Jachère, du post-apocalyptique émancipateur

Dans ce récit posthume, Philippe Aigrain réinvente avec brio le genre de la science-fiction post-apocalyptique, parvenant à en éviter les principaux écueils, tissant un récit post-apocalyptique tout empreint d’émancipation.


Philippe Aigrain, Jachère, Publie.net, 25€


Jachère surprend, Jachère nous emmène en des territoires inconnus, ceux d’un futur incertain, le récit Jachère se présente comme un récit d’anticipation, nous ancrant dans un futur post-apocalyptique, aux alentours des années 2030, où une pandémie a provoqué des milliards de morts. Pandémie à la suite de laquelle a été déclenchée une guerre mondiale essentiellement robotisée. Jachère nous emmène dans les pas d’une petite communauté autonome implantée en Slovénie, qui tente de survivre malgré la menace que représentent de robots tueurs et loin de ce qu’il reste des territoires urbanisés, de, pourquoi pas, construire un monde nouveau, radicalement différent.

Il n’y a pas eu d’après. La guerre est venue pendant. Ce fut une guerre de machines. L’épidémie n’avait pas, comme en 1918, attendu les derniers mois de guerre pour frapper, mais les machines ont poursuivi ce que les humains n’étaient plus capables de faire. Elles avaient été programmées pour détruire les équipements ennemis. Et la notion d’équipement avait été interprétée très largement.

Le genre post-apocalyptique a fait florès à partir des années 2010 au sein des différentes industries culturelles1, en résonance à la fois avec la prise de conscience et la médiatisation croissante de la « crise écologique », mais également de la succession de « crises » économiques. Ces productions post-apocalyptiques nous donnant à voir des sociétés occidentales devenues pauvres, une pauvreté semblable à celle que traversent, aujourd’hui, les pays du sud, avec tous les clichés racistes et orientalistes qui en découlent. À cela, il faut ajouter qu’il s’agit essentiellement pour ces sociétés de retrouver la technologie et le mode vie perdu2, il n’est aucunement question d’une remise en cause de nos modes de vie et d’existence.

Rien de tout cela dans Jachère, même si le récit reprend certains motifs du genre post-apocalyptique, c’est avant toute chose l’espoir qui traverse Jachère. Non pas l’espoir factice de happy-ends individualistes, mais bien plutôt de la possibilité de (re)construire sur les ruines du monde ancien, un nouveau, radicalement différent, rompant avec l’organisation sociale (capitaliste) au sein de laquelle nous (sur)vivons. L’avènement de cette organisation sociale passant par une tout autre manière d’appréhender le vivant, par rapport radicalement différent aux technologies.

(Re)construire une organisation sociale nouvelle

Et c’est là une gageure que réussit Philippe Aigrain, celle de tenir Jachère sur un fil, ne sombrant ni dans l’optimisme béat d’un retour à une soi-disant nature, le fameux mythe de la wilederness, et encore moins dans le fatalisme. En effet, si la communauté autonome que nous suivons ne veut pas d’un retour au monde ancien, son existence n’est pas pour autant un paradis. Car les conditions d’existence sont évidemment difficiles, le groupe autonome étant souvent épris de nostalgie à l’égard du confort que fournissait le monde ancien, qu’il s’agisse du rapport à la consommation, où tout produit se trouvait alors être disponibles immédiatement, à « la mécanisation des tâches » ; pour autant l’ensemble des membres de ce groupe restent tout à lucide quant au fait que les procédés industriels (capitalistes ?) de production ont partie liée avec la « barbarie » qui a provoqué l’avènement du virus, la guerre, les morts.

Nous sommes installés sur une lisière, nous devons aménager avec délicatesse les deux espaces qu’elle sépare et joint, la forêt et la vallée. Et, surtout, faire de la lisière elle-même un passage avec donc des rites de passage (…), surtout pour insister sur la liminarité, cet état d’être entre deux états, dont une de ses copines anthropologues a fait la marque distinctive de personnes qui sont des ponts entre deux mondes. Je crois que Darja et Sutka ont bien l’intention d’être liminaires elles-mêmes et c’est ce qui les attire tant vers les robots, leur séduction et leur danger.

C’est donc à une sorte d’expérience de pensée que nous convie Philippe Aigrain, reprenant en cela le geste de nombre de philosophes des lumières, abattant par-là la frontière entre imagination et raison, rompant ainsi avec la réification que représentent les genres littéraires. C’est bien dans et par l’imagination que Philippe Aigrain appréhende la multitude de problèmes pratiques qui se poseraient à un groupe qui voudrait rompre avec notre organisation sociale (capitaliste). À cet effet, il faut souligner la manière dont Philippe Aigrain pas à pas, avec précision et force de détail l’organisation à l’intérieur du groupe, la manière dont les tâches se trouvent réparties (division du travail), les procédés ou processus de production des denrées alimentaires, qu’il s’agisse du riz, du soja ou même de matières grasses permettant ainsi de cuire les aliments… L’attention à la fois érudite et sensible portée à la flore, aux différentes espèces de plantes. À tel point que par nombre d’aspects, Jachère pourrait faire office d’une sorte de manuel de survie…

En attendant Melissa révise sa pharmacopée de plantes, tente de se rappeler la méthode d’obtention de l’aspirine à partir de l’acide salicylique et de se figurer s’il serait possible de la mettre en œuvre avec ce que nous avons sous la main. Et où était donc cet endroit dans la vallée où poussaient des pavots utilisables pour fabriquer des opiacés ? Nous avons une réserve de paracétamol, d’ibuprofène, d’antibiotiques, de chlorhexidine et de liquide de Dakin, mais tout ça n’est pas éternel ni suffisant. Chélidoine, arnica et canneberges sont peut-être trouvables, ainsi qu’une foule de plantes utiles ou au moins agréables.

Aux descriptions relatives à ces activités de production de denrées alimentaires, soulignons également comment Philippe Aigrain fait état des différents débats qui pourraient — peuvent — traverser un groupe autonome désirant rompre avec une organisation sociale (capitaliste?) telle que la nôtre… Quel rapport entretenir avec les animaux ? Comment vivre sans altérer leur espace de vie ? Que faire de la technologie et des reliquats de l’ancien monde — ce que nomme Alexandre Monnin, les communs négatifs3 représentés en premier lieu par ces robots tueurs, développés pour les besoins de la guerre, et qui continuent pourtant de rôder, représentant une menace.

Plusieurs d’entre nous s’opposaient à ce qu’on emmène avec nous ce produit de la barbarie qui nous avait conduits à la catastrophe, le reste du groupe disant que non, ce n’était pas l’ordinateur qui, lui, était un partenaire de la pensée, c’était les connexions, et que Leone, nom que Georgije avait donné à son joujou, ne serait jamais branché à aucun réseau. Georgije est assez costaud, et le fait qu’il propose de porter tout ce matos lui-même en plus de ses affaires personnelles a joué pour emporter la décision.

Nous voilà massés à quatre devant Leone. D’après Sutka, si les robots de la vallée sont des êtres (…), Leone en est un aussi, mais un être composé de tous ceux et celles qui l’ont conçu, développé et enrichi.

De la question de l’«être »

Considérer la machine comme un être « composé de tous ceux et celles qui l’ont conçu[e], développée] et enrichie] » ; en voilà une autre expérience de pensée tout à fait stimulante que nous propose Philippe Aigrain. À la manière d’une œuvre d’art, les œuvres techniques pourraient également être considérées de la sorte — question que nous avons explorée avec Art et production de Boris Arvatov. En effet, c’est l’un des fils rouges qui traverse Jachère, cristallisé par le fait que nombre de robots conçus pour faire la guerre, tuer, s’émancipent de leur fonction ou programme premier, engageant la communication avec la communauté autonome dont nous suivons les pas. Ainsi des ponts s’établissent progressivement entre la communauté et les robots, à cet effet faudra les reconnaître comme des « personnes d’une nature différente ».

[Les robots] ne veulent pas adopter un mode de communication anthropomorphique, préférant en rester aux mouvements de leurs parties, aux sons non verbaux, à des médiations comme le dessin, et à d’autres modalités que nous ne connaissons pas encore et qu’ils utilisent entre eux. Nous devrons communiquer avec eux en les reconnaissant comme personnes d’une nature différente, c’est à ce prix que nos rapports pourront être ceux qu’entretiennent des égaux. Sutka croit aussi que le combat qu’ils ont mené pour se libérer de leurs programmes a été douloureux, un arrachement, et que les modes de communication qui leur ont permis de se coordonner sans que ceux qui se croyaient leurs maîtres ne le soupçonnent leur sont infiniment précieux.

Le fait que des robots puissent ainsi se doter ou être dotés d’une conscience, d’évoluer vers une conscience est une expérience de pensée qui permet de penser notre rapport aux machines. Dans le cas de la communauté autonome dont il est question tout au long de Jachère c’est in fine la question de l’exploitation ou non des machines qui est posée, le fait que les membres de cette communauté ne considèrent pas les « robots comme une main-d’œuvre, une ressource, mais comme des partenaires à part entière » qu’ils comprennent ce qu’ils veulent, comment ils voient le monde qu’ils partagent avec eux.

Par-delà la fiction, le récit, cette question touche également à notre vie quotidienne, en effet, appréhender les machines, les productions quelles que soient leur nature, comme un être « composé de tous ceux et celles qui l’ont conçu, développé et enrichi » c’est disposer d’un regard tout à fait différent que de celui que prône notre organisation sociale, celui du simple consommateur. De la dissociation opérée entre le producteur et le consommateur induite par le capitalisme. À partir de cette position, il est possible de prendre en compte les manières et les procédés dans et par lesquels sont produites, non pas seulement les machines, mais également les objets dont nous usons au quotidien. Une telle prise de conscience ne ferait plus de nous de simples consommateurs usant d’outils, les consommant à loisir, et ce en tenant en aucun cas compte des personnes qui se trouvent à l’origine de leur production, de celles qui l’ont imaginé, à celles qui dans les ateliers ou les usines les ont fabriqués, monté, en passant par ceux qui les ont conçus. Une telle perspective serait un pas, un premier pas contre la dissociation induite par le capitalisme, vers la prise en compte de ce travail abstrait qu’invisibilisent les processus de production capitalistes.

Jachère se réapproprie les codes du genre post-apocalyptique, et ce en évitant les écueils inhérents à ce genre, pour nous offrir une expérience de pensée éminemment politique, radicalement opposée à l’organisation sociale au sein de laquelle nous (sur)vivons. Un seul regret pourtant, le nom de cette organisation sociale qui a mené le monde imaginé par Philippe Aigrain à son anéantissement n’est jamais nommé. En effet, tout au long de Jachère le narrateur et les personnages ne cessent d’évoquer la « barbarie » du système du monde ancien, de l’exploitation, de la répression, sans jamais, à aucun moment, évoquer le nom de ce système ; à savoir le capitalisme. Pour autant, l’expérience que nous offre ici Philippe Aigrain reste des plus stimulantes, toutes en empreinte d’une « exigence infatigable de la vérité » par le biais de la fiction.

1Qu’il s’agisse de littérature avec, notamment, la série littéraire Hinger games, de cinéma avec Elysium, le jeu-vidéo également, on peut citer à ce titre des œuvres telles que Death Stranding de Hideo Kojima, Last of us, Nier…etc.

2Jean-Baptiste Fressoz cite à ce titre le flm Elysium voir : https://debordements.fr/jean-baptiste-fressoz/

3Alexandre Monnin, « Les « communs négatifs ». Entre déchets et ruines », Études, 2021/9 (Septembre), p. 59-68. DOI : 10.3917/etu.4285.0059. URL : https://www.cairn.info/revue-etudes-2021-9-page-59.htm


À propos de

Ahmed Slama est écrivain (Remembrances, 2017 ; Orance, 2018) et développe une activité de critique offensive, par des textes et des vidéos, qu'il diffuse principalement sur le site litteralutte.com. A publié, entre autres, Marche-Fontière aux éditions Les presses du réel, collection Al Dante, à commander pour soutenir l'auteur, sa chaîne et le site Littéralutte. À lire la revue de presse de Marche-Frontière.


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