du fantastique et de la science-fiction, on trouve des nouvelles comme La vache, fantasme de boucher (à lire ici) qui spécule l’invention de techniques permettant d’user de mères porteuses animales  ; « … un avenir où les mères seront devenues superflues, la civilisation ayant tant avancé que nous n’en aurons plus besoin. Pourquoi se donnerait-on la peine de gonfler et de se dandiner quand on peut se décharger de son fardeau sur une mère porteuse animale ? Comme se serait commode – une pompe à lait pour quand ça sort du ventre, de chaudes tétines roses d’où ça coule blanc et mousseux. »[p.23] Une autre nouvelle, Esthétique de la morsure de rat, nous présente un avenir (fantasmatique ?) où « la race et la richesse n’offriront plus aucune protection. Le capitalisme s’effondrera sous le poids collectif d’une infestation de rats. Les rongeurs iront en meute du centre-ville vers l’extérieur. »[p.54]

La tonalité politique que donne Stacy Hardy à ses nouvelles est tout à fait fascinante, adjoignant à l’intérêt de l’histoire et de l’écriture – en elles-mêmes et pour elles-mêmes – des réflexions politiques tout à fait stimulantes ; à la croisée (intersection ?) de l’écologie, de l’anti-racisme, du sort réservé aux peuples issus des colonies, du (trans)féminisme ou encore de l’antispécisme. L’ensemble des nouvelles est traversé par ces questions. Mais c’est surtout la manière dont elles sont introduites qui est remarquable, non pas comme des discours politiques ou militants à part entière, mais faisant partie intégrante du récit. On prendra pour exemple la nouvelle Involution qui nous conte la métamorphose d’une femme, personnage principal du texte, une étrange créature velue ayant poussé à la surface de son ventre. Ainsi au détour d’une conversation tout à fait banale au sujet des animaux domestiques est évoquée la question de la distinction (mythologique) entre nature et culture :

Il hoche la tête. Il n’aime pas l’idée de domestiquer les animaux. Comme quoi cela corromprait l’esprit animal.

Elle dit : « Et les cafards ? » (…) De toute évidence, il ne comprend pas. Elle tente d’expliquer qu’il n’y a plus de séparation entre ville et campagne, pas de nature qui soit pure, incorruptible. Elle lui demande d’essayer d’imaginer les chiens avant leur domestication. Ou des rats à l’état sauvage ou des pigeons dans la jungle. Pour elle, ce sont les pigeons qui semblent les moins imaginables.

p.87

Ce que peut le corps

La question du corps est omniprésente, le rapport de nos corps – humains – avec le monde, ainsi défilent, dans la succession de nouvelles, des corps qui se métamorphosent [2]comme nous l’avons évoqué Involution, et comme nous le ferons plus loin avec Comment faire l’acquisition d’un pou de langue ?, des corps qui surgissent d’un animal, des corps inanimés qui sentent et pensent leur état de devenir cadavre, leur décomposition, des corps qui gobent tout, sortes de trous noirs charnels… Dans et par ces descriptions pointilleuses (pointillistes ?) nous sont donnés à voir les stigmates de la domination  – qu’elle soit masculine, capitaliste, coloniale… ou la manière dont elles se conjuguent. À l’instar de la distinction entre nature et culture, celle qui dissocie le corps et l’esprit n’est aucunement mise en œuvre chez Stacy Hardy, comme ici, dans Esthétique de la morsure de rat, nouvelle qui a pour narratrice une photographe fascinée par les traces que laissent les morsures de rat sur les corps humains :

Je me penche pour examiner les genoux et les coudes d’un petit enfant. Il y a de petites mes notables irrégularités, des tavelures, des éraflures. Ce sont des attributs physiques je peux les toucher et les décrire. Il y en a d’autres psychologiques, qui sont bien plus profonds – le cycle perpétuel de la violence, ses racines dans l’inégalité structurelle, le racisme, la pauvreté, le chômage, le manque d’accès à des services de santé de qualité et autres. Je m’en détourne et me cache derrière mon appareil pour masquer ma culpabilité.

p.50

Le trouble est dans le(s) détail(s)

La centralité du corps, Stacy Hardy lui donne… corps dans et par l’écriture, au travers de la minutie des descriptions qu’elle esquisse, qu’il s’agisse de descriptions physiques ou morales, visuelles ou émotionnelles, ses descriptions dynamiques faisant partie intégrante de la narration. Ainsi l’effet de réel produit conjugué à l’invraisemblance ou le caractère surnaturel des situations décrites jette un trouble constant sur ce que nous lisons ; s’agissant d’une chose aussi intime que le corps, nos corps, un sentiment de gêne inexorable nous envahit. Ce qui fascine plus que tout, ce sont ces situations extra/ordinaires, surnaturelles et qui, dans et par l’écriture, débouchent sur des expérimentations littéraires des plus stupéfiantes. On prendra pour exemple la nouvelle qui ouvre le recueil La trame des arbres qui nous conte, étape par étape, le devenir cadavre d’un corps inanimé, enterré, sa décomposition, la manière dont ce corps (vivant ? mort ? mort-vivant ?) sent et perçoit sa propre décomposition.

Elle reste étendue, très immobile, espérant capter l’écho d’une machine ou le grondement lointain des voitures, quoi que ce soit qui indiquerait une présence humaine, mais tout ce qu’elle entend, c’est le bourdonnement désormais familier des insectes nécrophages qui s’alimentent. Entendre, n’est pas le bon mot. Ses oreilles sont bouchées, remplies d’asticots. Son anatomie productrice de parole est mangée. Ses yeux ne savent plus les côtés, droite, gauche : ils cherchent au milieu. Son esprit essaie encore de les faire tenir ensemble, de les réunir comme avant, mais la focale est floue.

p.13

On pourrait également évoquer Comment faire acquisition d’un pou de langue ? Mais pour en dire quelques mots, il nous faut d’abord nous attarder sur un crustacé ; le Cymothoa exigua qui est un cousin du cloporte, il s’agit d’un parasite qui vit dans la bouche des poissons et dont il finit par remplacer la langue. Stacy Hardy postule, dans ce texte, une mutation ou une évolution de ce pou de langue, acquérant dès lors la capacité de parasiter l’être humain. Ainsi cette hypothèse nous est déployée avec force de détails au travers d’une apostrophe à la 2e personne, parodiant une sorte de mode d’emploi de greffe d’un pou de langue…

Ouvrez les lèvres à présent. À l’instant où le pou sent une langue humaine à proximité, il tressaille. Laissez-le entrer. Placer la racine de la chose sur votre palais, chatouillez les plissements en froufrou de sa face ventrale inférieure avec votre langue. Il répond instantanément, va d’un côté à l’autre, s’arque, s’incline, tendu, les ailettes plumetées dansant à la surface des papilles gustatives. Savourez le cireux goût familier, la succion métallique de la coupure. Remarquez la sensation d’effervescence, comme en mangeant un sorbet, le léger pétillement quand l’acide citrique réagit au bicarbonate de soude. La sensation de quelque chose qui vit et qui respire ; qui se se gorge, qui mordille et qui tête.

pp.64-65

Ce sentiment à la fois dérangeant et subtil qui nous est livré dans l’extrait ci-dessus peut constituer un condensé de l’expérience littéraire qu’articule Stacy Hardy dans Archéologie des trous ; à la lecture de ce recueil, un trouble advient, là, dans la langue, par la langue, il se déploie, se diffuse, altérant et dérangeant nos perceptions ; une gêne nous parcourt, traverse nos corps, contrastant avec les littératures policées que nous subissons habituellement, celle du petit-confort bourgeois.

Références

Références
1 Pour la solidarité des peuples d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine.
2 comme nous l’avons évoqué Involution, et comme nous le ferons plus loin avec Comment faire l’acquisition d’un pou de langue ?

À propos de

Ahmed Slama est écrivain (Remembrances, 2017 ; Orance, 2018) et développe une activité de critique offensive, par des textes et des vidéos, qu'il diffuse principalement sur le site litteralutte.com. A publié, entre autres, Marche-Fontière aux éditions Les presses du réel, collection Al Dante, à commander pour soutenir l'auteur, sa chaîne et le site Littéralutte. À lire la revue de presse de Marche-Frontière.


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