Mohammed Kenzi - la menthe sauvage

Mohammed Kenzi, La menthe sauvage

La menthe sauvage. — De l’Algérie colonisée à la France. De Maghnia [petite ville de l’Ouest algérien] aux bidonvilles de Nanterre. C’est une existence qui se déploie au fil des pages. Celle d’un immigré algérien en France, traversée de luttes politiques, de relations compliquées avec sa communauté. Sans oublier la pesanteur de l’école, la violence du travail. Parallèlement à tout ça, il y a les répressions policières, l’ennui, le désir de fuir des conditions de vie exécrables.


Mohammed Kenzi, La menthe sauvage, Éditions du Grevis, 160p., 12€


Initialement publié en 1981, La menthe sauvage a reparu grâce aux éditions du Grevis. Malgré le temps qui nous sépare de sa première publication, La menthe sauvage reste inscrit dans une certaine actualité. Caractère intemporel qui doit beaucoup à la justesse – et du regard et de l’écrit – avec laquelle Mohammed Kenzi s’empare de son existence, son expérience vécue, en France, pour faire récit, œuvre littéraire. En effet, La menthe sauvage s’assimilerait à de l’autofiction. Le récit retrace le parcours d’un immigré peinant à trouver sa place. Doublement marginalisé ; à la fois par le racisme systémique de la France et son organisation sociale capitaliste. Faisant, dans le même temps, figure de paria au sein de sa propre « communauté ». Et ce à cause de ses positionnements éthiques et politiques.

… je cherchais le chemin qui pouvait être mien. Je ne le trouvais ni dans les mœurs de ma communauté ni dans celles des autres. Le paradis de banlieue arrivait à son déclin, (…) l’étau resserrait ses mâchoires de fer. J’étais bien pris dans la toile aux mailles d’acier. (…) Prisonnier entre la place du marché, le béton de la Défense, les cités de transit et les usines du bord de Seine, dans les détritus, isolé, entouré de fils barbelés comme dans une réserve. Cela ressemblait de plus en plus à une étrange faune que venaient périodiquement photographier les touristes. Le tiers-monde aux portes de Paris, ça valait quand même le déplacement. Le zoo prenait naissance, il ne manquait plus que les manèges et les marchands de cacahuètes.

Mohammed Kenzi, La menthe sauvage, p.48.

Justesse de l’écrit — et du regard

L’une des réussites indéniables de La menthe sauvage est certainement la manière dont Mohammed Kenzi retrace le parcours de son alter ego, narrateur du récit. Né dans l’Ouest algérien, arrivé en France, et plus précisément dans les bidonvilles de Nanterre, avec sa famille en 1960.

Une histoire de violence(s)

En filigrane de ce récit à la première personne transparaît l’histoire du bidonville de Nanterre. Ce dernier faisant figure de personnage à part entière. On le découvre d’abord sous la forme d’un « terrain vague où se trouvaient quelques baraques » [p.23]. On en évoque, à la fin du récit, le démantèlement [p.112]. Entre-temps, le narrateur et le bidonville auront fait leur croissance. L’occasion pour le premier d’évoquer l’insalubrité, les conditions difficiles d’existence, la promiscuité. Mais surtout les violences étatiques et policières ordinaires et quotidiennes. Elles et eux qui ne sont considérés comme des « parasites Nord-Africains vivant sur le dos de la France.» [p.75]

On peut affirmer sans trop de risques que presque rien n’a presque changé, aujourd’hui. Les violences policières font encore partie du quotidien de nombre de personnes racisées en France. En effet, vivre la condition d’immigré en France « dissip[e] nos dernières illusions sur l’accueil qu’on nous vant[e] à longueur d’ondes. »[p.75]

La ville communiste [Nanterre], avec ses airs de fanfare et bal musette où on laissait nos certitudes pour ne parler que de tolérance, ignorait nos problèmes. Que faire d’une population formée du sous-prolétariat étranger qui ne risquait pas de modifier le scrutin électoral. Par hygiène mentale et par principe, je cadenassais ma porte devant cette confrérie.

Mohammed Kenzi, La menthe sauvage, p.76.

Que faire alors face à tout ça ? Lutter, pour sûr. Tenter de grappiller quelques droits, d’obtenir des conditions d’existence meilleure. C’est à ça que s’emploie, dans un premier temps, le narrateur. Il monte des actions, tente de montrer aux autres, à ses parents « qu’en luttant, on pouvait obtenir certaines choses.[p .80] Certaines choses, certes, mais pas grand-chose, car les conditions de vie restent sensiblement les mêmes. Ne se profile dès lors pour le narrateur et nombre de ses congénères qu’une seule solution :

Je projetais avec quelques autres de filer de cet enfer et de commencer une autre vie. Nous envisagions même de vivre en communauté, loin des gourbis, mais voilà, on ne fait pas toujours ce qu’on veut. L’entrave familiale était trop pesante pour nos esprits faibles.

Mohammed Kenzi, La menthe sauvage, p.77.

Islam, traditions et conflits

Dans La menthe douce, la critique radicale du racisme systémique organisé par l’État français et induit par la démocratie représentative s’accompagne d’un regard acéré sur la manière dont certaines traditions et croyances — qu’elles que soient leur nature — peuvent constituer un frein à l’émancipation.

Nous avons vu que le narrateur ne désire s’inscrire ni « dans les mœurs de sa communauté ni celles des autres.» [p.48] Ainsi se trouve-t-il, rejeté, marginalisé par les deux. Mohammed évoquant sans détours le caractère éminemment réactionnaire de cette « communauté ». Comment elle est mue par la valeur travail : « car, dans ce milieu, un homme qui travaille est automatiquement considéré. »[p.56] Comment elle se trouve régie par la « caste maghrébine du patriarcat ». Ou encore par le « fatalisme que prêchaient avec impertinence les imams conformistes.» [p.70]

Le narrateur se trouve donc pris dans ces tensions, comme lorsqu’il fait face à un mariage arrangé, censé le remettre dans le droit chemin prôné par sa communauté. À cela s’ajoute le caractère masculiniste, refusant de se soumettre et de commettre un « viol » en acceptant ce mariage, il est traité de « pédé ». Ainsi se trouve-t-il dans l’obligation de se plier à ce carcan sous peine se faire expulser du bidonville. [p.89]

Lorsqu’on n’a rien à espérer de l’Ancien Monde, on s’en fabrique un autre avec ses bouts de rêves, une sorte de coupole de verre transparente. On se marginalise et on fait ce qu’on peut en essayant de vivre autre chose de plus chouette, comme dans les contes d’enfants dans l’espoir que ce soit plus durable. L’essentiel, c’est que ça change et qu’on accouche d’une clarté qui percerait de toutes parts la grisaille du ciel.

Mohammed Kenzi, La menthe sauvage, p.70.

Ainsi s’esquisse l’âpre chemin d’un immigré qui refusant de s’inscrire à la fois dans le carcan familial des traditions, mais également dans la perspective du pays d’accueil.

Un immigré « gauchiste »

L’une des réussites indéniables de La menthe sauvage est certainement la manière dont Mohammed Kenzi se saisit de la problématique que constitue pour un immigré de militer au sein de ce que nous appelons aujourd’hui l’Ultragauche. Ce que l’on appelait, à l’époque où écrit Mohammed Kenzi, le « gauchisme ». À ce titre, on peut ranger La menthe sauvage dans la longue liste de récits d’anarchistes — question que nous avons explorée avec Serge Quadruppani. Ainsi est-ce l’occasion pour Mohammed Kenzi de nous restituer ces liens conflictuels entre ce que l’on appelait alors le « gauchisme » et la communauté immigrée nord-africaine. Revenant notamment sur la manière dont ont été vécues les révoltes de mai 68 dans le bidonville de Nanterre.

Le pavé n’avait jamais été aussi prisé qu’en cette période-là. En ce qui nous concernait, cet évènement-là, nous le suivions derrière les grillages du bidonville, parfois sur les toits, lorsqu’il y avait une échauffourée dans l’université. (…) Isolés de Paris, les immigrés restaient dans leurs chambres. La violence avait réveillé de vieux fantômes. Ils savaient pertinemment que quelque chose était arrivé, mais refusaient toute participation à cet évènement qui les dépassait.

Mohammed Kenzi, La menthe sauvage, pp.61-62.

L’isolement, la peur, mais également « les blessures de la guerre d’Algérie (…) pas tout à fait cicatrisées » [p.61] qui empêchaient les habitants des bidonvilles de se joindre aux révoltes de mai. À cela s’ajoutait une franche méfiance à l’égard de ceux qui menaient ces révoltes, notamment les étudiants. En effet, après que les étudiants de Nanterre aient détruit les murs qui entouraient leur université, la séparant du bidonville, les habitants des bidonvilles se sont méfiés, « ne bougeaient pas d’un pouce, refusant jusqu’au discours séducteur des universitaires. » [p.63] Ne comprenant pas les motivations de cette jeunesse essentiellement estudiantine. C’est ainsi que notre narrateur se lie d’amitié avec des groupes de gauche radicale, ce qui provoque une fois de plus une série de démêlée avec son cercle familial :

Il [mon père] disait que le gauchisme était la maladie du système et que tous ces fils de riches m’avaient ensorcelé avec leurs belles paroles.
(…)
— « Sache que si tu continues sur cette route, tu te banniras toi-même, tu t’interdiras l’entrée du bidonville et tu te retrouveras seul ».
(…)
Plutôt l’exil que mourir dans cet univers de boue et de crasse, aux odeurs de poubelle et d’excréments.

Mohammed Kenzi, La menthe sauvage, pp.82-83.

Le seul regret que l’on pourrait formuler, au sujet de La menthe sauvage, a trait au caractère parfois scolaire, dont il est composé. Usage des temps classiques du récit (imparfait et passé simple), la structure extrêmement linéaire du récit, ainsi que certaines figures de style (métaphores ou comparaisons) assez convenues. Pour autant de par les points de vue qu’il adopte, mais également le parcours singulier, inspiré de son existence, Mohrammed Kenzi nous offre au travers de La menthe sauvage un éclairage inédit sur la vie des immigrés dans les années 60 et 70. Un parcours qui n’est pas sans nous rappeler, dans une certaine mesure, celui d’Ahmed dont nous avons traité dans Un Algérien raconte sa vie. Ainsi se dévoile la portée éminemment politique du récit, de la littérature, comme art de l’expression.


À propos de

Ahmed Slama est écrivain (Remembrances, 2017 ; Orance, 2018) et développe une activité de critique offensive, par des textes et des vidéos, qu'il diffuse principalement sur le site litteralutte.com. A publié, entre autres, Marche-Fontière aux éditions Les presses du réel, collection Al Dante, à commander pour soutenir l'auteur, sa chaîne et le site Littéralutte. À lire la revue de presse de Marche-Frontière.


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