Sandra Lucbert - Défaire voir. littérature et politique

Sandra Lucbert, Défaire voir. Littérature et politique

Avec Défaire voir. Littérature et politique Sandra Lucbert propose une approche matérialiste de la littérature. La littérature étant appréhendée comme « arrachement au systèmes d’évidence », loin des conceptions réactionnaires et esthétisantes qui ont encore cours aujourd’hui.


Sandra Lucbert, Défaire voir. Littérature et politique, Éditions Amsterdam, 2024.


Défaire voir. Littérature et politique ne se destine pas à être lu comme un essai, plutôt comme un manifeste. Tentative de traiter une question qui semble agiter un certain nombre d’écrivains et d’écrivaines en ce début 2024 ; les liens entre littérature et politique. Ainsi l’enjeu, pour Sandra Lucbert est d’explorer non pas la nature de la littérature politique, mais de « ce que peut être une littérature politique ». Dans cette optique, Défaire voir, est agencé en 3 parties. La première : « Ce que peut être une littérature politique » fait figure d’introduction. La deuxième, « Manger les riches une décomposition », constitue un texte littéraire. Et enfin « Se faire voyant » en est la théorie. Dans le cadre de cette critique nous traiterons essentiellement du premier et du dernier.

Un tel dispositif laissera perplexe l’ensemble des tenants de l’écriture-épure, détachée des conditions sociales et matérielles de sa production. Ceux du « génie » créateur. Et c’est là l’un des mérites de Défaire voir. Littérature et politique. celui de proposer une approche matérialiste de la littérature – et de l’art – dans une discipline qui en manque tant. Et ce tant du point de vue de la critique que de la création littéraire. Ainsi un terme et un concept comme capitalisme ne constitue pas un tabou1 dans Défaire voir. Littérature et politique.

Du capitalisme en littérature

Sandra Lucbert commence tout d’abord par battre en brèche la mythologie bien ancrée de l’artiste coupé du monde social. Revenant alors brièvement sur ses origines, à savoir l’autonomie de l’art qui s’est construite au XIXe siècle. Celle qui a fait de l’artiste « la figure du poète-prophète » indifférent aux « questions d’argent  — corrélat d’une supériorité de l’imaginaire » [p.13]. De la même manière, pour Sandra Lucbert, l’analyse des trajectoires littéraires se doit d’être ancrée dans les réalités matérielles et sociales. En effet comme elle le souligne avec justesse : « ni les écrasements ni les ascensions ne sont saisis dans leurs déterminations.» Qu’il s’agisse des misères ou des succès « tout est coupé de ce qui les cause » [p.17]. Par ce type d’approches, seul apparaît le soi-disant « génie » ou non de tel ou tel écrivain.

S’en tenir aux misères ou aux succès douteux coupés de ce qui les cause, c’est gagner une caution morale, mais tuer toute littérature – en, en réalité, toute politique avec.

Sandra Lucbert, Défaire voir. Littérature et politique. p.17.

Ainsi se trouve mise en lumière la manière dont la littérature et l’art sont devenus instruments du capitalisme, car financés par lui. [p.85] Par ce biais on comprend mieux la procession d’écrivains et d’écrivaines qui « mettent le capitalisme entre parenthèse » [p.17]. Se contentant dès lors de simples postures dénonciatrices. Chloé Delaume est à ce titre un exemple symptomatique, comme nous l’avons montré. Pour autant ces liens entre littérature et capitalisme ne sont appréhendés que de manière superficielle. En effet, Sandra Lucbert n’évoque à aucun moment la question de l’édition. Comment cette dernière a été affectée par le capitalisme et le néo-libéralisme ; au travers de la constitution de grands groupes éditoriaux. Mais est-ce étonnant de la part d’une écrivaine qui publie sa production au sein d’un groupe éditorial ? De la même manière, Sandra Lucbert n’évoque à aucun moment l’influence du capitalisme, dans sa composante néo-libérale sur la production littéraire. Question que nous avons évoquée avec Faire l’auteur en régime néo-libéral, de Jérôme Meizoz.

Pour autant il est important de rappeler que Défaire voir tient du manifeste et non de l’essai, ce qui peut, en partie, expliquer de telles absences. On ne peut en revanche douter du caractère matérialiste de l’approche de Sandra Lucbert. Ainsi, pour cette dernière, la « réinscription matérialiste de l’art et de la littérature dans le monde social » se doit d’être accompagnée de « nouvelles propositions littéraires ». [p.14] Chose que n’a pas su ou n’a pas pu réaliser un mouvement tel que Art en grève.2 Mouvement soutenu au départ par Sandra Lucbert, mais qui a uniquement débouché sur des revendications d’ordre économique et de statut.

La question n’est donc pas de savoir si la littérature « pense » ou ne « pense » pas – elle pense quelque chose, inévitablement. Mais que pense-t-elle ? Avec quels moyens ? Le déni de la pensée où s’enferme la littérature-littéraire conduit inévitablement à penser en douce, sans en avoir l’air – pour maintenir la fiction de penser depuis le naturel de sa pensée à soi, fondue dans son être inspiré.

Sandra Lucbert, Défaire voir. Littérature et politique, p.25.

La littérature comme « arrachement aux systèmes d’évidence »

Défaire voir. Littérature et politique appelle donc a une saisie matérialiste de la littérature. Mais également à une saisie politique du monde dans et par la littérature. Pour autant, notons que Sandra Lucbert ne dresse à aucun moment un programme scriptural. Elle tente de théoriser et d’illustrer ce que peut être une littérature politique.

À cet effet elle appréhende la littérature (et l’art) comme « arrachement aux systèmes d’évidence » [p.19]. On notera de prime abord que cette définition de l’art ne s’élabore pas à partir de la notion de « beau », de l’« esthétique » ou de la mythologie d’un quelconque « style ». Ainsi a-t-elle partie liée avec la pensée, l’art de la pensée. La littérature comme art de la pensée. Penser, dans et par la littérature, au sens fort. Non pas simplement de « lisot[er] des philosophes inspirants pour avoir l’air inspiré » ou de « Piquenocher à droite à gauche, rouler son petit Caddie pour faire son marché aux idées critiques sans peine » [p.25].

À un moment, pour penser une différence, il faut un arrachement : du travail analytique.

Sandra Lucbert, Défaire voir. Littérature et politique, p.25.

Dans la perspective d’une littérature politique telle qu’appréhendée par Sandra Lucbert, la littérature opérerait donc un « travail analytique » dans et par la littérature. Chose à laquelle rechigne le milieu littéraire. «… on ne veut pas crotter ses phrases de connecteurs logiques  » [p.28]. On ne veut pas non plus user de certains termes, jugés trop « politiques ». Des mots qui manqueraient “litterrarité” ou de “poéticité”. Ainsi dans et par ces procédés, une littérature politique aurait pour ambition de remettre en cause « la langue commune ». La langue dont nous usons au quotidien au travers de laquelle « tout un chacun » croit — fait sa croissance. Langue « incorporée » [p.19] dans et par laquelle le monde est saisi, langue de la domination, dépourvue de toute aspérité politique. Une littérature politique viserait donc à mettre en lumière les impensés de cette « langue commune ». À lutter, par ce biais, contre « l’hégémonie » imposée par le pouvoir, à en dévoiler les enjeux politiques. La littérature, dans et par des procédés qui lui sont propres, aurait pour objet de « figurer ». De ne pas en rester « à la représentation plate [qui] reste prisonnière du cadre hégémonique ». [p.19]

Convenons alors qu’au plein sens du terme, figurer consiste à s’extraire des figures dégradées du C’est ainsi, de ses malfigurations et infigurations, car le transcendantal hégémonique dispose aussi en effaçant. Figurer est un geste d’écriture qui pense – en l’occurrence, le social historique. Rien de plus, rien de moins.

Sandra Lucbert, Littérature et politique, pp.20-21.

Des catégories malgré tout

Si une littérature politique — telle que l’appréhende Sandra Lucbert — aurait pour objet de contrecarrer « l’organisation même des circulations langagières, des catégories véhiculées et véhiculantes » [p.19], on peut raisonnablement noter que l’autrice elle-même reste enfermée dans certaines catégories. Qu’il s’agisse de celle du travail ou encore de catégories de la littérature. En effet, l’autrice n’a de cesse de soutenir une distinction entre littérature et sciences sociales [pp.28-29]. À l’instar de ce qu’elle nomme littérature, un « travail sur la langue »3 ? Que l’on pense à Baruch Spinoza4 n’est-ce pas par un « travail sur la langue» qu’il développe sa pensée ? Chose qu’a pu (dé)montrer Henri Meschonnic dans l’excellent Spinoza. Poème de la pensée ?

On peut également citer à ce titre un Karl Marx. Pour qui a lu (ou du moins en partie) Le capital ou les Grundrisse, le travail de la pensée ne va pas sans un traitement de la langue. On peut raisonnablement soutenir qu’il est tout à fait possible de faire littérature avec des procédés proprement philosophiques ou relevant des sciences sociales. Les exemples abondent en ce sens. Chose que nous avons pu voir récemment avec Du concept de féérie .

Le fait que la philosophie, pour ne citer que cet exemple, soit exclue de ce que l’on nomme communément la littérature est chose assez récente dans la longue histoire de la littérature. La conception la plus communément partagée de la littérature aujourd’hui est historiquement datée. Elle survient à la fin du XIXe siècle, figeant la littérature « dans une définition étroitement esthétique, autour de la triade roman-théâtre-poésie. »5 La philosophie (et ce qui ne constituait alors pas encore les sciences sociales telles que nous les connaissons aujourd’hui) avant cette fin du XIXe siècle était considérée comme faisant partie intégrante de la littérature. Un reliquat d’une telle conception de la littérature a subsisté au jusqu’au début du XXe siècle, rappelons qu’Henri Bergson a reçu le prix Nobel de littérature en 1927.6

Ainsi, Sandra Lucbert, malgré elle et malgré le fait qu’elle fonde sa définition de la littérature sur des critères non esthétiques, perpétue (inconsciemment nous semble-t-il) des catégories nées avec la 3e République. Il nous semble qu’une telle perpétuation tient à la manière dont elle appréhende les sciences sociales qui, selon elle, « procèdent par dépli, exposition ordonnée, progression linéaire. Le langage est leur honnête outil. Elles y ont un rapport utilitaire. » [p.29] Que le langage soit « l’honnête outil » des sciences sociales, on peut émettre de nombreux doutes à cette hypothèse dans la mesure où elles opèrent elles aussi un traitement de la langue et du langage, qu’à l’instar de la littérature elles procèdent par un « arrachement aux systèmes d’évidence » — pour reprendre la définition que donne Sandra Lucbert de la littérature.

De la même manière que l’autrice porte une critique salutaire à la « narration plane » [p.19] qui « colle » au cadre hégémonique ; il nous semble tout aussi salutaire d’introduire une critique de certaines productions émanant de sciences sociales qui elles aussi se trouvent régies par les logiques marchandes du système éditorial qui en neutralisent et aseptisent les portées émancipatrices.

L’approche de Sandra Lucbert procède d’un anti-capitalisme tronqué, opérant une critique du néo-libéralisme plus que du capitalisme en tant que tel. Pour autant, Défaire voir. Littérature et politique par sa manière d’appréhender la création et la critique littéraire dans une perspective matérialiste, tranche radicalement avec les conceptions les plus éculées de la littérature qui ont cours encore aujourd’hui. Et le caractère éminemment réactionnaire du milieu littéraire. De ce point de vue Défaire voir. Littérature et politque est un ouvrage important.

1Chose que l’on ne cesse de souligner du côté de Litteralutte, pour exemple, voir ici ou .

2«ART EN GREVE s’est constitué·e à la veille de l’appel national contre la réforme des retraites et son monde. Iel est composé·e de travailleur·ses de l’art et de collectifs engagé·es dans les luttes sociales et politiques. Nous refusons cette politique néolibérale, écocide, patriarcale et raciste. Nous nous sommes rassemblé·es pour contrer cette énième réforme mais surtout pour converger et construire collectivement une alternative anti-capitaliste, solidaire & intersectionelle. » url : https://artengreve.com/

3Nous reprenons ici l’expression de l’autrice.

4Nous prenons cet exemple, car Sandra Lucbert le cite abondamment.

5 Alain Vaillant,L’art de la littérature. Romantisme et modernité, Paris, Classiques Garnier, 2016.

6Au travers de cet exemple, il ne s’agit en aucun cas pour nous de « valider » le système des prix littéraires, plutôt de montrer que la philosophie pouvait être considérée comme de la littérature.


À propos de

Ahmed Slama est écrivain (Remembrances, 2017 ; Orance, 2018) et développe une activité de critique offensive, par des textes et des vidéos, qu'il diffuse principalement sur le site litteralutte.com. A publié, entre autres, Marche-Fontière aux éditions Les presses du réel, collection Al Dante, à commander pour soutenir l'auteur, sa chaîne et le site Littéralutte. À lire la revue de presse de Marche-Frontière.


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