jerome meizoz - faire l'auteur en régime néo-libéral

Jérôme Meizoz, Faire l’auteur en régime néo-libéral

Comment le néo-libéralisme influence-t-il l’écriture, la création littéraire et plus généralement la littérature ? Au travers d’un essai fastueux Jérôme Meizoz met en exergue les conséquences du néo-libéralisme sur l’écriture.


Jérôme Meizoz, Faire l’auteur en régime néo-libéral, Slatkine Érudition, 2020, Genève, 256p, 28€


Faire l’auteur en régime néo-libéral, voilà un titre qui a de quoi aiguiser notre intérêt du côté de Litteralutte. Publié en 2020 aux éditions Slatkine, l’essai de Jérôme Meizoz ambitionne d’analyser la manière dont l’avènement de ce que l’auteur appelle le régime néo-libéral affecte le champ littéraire et plus particulièrement la création littéraire. Quels changements, quelles évolutions le champ littéraire littéraire français et francophone a-t-il subi depuis cette mutation ? La littérature est-elle (devenue?) un marché comme un autre ? Les livres des marchandises comme les autres ?

Des médias et du marché

La perspective que nous propose ici Jérôme Meizoz est tout à fait séduisante, on regrettera seulement le faible apport théorique quant à la question du néo-libéralisme, en effet, on ne trouve, tout au long de l’essai, aucune définition du concept, aucun appui sur des références relevant de la philosophie politique, voire de la sociologie. À cela s’ajoute une opposition – implicite – entre secteur privé et secteur public [p.220] problématique, car dans le cadre du néo-libéralisme concret tel qu’il est en application depuis le début des années 1980, l’action de l’État est toujours effective, comme l’affirme Robert Kurz ; « le néolibéralisme était plus keynésien qu’il ne voulait le faire croire. »[1]Robert Kurz, Vies et mort du capitalisme, Chroniques de la crise, Éditions Lignes, 2011, p.58. Pour autant Faire l’auteur en régime néo-libéral reste une lecture tout à fait stimulante qui permet de rendre compte des mutations advenues au sein de la littérature française et francophone au cours des dernières décennies, la « vie littéraire » étant devenue, selon l’auteur, « massivement surdéterminée par l’exigence commerciale et médiatique. » [p.10]

Faire l’auteur en régime néo-libéral se situe dans le giron d’essais tels que L’édition sans éditeurs, L’argent et les mots [1999, 2010, La Fabrique] d’André Schiffrin ou encore L’industrie des lettres [2012, Pocket] d’Olivier Bessard-Banquy – pour ne citer que ces deux exemples. Des essais qui analysent les manières dont la constitution de grands groupes éditoriaux mais également les mutations opérées au sein des mass medias influencent la production littéraire – nous avons évoqué ces questions dans notre article consacré à Le luxe de l’indépendance [2021, Lux éditeur]. Quant à Faire l’auteur en régime néo-libéral, l’essai se concentre plutôt sur les effets de ce basculement politique et économique sur la création littéraire elle-même. Paradoxalement, l’analyse que nous livre Jérôme Meizoz ne s’en tient pas à l’écrit – ou alors de manière marginale. Ne considérant pas la littérature comme épure, détachée de ses conditions matérielles de productions, il est crucial pour lui de « dépasser un préjugé littéraire moderne qui identifie abusivement toute littérature à l’écrit, en manifestant une conception étroite de celle-ci. »[p.23] Il s’agira ici d’élargir et d’étendre le spectre de nos analyses des littératures ; la production littéraire s’inscrit dans un marché, et c’est bien ce marché qui structure la création littéraire, influence les goûts. Dans cette perspective, la question des médias – à savoir la question des supports de création – et des mass-media – l’ensemble des moyens de diffusion de l’information – est fondamentale dans la mesure où dans « l’ère du spectacle, [à] l’objet livre s’adjoint le corps de l’écrivain[·e], qu’il s’agisse de performer ou simplement de promouvoir une œuvre. »[p.23] Ainsi sait-on que le « succès » de tel ou tel livre dépend avant tout de sa médiatisation, médiatisation qui a lieu, le plus souvent, par le biais de la personne physique de l’auteur·ice et ce au travers de ses interventions télévisuelles, radiophoniques et, dans une moindre mesure, sur le web et ou les réseaux sociaux. Les créateur·ice·s nous sont donné·e·s à voir sur la scène publique, « selon des codes de présentation stéréotypés ».

La Sur-Télévision en vient à créer elle-même ses propres auteurs, des propres créatures pour qui être ‘‘écrivain’’ devient une posture dont toute littérature est prestement évacuée

PATRICK TUDORET, CITÉ DANS FAIRE L’AUTEUR EN RÉGIME NÉO-LIBÉRAL.

Écrire pour ou dans le marché

Si l’on excepte le cas d’écritures soustraites à tout commerce, deux postures s’offrent à un·e écrivain·e qui désire en passer par le circuit traditionnel de publication ; soit écrire pour le marché, ce qui implique de s’aligner – volontairement ou non – sur les exigences de ce dernier, en produisant un texte qui répond aux critères qu’il édicte ; soit écrire dans le marché, car même si un texte ne répond pas aux règles du marché, ce texte n’en reste pas moins mis en circulation au sein du marché littéraire. Voici la manière dont trace schématiquement Jérôme Meizoz la posture ou les postures auxquelles sont réduit·e·s les écrivain·e·s.

S’articule alors une tension dans la manière dont on conçoit la diffusion de la littérature entre deux pôles, un premier que qualifie Jérôme Meizoz de médiatisation, « réglée sur le mode du spectacle, selon un “régime d’exposition” (Walter Benjamin) gouverné par l’image (photos de presse, Facebook, Instagram, etc.) et calqué sur des processus industriels » [p.219] Un régime spectaculaire en somme, où l’auteur·ice devient une marque commerciale comme une autre, identifiable et reconnaissable au travers de postures publiques. Dans ce cadre-là, la question de l’écriture est totalement évacuée – puisque c’est le marché qui fixe avant tout les critère, toute production étant jugée sur sa rentabilité. Ajoutons que dans ces cas toute littérature est réduite au seul genre romanesque, la poésie étant prestement évacuée. La seconde modalité de diffusion de la littérature, Jérôme Meizoz la qualifie de médiation, elle « consiste moins à servir le marché qu’à faire le lien entre des publics potentiels et les milieux spécialisés »[p.220]. Dans ce contexte, le marché n’est pas pour autant nié ou suspendu, la diffusion de la littérature n’est simplement pas totalement livré aux logiques édictées par le marché.

Un vendeur de livre

Les deux postures évoquées plus haut, Jérôme Meizoz les incarne au travers de deux cas qu’il étudie avec minutie ; celui de Joël Dicker, de l’autre Jean-Marc Lovay. C’est essentiellement sur le premier cas que nous nous attarderons, Jérôme Meizoz s’attachant à décrire la manière dont une œuvre, en l’occurrence La vérité sur l’affaire Harry Quebert, a été produite par et pour le marché, en mettant en exergue la personne physique de l’auteur, où la question de l’écriture est secondaire, ne se résumant, dans le cas de ce roman qu’à « une assimilation locale des techniques du roman américain, habileté des dialogues en mois »[p.53]. La vérité sur l’affaire Harry Quebert, parmi d’autres romans, est ainsi le symptôme du processus de best-sellerisation du champ éditorial.

Au travers d’une analyse des entretiens accordés par Joël Dicker à différents médias – notamment la presse économique et financière –, Jérôme Meizoz nous montre la manière dont s’articule le statut d’un écrivain dédiant son activité entièrement au marché, non pas seulement la production de romans, mais également sa participation à des campagnes publicitaires – Swiss Air et Citroën. Dans ce cadre quelle place tient l’écriture ?

S’il envisage son activité [d’écrivain] en termes de métier, elle ne renvoie plus à l’imagerie du bureau, de la machine à écrire et de la cigarette, mais à diverses activités de représentation dans l’interstice desquelles le geste d’écrire se fraye une place quasi secondaire. La périodicité du métier est dominées par les « 49 semaines » où le roman appartient à la liste des quinze best-sellers. La sortie de cette liste induit un retour au temps disponible pour écrire. Ce n’est pas l’écriture qui règle l’agenda mais l’inverse. Précession, donc, de la temporalité économique sur celle de la création. En d’autres termes, l’auteur se résout à créer avec et pour le marché, au sein d’opportunités proposées par celui-ci.

P.57

Jérôme Meizoz analyse également la manière dont Joël Dicker justifie son activité de vendeur de livres, en effet ce dernier se drape sous une rhétorique visant à déguiser le caractère marchand de son activité scripturale sous les atours d’une volonté de démocratisation de la littérature. Rendre la littérature « accessible » à toutes et tous, le vendeur de livre se targuant de faire lire des gens qui habituellement ne lisent pas. L’occasion pour Joël Dicker de souligner également le caractère « inclusif » de son entreprise, s’érigeant en défenseur des lectrices et des lecteurs contre l’élitisme du champ littéraire.

Bien évidemment, les questions que soulève Jérôme Meizoz dans ce Faire l’auteur en régime néo-libéral ne sont pas nouvelles et traversent le champ littéraire, en France, depuis le 19e siècle au moins. Comme le souligne Jérôme Meizoz, et comme l’ont fait d’autres chercheurs avant lui tels que Alain Vaillant ; dès les années 1830, le roman-feuilleton a montré la manière dont des logiques et commerciales et médiatiques peuvent influencer en profondeur les pratiques scripturales – nous l’avions également vu avec Gilles Philippe. L’essai de Jérôme Meizoz a pour principale vertu de mettre en exergue l’impact et les conséquences des transformations du champ éditorial sur la création littéraire à l’ère néo-libérale.

Références

Références
1 Robert Kurz, Vies et mort du capitalisme, Chroniques de la crise, Éditions Lignes, 2011, p.58.

À propos de

Ahmed Slama est écrivain (Remembrances, 2017 ; Orance, 2018) et développe une activité de critique offensive, par des textes et des vidéos, qu'il diffuse principalement sur le site litteralutte.com. A publié, entre autres, Marche-Fontière aux éditions Les presses du réel, collection Al Dante, à commander pour soutenir l'auteur, sa chaîne et le site Littéralutte. À lire la revue de presse de Marche-Frontière.


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