Gérard Hof - je ne serai plus psychiatre

Gérard Hof, Je ne serai plus psychiatre

Je ne serai plus psychiatre — Une voie occultée, celle d’une anti-psychiatrie matérialiste et Révolutionnaire en lutte radicale contre le capitalisme. Le récit de Gérard Hof [1943 – 2011] transmet cette voix oubliée, celle d’une constellation révolutionnaire qui s’est opposée à l’asile, au recours chimique, à la psychiatrie et sa violence.


Gérard Hof, Je ne serai plus psychiatre, Éditions Météores, 2023, 18€


Je ne serai plus psychiatre. — Initialement publié en 1976 aux éditions Stock, le récit de Gérard Hof [1943 – 2011] est l’une des voix d’une « constellation révolutionnaire qui, en France, s’est opposée tant à l’existence de l’asile qu’au mouvement réformateur »1. Je ne serai plus psychiatre est le récit d’un jeune psychiatre portant l’espoir d’une évolution émancipatrice du soin psychiatrique que ce dernier soit certes humain, mais avant tout révolutionnaire. Que le soin psychiatrique ne soit plus simplement l’instrument du capitalisme, s’articulant à la lutte émancipatrice contre cette organisation sociale mortifère. Ainsi, Gérard Hof s’inscrit dans une tendance abolitionniste de la psychiatrie.

La réédition de ce Je ne serai plus psychiatre aux jeunes éditions bruxelloises Météores s’inscrit dans une dimension de transmission. Celle d’une lutte aujourd’hui oubliée — pour ne pas dire ignorée. Une contestation de la psychiatrie radicalement révolutionnaire ne se situant pas dans le cadre de la réforme du soin psychiatrique ou d’un renouvellement de ses pratiques — on peut évoquer à ce titre, pour ne citer que cet exemple, Abolir la contention du psychiatre Mathieu Belahsen récemment paru aux éditions Libertalia. En vue de rendre la psychiatrie plus « humaine », mais à la manière de la lutte anti-carcérale, il s’agit pour Gérard Hof d’en finir avec la psychiatrie, l’abolir pour de bon.

Notons que cette édition de Je ne serai plus psychiatre s’accompagne d’une riche préface de l’éditeur : Renaud-Selim Sanli. Elle permet de mettre au jour les enjeux politiques, éthiques et émancipateurs de l’ouvrage, à sa parution et ce qu’il nous dit encore aujourd’hui de la violence que subissent les pyschiatrisé·e·s, une préface qui permet par la même occasion de mieux comprendre le contexte dans lequel s’inscrit le récit de Gérard Hof. Ainsi Je ne serai plus psychiatre serait à ranger parmi la riche lignée de récits de militants où le « simple » témoignage se double d’une analyse et d’une critique sociale et matérialiste de la psychiatrie — parfois empreinte d’accents pamphlétaires. Le récit de Gérard Hof est à appréhender dans cette double perspective, testimoniale et critique — loin des catégories réifiantes qui ont encore cours aujourd’hui en littérature. Et c’est bien sous ce double prisme que nous aborderons cet ouvrage nécessaire.

J’étais régulièrement pris de vertige. Je me vivais comme le collaborateur nazi d’un univers morbide. La maladie mentale n’avait jamais existé, c’était un concept confortable pour aiguiller les indésirables vers la mort lente, un cache-misère qui permettait, sous le couvert d’institutions prétendument psychiatriques, toutes les entreprises euthanasiques. (…) C’était la première fois que j’étais investi d’une quelconque responsabilité dans cette société. Chaque cas me confirmait dans ma conviction que la maladie mentale n’avait jamais existé. Il faut dire que moi-même n’acceptais, ni pour moi ni pour les autres, les cadres normatifs de cette société.
J’étais en plein délire…

Gérard Hof, Je ne serai plus psychiatre, p.116.

Une anti-psychiatrie matérialiste et Révolutionnaire

Par le récit de son expérience en tant que jeune psychiatre et des analyses qu’il développe, Gérard Hof n’a de cesse de montrer la violence de la psychiatrie, « chosifiant » celles et ceux qui ont recours à elle, le rôle primordial joué les personnels soignants dans le cadre de l’organisation sociale capitaliste.

La maladie (mentale) comme fait social

Une anti-psychiatrie matérialiste et révolutionnaire, qu’on le précise d’emblée, nous sommes bien loin ici des thèses développées par Gilles Deleuze et Félix Guattari ; point de romantisation de la « folie » ici, pas trace du mythe du schizo2, ni schizoanalyse ni psychothérapie institutionnelle. En effet, le point aveugle, selon Gérard Hof, de ce type d’antipsychiatrie est qu’elle ne tient pas compte du caractère éminemment social de « maladie mentale ». Ainsi pour Hérard Hof il s’agit d’appréhender des concepts naturalisés comme « malade mentale » ou « maladie mentale » dans leur rapport à l’organisation sociale, et plus particulièrement capitaliste, contrecarrant ainsi le « concept métaphysique d’un principe de folie essentielle ».[p.81]3 Et c’est bien cet élément que comprend assez rapidement Gérard Hof en tant que jeune psychiatre : l’inefficience du psychiatre ou plutôt le rôle répressif qu’il joue.

La répression psychiatrique

Au sein de l’organisation sociale articulée autour du travail et de la marchandise, le rôle du psychiatre s’assimile à celui de la police4 « élaguant de la personne tout ce qui est inutile à la production » [p.91]. Confronté directement à ce rôle, à cette « responsabilité » [p.116], Gérard Hof, dans et par sa lecture marxiste de la position de psychiatre, constate que le soignant ne se réduit qu’à « la fonction de mannequin placé là par le système pour faire illusion et détourner sur lui toutes les agressivités et revendications qu’il était bien incapable de satisfaire.» [p.88] Que, dans les conditions de cette organisation sociale, le soigné ne peut être que « chosifié » [p.81]. Le soignant, de l’autre, se recroquevillant derrière des postures, adoptant dès lors un « vocabulaire nosographique »5, « parquant définitivement le malade derrière une étiquette n’expliquant rien, mais affublant le malaise de mots savants. »[p.81]

Le lien entre savoir et pouvoir est ténu, tout savoir relève d’un pouvoir donné. Le savoir psychiatrique n’échappe pas à cette réalité, ainsi la lecture et l’interprétation que fait le savoir psychiatrique de la « maladie mentale » est intrinsèquement lié au pouvoir du capitalisme.

À l’hôpital, cette entreprise chargée de traiter la vie humaine en non-vie, pour n’en extraire que le principe de marchandise, marchandise-travail et consommation de marchandise, il apparaissait, de façon plus nette que dans d’autres administrations bureaucratiques, que la lutte des classes avait investi le champ des fantasmes collectifs. L’interprétation en vigueur n’avait rien à voir avec la réalité, c’était l’interprétation de la classe dominante, celle des médecins et des internes cultivés qui ONT LE DROIT D’INTERPRÉTER.

Gérard Hof, Je ne serai plus psychiatre, p.153.

Travail, psychiatrie et neuroleptiques

Loin de toute esthétisation de la folie, mythe qui remonte au XIXe siècle et dont nous avons exploré certains aspects en retraçant la genèse d’une confrontation entre littérature et psychiatrie, Gérard Hof appréhende la « maladie » dans son rapport au

La maladie à l’aune du travail

dans sa relation avec le travail, catégorie centrale du capitalisme. Partant de son expérience de psychiatre, Gérard Hof dresse le constat que les personnes sont jugées malades ou non en fonction de leur capacité à « travailler »6. Un témoignage qui se double d’une analyse matérialiste, ayant pour amorce deux textes théoriques importants : celui de Jean-Claude Polack7,La médecine du capital [1976, Maspero] et du SPK [Sozialistisches Patientenkollektiv, Collectif socialiste de patients]8 et de leur manifeste Faire de la maladie une arme [1971, Maspero & 1973, Champs libre]. Gérard Hof, à l’instar du SPK, appuie son analyse sur un extrait de La médecine du captial de Jean-Claude Polack :

Il n’en est que plus dérisoire de parler de médecine du travail. Notre société ne connaît pas d’autre spécialité. Toute médecine est acte de régulation de la capacité de travail. La norme du travail imprègne le jugement du praticien comme un point de repère plus précis qu’une valeur biologique ou physiologique mesurable.9

Jean-CLaude Polack, La médecine du capital, p.35.

Le concept de travail, en tant que catégorie du capitalisme, l’ensemble de l’organisation sociale capitaliste est articulée autour du concept de travail10, ce dernier étant naturalisé ; c’est bien à partir de la capacité de telle ou telle personne à travailler, à participer à la production de la (sur)valeur que l’on jugera — que l’on interprétera — si la personne est «malade» ou non. La «maladie» apparaît dès lors comme «limite interne à la reproduction du capital» [p.21, préface]. Et plus particulièrement ce que l’on nomme la « maladie mentale» car les corps de ces personnes sont considérés comme valides, chose qu’affirme sans ambages le ministre de la Santé [1957-1958] Félix Houphouët-Boigny [1905-1993] : « Le problème de l’organisation du travail des malades mentaux s’est posé dès l’origine en raison du fait que ces malades sont en général valides. »11

Ainsi, en vue d’éviter que ces corps ne soient oisifs, inutilisés, il est nécessaire de les réadapter au plus au travail. À l’instar des prisons, nous avons exploré la question avec l’ouvrage du collectif La brèche, les asiles usent de la force de travail disponible au sein de l’établissement. Ainsi les malades fournissent « le travail effectif de tous les services généraux, de la lingerie en passant par les courses, les travaux de terrassement…etc. » [p.150] ; en prison, à l’asile ou en-dehors rien ne doit échapper au travail, au capitalisme. En effet, au sein d’une organisation sociale capitaliste, « il serait [inconcevable que] la force de travail de trente mille personnes reste inutilisée ». [p.160]

C’est ainsi que le malade usé, qui ne parvient plus à se prendre en charge dehors en vendant sa force de travail à faire des gestes atomisés, fragmentés, dépourvus de signification, et qui se retrouve logé, nourri, brisé, asilifié, ne saurait l’être GRATUITEMENT. Tôt ou tard, il se retrouve confronté au même travail aliénant, celui qui l’a rendu malade, investi, cette fois, de qualités thérapeutiques rédemptrices, comme est hypocritement investie de « valeur thérapeutique » la manipulation de 1,50 F par jour. Le gîte et le couvert à ceux que la société n’ose plus supprimer, et la rentabilisation de l’ennui. Il n’y a rien pour ceux qui sortent de la production, rien que l’ennui récupéré dans un retour à une sous-production aliénée, concédée comme une charité : travail à façon, « thérapeutique » dans les hôpitaux psychiatriques, punition dans les prisons.

Gérard Hof, Je ne serai plus psychiatre, p.161.

« Chosification » des psychiatrisé·e·s

Dans l’ensemble de ce processus, les neuroleptiques jouent un rôle primordial — nous avons traité de cette question avec Lettres au recours chimique12.Ces neuroleptiques devenus « fenêtre aveugle contre laquelle le malade ne peut plus que venir éternellement buter. »[p.93] Un constat que tire Gérard Hof de sa pratique de la psychiatrie, témoignant de la dégradation de l’état de santé de nombre de personnes psychiatrisées suite à la prise de neuroleptique. Constat qui se double, une fois de plus, d’une approche théorique, dans le contexte de l’organisation sociale capitaliste, le neuroleptique incarne, au sein du domaine thérapeutique « la tendance autodestructrice du capitalisme qui ne peut plus contenir les forces productives qu’il a créées. »[p.146]

En d’autres termes les dommages sur la santé mentale que cause le capitalisme et sa course effrénée à la (sur)valeur, la violence du travail, vont d’une part mettre sur la touche un certain nombre de personnes qui ne pourront se plier aux exigences de cette organisation sociale, ces personnes seront dès lors considérées comme malades, de l’autre ces pressions engendreront ce que l’on appellera, communément, des « troubles mentaux ». Dans ce cadre le neuroleptique représente le parfait moyen pour soit pour réadapter le psychiatrisé : « Le neuroleptisé incarne le citoyen moyen, tel que le rêve et nous le représente la bourgeoisie, camisolé chimiquement devant sa télévision. » [p.146]. Soit de pratiquer ce que nomme Gérard Hof, à la suite du SPK, une euthanasie différentielle13 « élaguant [débarrassant] de la personne tout ce qui est inutile à la production »[pp.90-91], permettant ainsi de faire fonctionner malgré tout ces corps au profit du capital. [p.143]

Je n’ai parlé, bien sûr, que de cas extrêmes. Je pourrais aussi raconter comment on conduit des gens à la mort lente dans le détail quotidien. Le plus triste, quand on est psychiatre, c’est que, avec la meilleure volonté du monde, on ne sera jamais pour la société que ce geste séparateur entre raison et folie. Dirai-je la quantité de précautions qu’il faut pour renvoyer la fugueuse de seize ans dans sa famille, malgré sa famille, et faire le maximum pour pouvoir oser prétendre avoir une chance quelconque de ne pas avoir commis l’irréparable : que la fille devienne folle, parce que considérée comme telle ?

Gérard Hof, Je ne serai plus psychiatre, p.143.

Nous nous sommes bornés à livrer la substance de ce Je ne serai plus psychiatre, en nous appuyant à la fois sur le versant théorique sur lequel s’est appuyé Gérard Hof, mais également le versant testimonial. Ce dernier ne devant en aucun cas être considéré comme une faiblesse de l’ouvrage14. Il nous semble au contraire que le témoignage de Hof permet de mettre en situation ses analyses, d’illustrer le propos théorique. Le caractère pamphlétaire15 de Je ne serai plus psychiatre cristallise lui aussi un état de la pensée Gérard Hof et de sa situation. Car Je ne serai plus psychiatre reste un récit, et c’est là sa force principale, s’inscrivant dans la longue tradition des récits politiques, récit dédié « À tou·tes les enfermé·es et psychiatrisé·es qui luttent contre, ou non. »

1Cité in Renaud-Selim Sanli, « Les voix, où sont-elles allées ? Gérard Hof, une trajectoire de désertion », Gérard Hof, Je ne serai plus psychiatre, Éditions Météores, Bruxelles, 2023, p.10.

2Point sur lequel, il faut le souligner, Gilles Deleuze et Félix Guattari sont revenus voir

3Nous situant dans le contexte d’un récit, Gérard Hof ne procède pas une analyse historique de la folie, il s’agit pour lui ‘évoquer la manière dont appréhendée la folie tant depuis sa situation tant du point de vue des psychiatrisé·e·s que du personnel « soignant ».

4À l’instar de l’enseignant ou de …

5Nosographie : Description et classification méthodique des maladies.

6On ne compte pas le nombre d’occurrences à ce sujet : « Le malade est guéri, il a repris son travail » [p.93], « il fallait, coûte que coûte, le réadapter [le malade], le resocialiser, lui faire reprendre son travail. » [p.96]

7À l’encontre de qui Gérard Hof portera malgré tout des griefs, le qualifiant de « marxiste à ses heures »[p.156] lui reprochant de ne pas appréhender la maladie mentale comme un fait social. [p.83] On notera également que Hof orthographie (sciemment ou non) son nom en usant de deux « l » tout au long du récit.

8Pour un aperçu du SPK voir DUBOIS Quentin, « Praxis rebelles et pragmatiques collectives. Le Sozialistisches Patientenkollektiv (S.P.K.) », Multitudes, 2022/3 (n° 88), p. 194-199. À lire sur le site de la revue Multitude.

9Cité in Renaud-Selim Sanli, « Les voix, où sont-elles allées ? Gérard Hof, une trajectoire de désertion », Gérard Hof, Je ne serai plus psychiatre, op.cit, p.21.

10Le travail étant, au sein de l’organisation sociale capitaliste, une « activité socialement médiatisante » disposant d’une double fonction ; « d’un côté, c’est un type de travail spécifique qui produit des biens particuliers pour d’autres ; mais d’un autre côté, le travail, indépendamment de son contenu spécifique, sert au producteur de moyen pour acquérir le produit des autres» Moishe Postone, Temps, travail et domination sociale, trad. Olivier Galtier & Luc Mercier, Paris, 1001 nuits, 2009, p.80.

11Houphouët-Boigny, Circulaire du 4 février 1958, portant organisation du travail des malades mentaux en traitement dans les hôpitaux psychiatriques (non parue au Journal officiel), cité in Gérard Hof, Je ne serai plus psychiatre, op.cit, p.156, à retrouver également sur le site Histoire de la psychiatrie en France : http://psychiatrie.histoire.free.fr/legisl/libre/1958.htm

12Que nous avons lu en le mettant en relation avec Psyhatric hegemony : A marxist theory of Mental Illness [L’hégémonie psychiatrique, une théorie marxiste de la maladie mentale] de Burce M.Z Cohen [Londres, Plagrave Macmilan] non traduit en français.

13« Euthanasie différentielle signifie la destruction de masse, systématique et organisée de la vie, par des procédés subtils, difficilement perceptibles et plus ou moins rapides. Des patients du SPK ont eu l’occasion de faire l’expérience de tentatives de ce genre à la clinique psychiatrique de l’université de Heidelberg, surtout de la part des médecins, Von Bayer, Blankenbug et Oesterreich. », SPK, « Le Sozialistisches Patientenkollektiv (SPK) », Annexe 4, Je ne serai plus psychiatre, op.cit, p.223.

14Félix Guattari s’était exprimé de la sorte à la suite de la publication de Je ne serai plus psychiatre : « Pendant ce temps-là, en France, [l’antipsychiatrie] est devenue une sorte de genre littéraire et cinématographique. On peut maintenant se faire une carrière littéraire, en publiant un petit livre style ‘‘Je ne serai jamais plus psychiatre’’, ‘‘Je ne serai plus jamais infirmier’’, ‘‘Je ne serai plus jamais fou’’ » Cité in Cité in Renaud-Selim Sanli, « Les voix, où sont-elles allées ? Gérard Hof, une trajectoire de désertion », Gérard Hof, Je ne serai plus psychiatre, op.cit, p.21.

15Qui se traduit, notamment, par un rapprochement entre « fours crématoires » et neuroleptiques [p.163]


À propos de

Ahmed Slama est écrivain (Remembrances, 2017 ; Orance, 2018) et développe une activité de critique offensive, par des textes et des vidéos, qu'il diffuse principalement sur le site litteralutte.com. A publié, entre autres, Marche-Fontière aux éditions Les presses du réel, collection Al Dante, à commander pour soutenir l'auteur, sa chaîne et le site Littéralutte. À lire la revue de presse de Marche-Frontière.


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