Conte de fées queer

Dans Colza, Alice Baylac invente un nouveau genre de conte de fées, à la fois queer et révolté ; les lesbiennes s’y donnent des noms de code, réinventent l’héritage littéraire et refondent les rites initiatiques de l’enfance, comme de l’adolescence.

Alice Baylac, Colza, Blast, 2022, 120 p., 14€.


Comment commencer ? par quoi ? en refermant Colza, j’avais pris tellement de notes que j’étais perdue ; alors je me suis accrochée à la plus petite évidence, celle qui m’était venue presque immédiatement devant l’alternance de parties, courtes, en italiques, et d’autres parties, plus longues, en romain. Ça m’était familier ; c’était comme l’expérience des Vagues de Woolf, dix ans plus tôt, où l’autrice m’emmenait d’un niveau de réalité à l’autre : les parties, en italiques, c’était la mer qui se retire, l’ordre d’une description lyrique et symbolique ; on retournait au réel en abandonnant la lettre couchée.

Alice Baylac fait la même chose : elle m’emmène, moi la lectrice, de l’espace du conte et du symbole, de l’histoire derrière le miroir – celle de Colza et de ses amantes – à l’autre espace, celui du je, celui qu’on dirait tiré tout droit de la génération Y, mais en lesbien : ces enfants des années 90 pour qui La Vie d’Adèle, Instagram et les cachetons d’ecstasy forment une toile de fond.

La vie extérieure

Au petit jeu des analogies, je pourrais aller plus loin ; j’ai souvent pensé à l’Annie Ernaux de Mémoire de fille, des Années ou de La Vie extérieure, celle qui donne le tournis lorsque, au détour d’un paragraphe, elle nous immerge dans une pluie de références matérielles, issues de la publicité comme de la pop culture, des médias de masse et de la littérature – et qu’elle recrée, avec cet art de la synthèse et de l’énumération qui lui sont propres, l’époque entière. Alice Baylac procède de la même manière, mais depuis notre adolescence :

boire mon café au lit le matin, acheter une Sanpé citron framboise quand je vais à la laverie, fumer un tarpé en écoutant Supertramp, avaler un ecstasy en écoutant French 79, jouir avec un aspirateur à clitoris, regarder les stories Instagram au réveil, […] écouter France Culture en faisant la vaisselle, binge-watcher quand j’ai mes règles, prendre un Doliprane un lendemain de cuite. débattre.

p. 10

Cette vie extérieure, recréée au fil des chapitres, c’est une vie citadine ; la ville transforme, et transforme la lesbienne en un nouveau genre de lesbienne :

la ville ça voulait dire être cette femme, lesbienne, étudiante, employée précaire, flexitarienne, amoureuse, tatouée, impatiente et sagittaire. OK. la ville ça voulait dire devenir cette gouine, butch, misandre, manifestante, écrivaine, ascendant lion, drag et agnostique. avoir été une lesbienne mainstream née du drama-gouine et du nanar américain ; devenir une gouine radicale, bouturée à la misandrie et au travestissement.

p. 13

La narratrice, cependant, n’est jamais séparée des éléments ; quasi-cyborg, elle se fond en eux : « j’escaladais un chêne et j’étais centenaire » [p. 15] : la nature, comme la ville, sont de grandes enseignantes.

L’enfance au revers

Avant la ville, pourtant, c’est autre chose, un prologue. Colza s’ouvre sur l’enfance, une enfance au présent, où toutes les actions se juxtaposent :

je suis une enfant, je pêche des carpes, je capture des têtards, je ramasse des cadavres de mulots, je construis des radeaux et des cabanes, je mange des baies sauvages et la tige des jeunes pousses, je ramasse des glands et des cailloux, je veux être vétérinaire, je veux un chien pour ami […]

p. 9

L’enfant agit, l’enfant s’élance dans le monde et construit des choses ; l’enfant invente, et l’enfant déclare qu’iel veut. L’enfance des projets, du monde extérieur et de l’ingéniérie, contre l’enfance passive de l’enfant qu’on admire et qui prend soin de ses poupées : les dés sont jetés. Ce prologue invente déjà une enfance au revers de l’enfance féminine traditionnelle et, comme le dit la voix de la narration, « c’est OK ».

Nulle majuscule, phrases longues et scandées seulement par des virgules : l’enfance est urgente, tout comme le souvenir de l’enfance peut l’être. La voix de l’enfance s’adresse, quelquefois, à elle-même : « répète après moi : je suis un animal » [p. 11] – drôle d’adresse, sorte d’incantation auto-persuasive, peut-être consolante.

L’enfance, c’est aussi le moment des rituels qui vous assignent, et ce n’est peut-être pas un hasard si toutes les scènes inaugurales, dans Colza, sont troublées :

quand la sage-femme demande à papa d’annoncer le sexe du bébé, il est tout chose à cause de l’accouchement, il voit le cordon ombilical entre mes jambes et il dit, comme ça : c’est un garçon. la sage-femme : monsieur, vous ne faites pas grand-chose, faites-le bien ! c’est une fille.

p. 16

Confusion rejouée quelques pages plus tard lorsque l’enfant de douze ans, retour de coiffeur avec une coupe garçonne, se voit donner du jeune homme par une vieille dame.

Échapper aux rites du genre

Comme dans le conte, la voix qui narre doit passer par toutes une série d’épreuves initiatiques – de premières fois. Les premières règles, le premier matage de porno, la première relation sexuelle ou le premier baiser. Pourtant, l’écriture s’arroge le droit de refuser la dimension hautement symbolique de cette ritualité du genre : aux premières règles,

je n’ai pas eu mal, je n’ai pas eu peur, je n’ai pas été émue, je n’ai pas pleuré, ni de joie, ni de désespoir, ni n’ai regardé derrière moi, pas plus que devant.

p. 20

Les mots des autres – ceux qu’on trouve, en tout cas, dans les magazines à destination des adolescentes – glissent sur une conscience qui se refuse à l’expression d’émotions toutes faites – une conscience d’écrivain·e, déjà.

L’assignation de genre ne passe pas que par les premières fois ; elle contraint jusqu’aux désirs les plus intimes. Lorsque l’adolescente s’imagine un futur, un métier, « une formation, peut-être, en menuiserie ou en mécanique » [p. 33], elle est reprise par sa mère : « tu veux être un homme, c’est ça ? […] pour être en bleu de travail toute la journée ? » [p. 32-33] – tenue qui contraste avec la main de la mère, sur le pommeau de la boîte de vitesses, « une grande main, longue et fine, baguée, crémée, soignée, lisse. ostensiblement féminine. » [p. 33]

Des portraits d’amantes

Je parlais, au tout début de l’article, des italiques ; autant d’entrées de chapitres, seuils franchis par l’espace du conte et du merveilleux. Et chacun de ces seuils, plus précisément, c’est un portrait d’amante comme princesse de conte de fées, comme ici :

on raconte qu’un soir — ça n’arriva qu’une fois — MiuMiu de Lalave embrassa Colza. on dit que la terre trembla si fort qu’une brèche s’ouvrit dans le sol et avala le monde

p. 30

Ou ici :

on raconte que leurs langues couplées ont l’autonomie d’un jeune faon et galopent témérairement sur la peau du monde

p. 73

On raconte : l’amour des lesbiennes entre dans la légende, le discours commun. Dans l’espace de consolation qu’est le livre, nul besoin de visibiliser les histoires d’amour LGBTQIA+ : elles sont déjà ancrées bien profondément dans nos héritages, on les raconte au coin du feu, on se les transmet comme des mythes.

L’autrice s’amuse, non sans malice, à réécrire les mythes bibliques en les queerisant, comme avec cette arche de Noé voguant sur des océans de cyprine :

la pluie tomba sur la terre, quarante jours et quarante nuits.

les eaux furent grosses. enfermé·es dans le Jumpy Citroën, Colza et Manolya voguèrent sur la ville ensevelie par les flots. enfermé·es dans cette arche de métal, iels firent l’amour avec la pesanteur cuirassée des pachydermes et l’allégresse oisive des rapaces, avec la minutieuse mécanique arachnide et la brutalité mordante du fauve […]

le désir fut gros. la cyprine abondante. et la cyprine se déversa sur la terre, quarante jours et quarante nuits

p. 97

Écrire visible

Pourquoi écrire, quelles stratégies déployer en littérature, lorsqu’on est minoritaire ? dans un article sur la poésie de Sharon Olds, j’évoquais la possibilité de la stratégie du cheval de Troie[1]Il s’agit, grossièrement, de piéger le lectorat en piratant des motifs, des genres et des formes littéraires traditionnelles, en les faisant paraître ordinaires de prime abord, mais en … Continue reading. Alice Baylac répond à la question, et déploie un art poétique semblable, peut-être, à celui esquissé par Annie Ernaux dans son premier roman, Les Armoires vides [2]La narratrice du roman s’étonne, sur la table de l’avorteuse, que les classiques de la littérature qu’on lui a enseignés à l’université ne lui disent rien de … Continue reading[1974] : il s’agit de rendre visible l’invisible, de nommer ce qui ne l’est pas, de visibiliser des vécus minoritaires.

où sont les lesbiennes ? où vivent-elles ? à quoi ressemblent-elles ? aussi mystérieuses et fantasmagoriques que la bête du Gévaudan ou le Yéti. alors, le jour où ça m’arrive enfin, que je les rencontre, elles existent et je m’unis à elles, je ne veux rien de plus qu’écrire dessus. clamer haut et fort à toutes les oreilles réactionnaires qui ne veulent pas l’entendre : tout ceci existe.

et je pense : voilà mon geste d’écrivain·e.

p. 53

L’écrivaine est aussi lecteurice, et nous invite dans le moment, intime et consolateur, de la lecture de poésie :

par contre, il arrive que je vive sur la montagne, que j’appréhende un sommet. ça se passe en lisant un poème, souvent tard dans la nuit, je suis déjà un peu à chaud, le cœur crashé comme un avion, et je m’entends prononcer des mots qui existent pour rien, qui ne changent plus la vie de personne, avec cette voix de bras de mère, ma propre voix qui me prend en cuillère ; alors, je sens la montagne se liquéfier. c’est OK de pleurer. surtout si c’est en lisant de la poésie.

p. 101-102

S’il n’est pas certain que la littérature change la vie de qui que ce soit ; s’il n’est pas certain que les fameuses oreilles réactionnaires acceptent d’écouter ; elle possède toutefois, par la mise en images et en mots de l’invisible, un fabuleux pouvoir de consolation.

Ou bien d’identification : la culture nous donne, dans l’enfance, les seules images auxquelles nous puissions nous raccrocher. Ces petites prises, ces icônes culturelles, apparaissent à de multiples reprises dans la quête de la narratrice : elle rêve qu’elle chevauche une Roadster, avec dans ses oreilles le lancinant run away de la chanson « Smalltown Boy » de Bronski Beat [p. 40] ; ou alors, elle rêve devant le baiser d’Emily et Naomi dans Skins [p. 35]; ensuite, c’est la bande-annonce de La Vie d’Adèle, plusieurs fois par jour, qu’elle regarde sur son téléphone [p. 36] ; plus tard, il y aura, grâce à une amante, Thérèse et Isabelle[3]Il s’agit des personnages du roman éponyme et lesbien de Violette Leduc, paru dans une version censurée en 1966, puis intégrale en 2000..

Colza personnage

Revenons au tout début de ma lecture, pour en sortir : il y a cette alternance, première personne, troisième ; lettre romaine, italiques ; « je », Colza. D’abord, Colza, c’est un autonyme : nom que l’on se choisit soi-même – « et Colza sera son nom de gouine » [p. 30]. Dans le Web libertaire, choisir son nom, c’est à la fois une revendication et un droit ; on appelle ça la pseudonymie (et non, comme les politicien·nes s’échinent à le répéter, l’anonymat).

Au petit jeu des pseudonymes, Colza s’amuse à renommer les amantes ; et ce geste n’a rien d’anodin. L’autonyme a une histoire longue, et de nombreuses filiations : les drag queens s’en sont doté·es[4]On peut notamment se souvenir des luttes menées par les drag queens contre la politique du real name sur Facebook – l’exigence de l’identité civile est bien souvent discriminatoire., les personnes trans peuvent également s’auto-nommer, les hackeur·euses du Web redoublent d’inventivité, et les écrivain·es, bien sûr, ne sont pas en reste. C’est au creux de ces multiples filiations que Colza s’auto-nomme, baptisée par la fée Carabosse, « une vieille tante, une drag-queen toute fripée et bossue, venue du fond des âges pour se pencher sur [s]on berceau […] et déposer un baiser queer sur [s]on front. [lui] troubler le genre. » [p. 16]

Où naît Colza comme personnage ? dans un miroir :

quelqu’un m’enfile comme un vêtement, me rentre dans le corps, quelqu’un qui me sied, qui me va bien, qui taille juste. je lui dis, je te connais depuis toujours mais jusque-là, je n’arrivais pas à te nommer. je lui dis, aujourd’hui je te nomme pour la première fois, tu t’appelles Colza et je vais te faire une place là où il n’y en a jamais eu.

p. 91

Faire place aux histoires d’amour lesbiennes, leur faire place depuis le temps des légendes : c’est bien la mission que se donne Colza.

Marie-Anaïs Guegan

Poétesse, doctorante en forums web, féministe et youtubeuse.

Références

Références
1 Il s’agit, grossièrement, de piéger le lectorat en piratant des motifs, des genres et des formes littéraires traditionnelles, en les faisant paraître ordinaires de prime abord, mais en créant depuis leur intérieur un sujet minoritaire.
2 La narratrice du roman s’étonne, sur la table de l’avorteuse, que les classiques de la littérature qu’on lui a enseignés à l’université ne lui disent rien de l’expérience qu’elle s’apprête à vivre ; une expérience pourtant banale, quoiqu’extraordinaire – et donc, digne d’être objet de littérature.
3 Il s’agit des personnages du roman éponyme et lesbien de Violette Leduc, paru dans une version censurée en 1966, puis intégrale en 2000.
4 On peut notamment se souvenir des luttes menées par les drag queens contre la politique du real name sur Facebook – l’exigence de l’identité civile est bien souvent discriminatoire.

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