Muriel RUskeyer - Le livre des morts

Blanche poussière de mort

Dans ce classique de la poésie américaine publié en France près d’un siècle après sa parution originale, Muriel Rukeyser part sur les routes en compagnie d’une amie photographe – documenter la catastrophe qui a eu lieu, donner voix, au travers d’un montage polyphonique, documentaire et quelquefois lyrique, à celles et ceux qui restent vivants pour témoigner qu’on a assassiné les leurs à la silice.

Muriel Rukeyser, Le Livre des morts, trad. Emmanuelle Pingault, Isabelle Sauvage, 2017 [1938], 114 p., 24€.


Le Livre des morts appelle de ses vœux, dès la première strophe du premier poème, une lectrice promeneuse ; une lectrice blanche, aisée, pour qui l’Amérique des années 30 se résume aux grandes villes, qu’elle connaît bien, et aux paysages splendides et naturels de l’arrière-pays, qu’elle se destine à visiter, adoptant une posture de touriste :

Voici des routes à prendre quand tu penses à ton pays

et que, pris d’intérêt, tu ressors tes cartes,

appelles le statisticien, interroges l’ami cher,

.
lis les journaux avec l’appétit du matin.

Ou quand tu prends le volant et que ta petite lumière

indique le niveau d’essence et l’horloge ; […]

.
Ces routes t’emmèneront dans ton propre pays.
Choisis les montagnes, remonte les rivières,

franchis les cols. Touche la Virginie-Occidentale […]

p. 9

La deuxième personne qui ouvre et clôt le recueil modèle cette lectrice : car cette lectrice, c’est l’Amérique blanche et capitaliste, celle qui n’écoute pas la voix de celleux qui travaillent pour son confort, et qui en meurent. Le Livre des morts modèle l’oreille, la prépare, le temps de quelques poèmes aux tonalités lyriques – quoique déjà inquiétantes, pour mieux la plonger dans le chœur des voix tues.

Une grande catastrophe

Lorsqu’on effectue, aujourd’hui encore, une rapide exploration sur un moteur de recherche, on croirait que rien n’a changé, du silence étouffant orchestré à l’époque par les grands médias. Tapons « Gauley Bridge » et observons les premiers résultats : la page Tripadvisor consacrée à la ville, suivie d’un site dont l’en-tête, « Explorez le meilleur de Gauley Bridge ! Que vous vouliez découvrir la ville comme un touriste ou de façon plus locale, consultez cette super ressource », ne vaut guère mieux. Des ressources suivent, à propos de chutes d’eau somptueuses, d’un ancien rail de train ayant joué un rôle pendant la guerre de Sécession, et des photos, bien sûr, d’une nature indomptée. J’ai compté : il faut attendre la quinzième suggestion pour commencer à entrevoir que Gauley Bridge, ville de 614 habitants, fut aussi le théâtre de l’une des plus grandes catastrophes industrielles de l’histoire de l’humanité.

« C’est une histoire bien simple où il est question d’hommes, de silice et de dollars. » résume l’écrivain Vladimir Pozner, dans un court texte de 1938 nommé « Cadavres, sous-produits des dividendes », reproduit en fin d’ouvrage.

À partir de 1930, 1500 ouvriers – la plupart d’entre eux afro-américains – ont perdu la vie des suites d’un chantier où, par économie de temps, on les exposa sans protection à une concentration mortifère de silice. Il serait trop long et trop complexe, et ce n’est pas là l’objet de l’article, de détailler le montage mafieux d’entreprises, de contournements de la législation, etc., qui permit de mener à ce chantier, mais l’on donnera quelques faits objectifs[1]Ces faits sont tirés du deuxième texte du recueil, l’article de Vladimir Pozner. : il fallait creuser un tunnel ; une commission détermina qu’il passerait au travers de dépôts de silice à l’état presque pur ; or, l’exposition soutenue à la silice est à l’origine – on le sait depuis l’Antiquité – d’une maladie mortelle, la silicose, qui s’en prend aux poumons de la personne touchée, processus de mort qui peut s’étaler sur plusieurs années.

C’est bien pratique : un ouvrier noir, à l’époque de la Grande dépression, est le plus souvent itinérant ; il circule de chantier en chantier, pour 25 cents de l’heure. Il mourra plus tard, et plus loin, sans qu’on puisse imputer sa maladie à l’entreprise qui l’a causée. On ne pourra accuser l’entreprise d’avoir pratiqué le forage à sec, trois fois moins long que le forage à l’eau, mais infiniment plus mortifère ; on ne pourra pas l’accuser non plus d’avoir refusé de fournir ses ouvriers en masques à 2 dollars 50 l’unité.

C’est du moins ce qu’escomptent les dirigeants de l’entreprise, mais la concentration de silice est tellement élevée, à Gauley Bridge, que la maladie ne met que quelques mois à se développer. Des hommes se plaignent, faiblissent, puis meurent. Et c’est grâce à la mère d’un jeune homme, Emma Jones, que la vérité éclate : la dépouille du fils, radiographiée après le décès, révèle qu’il est mort de silicose. 300 malades ouvrent un procès, qui a lieu en 1933 ; procès vite étouffé, contre quelques dizaines de dollars par victime.

Il faut attendre 1935 pour que le directeur d’un journal d’extrême-gauche se saisisse de l’affaire ; le reste de la presse est bien obligée de suivre, mais elle le fait à contre-cœur. Enfin : l’année 1936 est la meilleure année, en termes de bénéfices nets, pour l’entreprise à l’origine du chantier. Voilà pour les faits.

Trois regards rétrospectifs

Le montage éditorial conçu par les éditions Isabelle Sauvage[2]Il est spécifié, au début de l’ouvrage, que ce projet a été initié par Séverine Weiss. est intéressant : il juxtapose trois types d’éléments. D’abord, le long poème de Muriel Rukeyser ; ensuite, un livret de photographies – certaines prises par la photographe Nancy Naumburg, qui avait accompagné la poétesse[3]Ses photographies devaient déjà figurer dans l’édition originale du Livre des morts, mais ce projet n’a pas été mené à terme : l’édition française juxtapose donc pour la … Continue reading, d’autres, anonymes retrouvées dans les archives de la West Virginia ; enfin, le texte, plus pamphlétaire, de Vladimir Pozner. Trois registres, trois regards sur une même catastrophe – et les trois, profondément politiques.

Nancy Naumburg, Voie de chemin de fer, Vanetta, 1937.

Les trois regards – ceux de Muriel Rukeyser, Nancy Naumburg, Vladimir Pozner – sont trois regards de témoins, venus sur les lieux du drame pour voir et entendre. Le livre des morts, dans l’Egypte antique, est placé auprès de la momie – formules funéraires facilitant le passage du défunt vers l’au-delà. On l’appelle aussi « livre pour sortir au jour », donc renaître : c’est beaucoup dire de l’ambition de la poétesse, lorsqu’elle entrelace les poèmes de citations du texte antique. Le poème accompagne les âmes des défunts, les sauve de l’oubli et leur permet de renaître au travers du témoignage ; le poème nomme les défunts, et donne la parole aux survivants.

Polyphonie documentaire

Le texte est composé de 20 poèmes, et donne voix à toutes sortes d’acteur·ices du drame. D’abord les agonisants, témoins les plus directs, comme Mearl Blankenship, qui donne son nom à un poème :

Je me réveille en m’étranglant, et ma femme

me tourne sur le côté gauche ;

après, je suis dans le rêve que je fais tout le temps :

le tunnel étranglé,

le mur sombre tousse de la poussière.

p. 24

Versifier la parole ; ce n’est pas pour rien qu’on aura fait de Muriel Rukeyser une précurseuse importante des poètes objectivistes qui, quelques décennies plus tard, débarrasseront le poème américain de toute expression de la subjectivité, tout en l’entremêlant de prélèvements directs du monde – on peut penser à l’œuvre de Charles Reznikoff, lui aussi poète judéo-américain, qui dans Testimony[4]Traduit aux éditions P.O.L. par Marc Cholodenko sous le titre de Témoignage. Les États Unis (1885-1915). [1965] transcrit des rapports d’audience de tribunaux, construisant une vaste fresque de l’entrée des États-Unis dans la modernité.

Transcrire tel quel, ne pas trahir le propos tenu ; mais le versifier, l’entremêler de descriptions objectives :

Il était serré contre le poêle

face au feu –

Peu de chaleur, pas de mots,

machines bruyantes.

p. 24

Dans un entretien désormais célèbre avec Auxéméry, Charles Reznikoff disait ceci, qui pourrait aussi bien s’appliquer à la démarche de Rukeyser :

Dans Testimony, les protagonistes dont j’utilise les propos témoignent tous de ce qu’ils ont réellement vécu. […] Ce que moi j’ai voulu faire, c’est en effectuant un choix, réaliser un montage, en rythmant les mots qu’ils ont employés, et créer ainsi un état d’âme ou un sentiment.

revue Europe n° 278/579, juin-juillet 1977

Il ne s’agit pas d’effectuer un pillage de la douleur d’autrui pour en tirer une œuvre littéraire esthétisant le drame, mais bien de permettre le témoignage grâce à un objet esthétique puissant, à même de supporter la parole telle qu’elle fut prononcée, et sans fioritures. L’émotion découle d’abord des faits, de la force humaine dégagée par la polyphonie des témoignages.

Reznikoff dira ailleurs[5]Dans un entretien avec L. S. Dembo, Contemporary Literature, vol. 10, nº 2, printemps 1969. de sa poésie, et plus largement de la poésie objectiviste :

Nommer, nommer, toujours nommer, de telle sorte que naisse un rythme, puisque la musique fait partie du sens.

Nommer, c’est ce que n’omet jamais de faire la poétesse lorsqu’elle énumère les victimes, au travers de la déposition d’Emma Jones, citée, versifiée, dans le poème « Absalom » :

C’est moi qui ai découvert ce qui tuait ces hommes.

J’avais trois fils qui travaillaient avec leur père dans le tunnel :

Cecil, 23 ans, Owen, 21 ans, Shirley, 17 ans.

[…]
Il y avait Shirley, et Cecil, Jeffrey et Owen,

Raymond Johnson, Clev et Oscar Anders,

Frank Lynch, Henry Palf, M. Pitch, un contremaître ;

un gars tout mince qui portait de l’acier avec mes garçons,

il s’appelait Darnell, je crois.

p. 26-28

Ici, nommer, c’est créer un rythme, celui de la lamentation d’une mère qui survit à tous les siens, et qui porte témoignage. Le poème de sa déposition est d’ailleurs, geste de consolation, entrecoupé d’extraits du Livre des morts, extraits dévolus au travail de renaissance :

Mon cœur ma mère mon cœur ma mère

Mon cœur ma venue au monde.

[…]

J’ouvre une voie, ils ont couvert mon ciel de cristal.

J’avance en plein jour, je suis né une seconde fois,

Je force le passage, et je connais la porte

Je voyagerai sur toute la terre parmi les vivants.

p. 26-28

Ici, non seulement le poème console, mais il répare : il inscrit les noms des disparus, quand les dirigeants et la presse avaient cherché à les étouffer, à même un livre de poésie, et leur offre le moyen de s’inscrire dans l’Histoire.

Nommer ce(ux) qui tue(nt)

Le recueil de Rukeyser ne se contente pas d’énumérer ceux qu’on a tués : il s’agit de nommer les meurtriers, dans le même temps. À cet égard, il est intéressant de mettre en regard son long poème avec le texte pamphlétaire de Pozner, qui met en cause très directement « le monde des affaires » américain, dépeint comme une sorte de mafia échappant totalement aux législations, et se repaissant des cadavres d’ouvriers pour bâtir des fortunes individuelles ; si le mot « capitalisme » n’apparaît pas, c’est bien de cela dont il est question.

Comment le poème accuse-t-il ? rend-il compte, de la même manière que le texte pamphlétaire, de la dimension systémique de la catastrophe ? l’assassinat industriel de 1500 hommes pauvres, noirs pour la plupart d’entre eux, n’a rien d’un accident, et cela, le poème le donne à lire par ses moyens propres.

D’abord, là où les ouvriers sont nommés et individualisés, l’ennemi est désigné comme une machine industrielle : la Compagnie, dotée de sbires – avocats, médecins corrompus, etc. On le voit dans une lettre écrite par Mearl Blankenship et recontextualisée dans le poème qui porte son nom :

J’ai perdu huit kilos dans les terres de ce Rheihart

et j’attends de perdre la vie

& toujours pas d’arrangement & j’ai attaqué deux fois la Compagnie

Mais quand les avocats ont fait un arrangement

ils ont pas voulu me parler

Mais je savais pas s’ils somnolaient ou quoi.

p. 25

Ailleurs, c’est un vague « ils » qui permet de désigner la force agissante, broyeuse :

Ils nous ont envoyé les avocats, envoyé les docteurs ;

ils ont supprimé les prises de courant dans les camps.

[…]
Ils ont parlé de pneumonie, au début.

Ils ont affirmé que c’était de la fièvre.

p. 28

Dans ce poème, au travers du témoignage d’Emma Jones, se met en place un déséquilibre : la parole des assassins est mensongère, systématiquement. Elle brouille la réalité, la maquille à son avantage ; les puissants disposent du pouvoir de mensonge, donc de réécriture de l’Histoire. Le geste de la poétesse, ici, est bien de mettre en balance, par un montage composite, la parole de témoin des victimes, parole authentique, avec la langue de bois mensongère des assassins et de leurs relais institutionnels.

À ennemi systémique, réponse collective : dans un poème nommé « Éloge du comité », la poétesse peint le portrait du comité de défense organisé par des travailleurs sociaux et regroupant les malades, seul organe de résistance à même de faire entendre sa voix sur la scène publique :

Ces hommes ont le souffle court

mais le comité a une voix de fer.

L’un d’eux gravit la colline avec des cannes.

Ils ont broyé les collines et mis au jour les richesses.

p. 22

Dire la maladie

Le Livre des morts n’est pas, avant tout, le témoignage d’un rapport de force écrasant ; s’il est bien doté de cette dimension, c’est d’abord à la maladie, la silicose, qu’il est consacré. Car écrire, précisément, la maladie, c’est rendre témoignage de souffrance, et nul besoin d’une parole gorgée de pathos pour cela : la description suffira.

Dans un poème justement intitulé « La maladie », se tisse un dialogue médecin – malade, où le dispositif – parole sensible et souffrante du patient, parole scientifique du médecin –, mettant en exergue le décalage entre ces deux positions, renforce le gouffre d’incompréhension qui sépare les ouvriers du reste du monde :

Troisième stade. Je vous le montre avec mon crayon :

Là et là et là, là, là.

« Ça empire tous les jours. La nuit

je me lève pour reprendre mon souffle. Si je restais

couché sur le dos, je crois que je mourrais. »

[…]
Un étouffement des alvéoles ?

Oui.

Il y a des troubles respiratoires.

Oui.

Et une toux douloureuse ?

Oui.

.

La silicose est-elle mortelle ?

Oui, monsieur.

p. 30

Les conséquences de la maladie dans la vie intime, la plus individuelle, de ceux qu’elle touche, se donne à lire dans un poème d’une grande délicatesse, « Arthur Peyton », dialogue amoureux vicié par la poussière de silice :

– Ne me dis plus jamais que tu vas m’épouser

J’observe comment entre les tables toute la journée

tu suis une ligne de nuages. la danse des foreuses,

et, mon amour, les oiseaux du ciel qui couronnent les arbres

les blanches blanches collines qui dominent Alloy

– J’accuse la négligence, toutes compagnies concernées –

deux ans ô mon amour deux ans il a dit me donner.

p. 42-43

Fin de voyage

Le dernier poème du recueil, intitulé lui aussi « Le livre des morts », rejoue la deuxième personne du premier. Mais cette fois-ci, ce n’est plus la touriste en voyage de plaisance qui est désignée ; c’est une lectrice engagée, remodelée par le poème, rendue témoin :

Les trois choses qui n’auront jamais lieu ?

Oublier. Se taire. Rester seul.

Les collines de verre, la plaine brillante et mortelle.

[…]
La défense, c’est la vue ; élargis l’objectif et tu verras

partout sur la terre des mythes identitaires,

de nouveaux signes, des mouvements :

.
Les alliages commencent : certains métaux dominent.

p. 61-65

L’alliance qu’elle appelle de ses vœux, composée de « grévistes, soldats, pionniers » [p. 65], ainsi que des jeunes gens du monde entier, n’a sans doute rien d’étonnant, pour la militante sociale qu’elle fut, proche du Parti communiste et engagée dans de nombreuses luttes de gauche : féminisme, défense des droits des Juifs, antiracisme et anticapitalisme.

Références

Références
1 Ces faits sont tirés du deuxième texte du recueil, l’article de Vladimir Pozner.
2 Il est spécifié, au début de l’ouvrage, que ce projet a été initié par Séverine Weiss.
3 Ses photographies devaient déjà figurer dans l’édition originale du Livre des morts, mais ce projet n’a pas été mené à terme : l’édition française juxtapose donc pour la première fois les photographies au texte poétique.
4 Traduit aux éditions P.O.L. par Marc Cholodenko sous le titre de Témoignage. Les États Unis (1885-1915).
5 Dans un entretien avec L. S. Dembo, Contemporary Literature, vol. 10, nº 2, printemps 1969.

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