CARMEN DIEZ SALVATIERRA - MATINÉES SANS POLICE

matinées sans police – Exploration de la forme aliénée de nos existences

Avec matinées sans police, Carmen Diez Salvatierra explore la forme aliénée de nos existences, interrogeant les puissances objectives qui déterminent nos existences individuelles. Ou comment l’intime, le sensible, le quotidien se font politiques.


Carmen Diez Salvatierra, matinées sans police — suivi de Guerre, Les presses du réel, coll. Al Dante, 2024.


matinées sans police suivi de guerre1 recueil sensiblement politique et politiquement sensible. Les 4 poèmes que nous propose ici la poétesse Carmen Diez Salvatierra se présentent comme une succession anarchique de tranches de vie. Elles se font parfois récits poétiques, souvent poignants, d’autres fois empreints d’humour, desquels la lutte « émancipatrice » [p.81] n’est jamais absente. Et c’est peut-être sûrement là que se niche la singularité de l’écriture de Carmen Diez Salvatierra, celle d’ancrer son sujet poétique dans le monde social. En cela, la poétesse suit peut-être les préceptes d’un Adorno qui nous enjoint à « enquêter sur la forme aliénée » qu’a pris la vie, « sur les puissances objectives qui déterminent l’existence individuelle au plus intime d’elle-même » si l’on désire « savoir la vérité concernant la vie dans son immédiateté. »2

C’est bien dans ce sillon que creuse Carmen Diez Salvatierra. Ainsi nous trouvons-nous bien loin de toute psychologisation outrancière, si sa poésie se fait intime, qu’elle a pour amorce son vécu, elle n’a pour autant rien de solipsiste. Qu’il s’agisse de la violence du travail ou celle du confinement, la violence patriarcale, sans oublier celle que constitue la fameuse (fumeuse ?) « Paix sociale ». Ce sont bien ces chapelets de violences dont est faite l’organisation sociale au sein de laquelle nous (sur)vivons qu’appréhende la poétesse.

à 5h55 du matin. ligne de bus 122 direction val de fontenay. la classe ouvrière française se lève. je suis automatiquement regardée comme suspecte. ne me demande pas ce que je fous ici car j’en ai aucune idée. beaucoup de noirs, quelques arabes, des blancs aussi, plutôt âgés, dans la cinquantaine. hommes pour la plupart. ce sont des parents, des grands-parents peut-être. un homme attend le bus, impatient. il me demande si je connais l’heure de passage, je dis non, désolée. le bus passe à peine 3 minutes après. ensuite, le premier métro. paris est belle quand les travailleurs se lèvent. moi, j’ai l’impression que je me suis faite violer, mais je suis une femme, donc c’est normal. je fais avec. je fais avec le fait que les hommes ne prennent jamais de responsabilités.

Carmen Diez Salvatierra, matinées sans police, p.31.

Confrontation (poétique) au réel (politique)

matinées sans police est une de ces terres poétiques trop rares, à sauvegarder. Nous ne nous trouvons certainement pas dans ce territoire neutre de la poésie où le quotidien et l’intime sont appréhendés de façon apolitique, de ce qu’appelait Boris Arvatov, « l’art de chevalet », le poème (et l’art) à portée exclusivement ornementale. Et cette dimension s’exprime doublement dans et par les dispositifs scripturaux et poétiques dont use Carmen Diez Salvatierra, mais également au travers de sa matière poétique.

Des riens politiques de nos quotidiens

Nous nous trouvons donc face à une poésie qui se saisit à bras les mots du quotidien, poésie ancrée dans la violence de nos quotidiens, et ce non pas pour l’embellir ou le rendre plus acceptable, mais bien plutôt pour que le quotidien de nos existences et la poésie ne fassent qu’un. Il n’y a qu’à scruter les motifs qui parcourent la poésie de Carmen Diez Salvatierra pour s’en convaincre :

… sortir cette momie du mausolée – les sortir tous – mais eux toujours sous la terre – sèche et maudite – et regarder la femme – en face de moi en croyant – qu’elle pleure mais non – elle rit – il est 9 heures elle est là – la seule à rire dans le wagon – je me dis – je ne sais plus voir cette beauté de la résistance – c’est tout ce qu’on a pour continuer à nous lever – ou pas – car les affiches ne me parlent plus – avec tout ce cynisme je me fabrique des robes – je conduis vers le sortilège – je vous fais rentrer dans la vulnérabilité – je ne réfléchis pas – j’habite l’histoire comme je peux – avec les chaussettes trouées

Carmen Diez Salvatierra, matinées sans police, p.69.

matinées sans police est traversé de ces scènes de la vie quotidienne, la poétesse parvenant à capter le caractère éminemment politique des moindres riens que nous rencontrons au jour le jour. Ces petites choses à quoi nous ne portons qu’une attention mollassonne et qui pourtant se révèlent éminemment politiques. La lutte émancipatrice s’exprimant dès lors dans ces riens qui jalonnent notre existence, les luttes ne se résumant pas simplement aux slogans et autres postures — comme nous avons plu le voir avec Sur les gilets de Tristan Leoni. Ainsi est-ce à partir de cette triade, réel-politique-quotidien que s’élabore l’écriture poétique de Carmen diez Salvatierra.

à combien a-t-on dû renoncer déjà – et a combien va-t-on devoir renoncer encore – aujourd’hui – je me rends compte que les parcs sont fermés – mais ça pue quand même – au coin de la barrière – les fleurs naissent car la nature n’est pas inquiète – elle suit le flux – pour nous – aucun flux à suivre – si ce n’est celui de cette promenade interdite – inédite – je peux me choper au moins 135 balles – d’amende – si je saute la barrière et je m’assois – sur le banc marron pour écrire ce poème – alors j’écris debout – même les pratiques d’écriture évoluent – avec le confinement – je pense surtout – à ceux qui ne peuvent pas se confiner – je pense au chômage technique – qu’ils appellent activité partielle – car les mots – voyez-vous – ont encore leur importance – et je pense un peu moins – aux bourgeois confinés – retrouvant les plaisirs de la vie en famille3 – je fais attention à la saleté des rues de mon quartier – aux fissures – aux slogans – bientôt en prison – dit un collant

Carmen Diez Salvatierra, matinées sans police, p.22.

La saisie de cette triade réel-politique-quotidien ne peut s’opérer dans une écriture « neutre », dans le ressassement de procédés poétiques désormais caducs. Elle requiert dans le même temps une réflexion sur l’évolution des « pratiques d’écriture ».[p.22]

Écrire les mots de la violence sociale

Le rapport au réel et au politique se manifeste dans la poésie de Carmen Diez Salvatierra par le choix des mots : « sur la table – mettre – les mots – lutte des classes – grève – exploitation – plus-value – masses – discours – hégémonie – pouvoir – » [p.65] Mots-clé, mots-concepts qui permettent justement de le saisir, au mieux, le réel de notre organisation sociale mortifère. Il ne s’agit certainement pas d’user de cette « langue blanche qui nous blesse – collaborateurs – communauté – culture – dialogue – conflit – déplacé – à cette vie – que tu gères » [p.65]. D’euphémiser, de saisir pour des voies détournées les violences, ainsi s’agit-il avant toute chose d’articuler poétiquement le rapport poétique au monde. Permettant, in fine, d’abolir les frontières entre les genres, œuvrant vers ce que l’on nomme, du côté de litteralutte, une littérature d’idée.

L’usage de mots éminemment politiques qui, dans la représentation commune, manqueraient de « poéticité » ou de « littérarité », se mêle à une langue directe, celle que nous utilisons au quotidien. En effet, c’est d’abord la langue du poème qui doit se faire réelle, concrète. S’explique ainsi l’emploi récurrent de termes familiers tels que « merde », « choper » ou encore l’absence ponctuelle de la double négation. Faire poème dans et par la langue du quotidien, inscrire ainsi d’autant plus le poème dans le réel de nos existences.

je ne veux pas dialoguer mais – me soustraire mais – repenser mais -m’absenter – d’un faux débat – où certains mots – ne sont plus prononcés – parce que nous sommes tous libres – égaux – obéissants -et nous sentons bon

Carmen Diez Salvatierra, matinées sans police, p.67.

On notera également l’usage répété de tirets annihile toute ponctuation, faisant des poèmes où ce procédé est mis en œuvre des flux, à la lecture — et donc l’interprétation — radicalement ouverte. Un procédé qui permet de pousser à l’extrême limite le principe de rupture qui régit le poème4, permettant ainsi d’insuffler ainsi souffle et vie au poème et de s’affranchir du carcan de la ponctuation écrite qui ne reflète que rarement la manière dont nous usons, à l’oral, de la langue.

On me dit que Jean-Marc Rouillan ne retournera plus en prison. Elles me disent qu’elles enchaînent les boulots de merde, les crises existentielles et les joies de trois mangues à un euro, le thé est chaud et heureusement nous sommes abrités par un toit dont les fissures sont invisibles. Samba Martine5 est morte et la justice ne paie jamais. Pas assez. Ses lois sont comme des lances aveuglantes et le garçon fait des bruits pour effrayer le chat. Ai-je dit que le thé est chaud ? Des sorcières mortes sur des terrains vagues, le drapeau de l’Espagne qui brûle. L’autre jour, nous parlions de comment gagner de l’argent avec les mots. Tu vois, dans ce monde qui s’effiloche, il y a des gens qui placent des mots et ils ne sont pas aléatoires, mais prémédités. J’essaie de t’expliquer que je refuse de jouer au jeu. Pratiquer le renoncement comme un mode de vie (…). Ne pas jouer le jeu qu’ils veulent que nous jouions, au moins partiellement, et ce partiellement finira par nous tuer.

Carmen Diez Salvatierra, matinées sans polices, p.53.

Notons enfin l’agencement du recueil, sur la succession des poèmes qui le composent. Un simple coup d’œil sur les titres suffit à saisir une progression thématique : « une nouvelle sentimentalité », « vomir, spéculer, détruire », « bâtir » et « guerre ». Trajectoire de l’ensemble du recueil qui recoupe celle que nous avons dégagée jusqu’ici vis-à-vis de l’agencement des poèmes de Carmen Diez Salvatierra, du sentiment, de l’intime jusqu’à la guerre contre notre organisation sociale mortifère. Trajectoire pour autant flottante, la poétesse ne cessant au fil des pages de diversifier les approches, les procédés, évitant de s’inscrire et d’inscrire sa poésie dans un territoire défini, car comme elle l’écrit avec justesse :

il n’y a que les pays

inexistants

qui nous sont chers

Carmen Diez Salvatierra, matinées sans polices, p.54.

1 Sans majuscules.

2Theodor W. Adorno, Minimal Moralia. Réflexions sur la vie mutilée, Payot & Rivages, 2003 [1951], p.9.

3 On notera que dans sa critique du confinement Carmen Diez Salvatierra, contrairement à de trop nombreux écrits bourgeois, tient compte des souffrances engendrées par le confinement.

4 Illustré habituellement par l’intervention du blanc qui interrompt la ligne du vers avant la justification.

5 Samba Martine (République démocratique du Congo, 1977-Madrid, 19 décembre 2011) était une émigrée décédée dans un Centre d’internement pour étrangers, d’Aluche, à Madrid — l’équivalent des Centres de Rétention Administrative français [CRA].


À propos de

Ahmed Slama est écrivain (Remembrances, 2017 ; Orance, 2018) et développe une activité de critique offensive, par des textes et des vidéos, qu'il diffuse principalement sur le site litteralutte.com. A publié, entre autres, Marche-Fontière aux éditions Les presses du réel, collection Al Dante, à commander pour soutenir l'auteur, sa chaîne et le site Littéralutte. À lire la revue de presse de Marche-Frontière.


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