Anthologie internationale de poésie contemporaine - Arabie saoudite

Panorama de la poésie saoudienne contemporaine

Al Dante et les Presses du réel nous donnent ici l’occasion inédite de découvrir la poésie d’un pays trop peu représenté dans le paysage littéraire français et international ; l’Arabie Saoudite.


Poèmes réunis et présentés par A. Alsfar, Anthologie internationale de poésie contemporaine1. Arabie saoudite – Dans les galops du sable, Traduction de Moëz Majed, Les presses du réel, coll Al Dante, 2021, 368 p. 30€.


Avant de se lancer dans l’exploration de cette anthologie de la poésie contemporaine d’Arabie Saoudite, il faut d’abord évoquer le contexte dans lequel elle s’inscrit, elle est la première étape d’une initiative globale entreprise par l’éditeur Laurent Cauwet [1]Et auteur de La domestication de l’art [La Fabrique, 2017] dont je vous ai (littéralement) parlé ici. ; une Anthologie Internationale de Poésie Contemporaine. Panorama poétique global, en s’intéressant notamment à ces pays et ces régions que l’on s’imagine « apoétiques », sans littérature, sans art. Renversement des perspectives, la production littéraire de ces pays n’intéressant personne, ou si peu, à commencer par les conglomérats éditoriaux dont la seule et unique fin est le retour immédiat sur investissement [lire notre article à ce sujet], chaque publication devant atteindre un seuil de rentabilité ; pourquoi iraient-ils décloisonner les frontières de l’imaginaire poétique et littéraire ? Pourquoi aller vers ces contrées inconnues et dont on ne veut même pas entendre parler, elles qui ne suscitent que quelques coups de projecteurs, ici ou là, au gré de l’actualité, des remous, des catastrophes ou des révoltes qui les secouent parfois. De temps à autre, à l’occasion de ces actualités, on accompagnera l’intérêt médiatique fugace, on publiera un·e ou deux écrivain·es, et l’on tournera la page en même temps que les médias passeront à autre chose.

43 poètes et poétesses, 83 poèmes contemporains, une Histoire

Pour toutes ces raisons il est crucial de rendre hommage à Al Dante et Les presses du réel pour le travail actuel et à venir, de ce qui sera, à n’en pas douter, un geste à la fois inédit et à la portée incontestablement éthique, politique et poétique. Ça commence donc avec cette Anthologie intitulée Dans les galops du sable, un pas, un premier dans la poésie contemporaine saoudienne ; 43 poètes et poétesses, 83 poèmes, réunis et présentés par Abdullah Alsafar, quant à la traduction elle a été confiée aux soins du poète tunisien Moëz Majed.

L’introduction d’Abdullah Alsafar nous offre un bref retour sur l’histoire récente de l’Arabie Saoudite, contextualisations bien nécessaires tant l’Histoire de ce pays reste méconnue, sa représentation ne se résumant qu’aux frasques – souvent sanglantes – de son pouvoir et de sa monarchie, de ses exubérances aussi, permises par la fortune acquise au travers des hydrocarbures. Il y a pourtant un peuple, des hommes et des femmes, des luttes en vue de l’émancipation dont nous n’avons rarement que des échos, trop lointains. Les enjeux financiers et économiques empêchant toute prise de parole ou de position. Et dans cette lutte pour l’émancipation poètes et poétesses se sont trouvé·es et se trouvent encore face à la défiance et la censure de l’État théocratique ; en effet manier ce que l’on réduit à la langue du coran, moderniser la langue arabe, y opérer des recherches et des innovations formelles n’est pas sans risque. Pour autant cela n’a pas empêché l’émergence de poètes et poétesse, il est à souligner également le lien que tisse Abdullah Alsafar entre histoire, société et poésie, prouvant – s’il en était besoin – que la poésie n’est pas cette chose (for)close sur elle-même. Il revient également sur l’espace de liberté qu’a ouvert Internet [nous évoquons cette question ce mois-ci], permettant au poème, à la poésie d’échapper à la censure exercée en Arabie Saoudite. Ainsi l’ensemble des poètes et poétesses dont les textes composent cette anthologie « sont associés dans une nouvelle expérience d’écriture, qui livre des textes au jour le jour, et qui finissent par constituer un large mouvement, dont la production robuste est en train d’influencer la manière d’écrire, non seulement à l’échelle du pays, mais aussi à l’échelle du monde arabe. »[p.9] Notons également le choix opéré par Abdullah Alsafar, celui, nous le dirons rapidement, de la jeunesse, puisque la moitié des poètes et poétesses dont les œuvres ont été sélectionnées « ont émergé lors de la deuxième décennie des années deux mille, et sont né[·e]s dans les années quatre-vingt/quatre-vingt-dix. »[p.10]

Diversité poétique à l’œuvre

En parcourant cette anthologie, feuilletant les pages et leurs mises, il est intéressant de noter la diversité des formes, les vers côtoient la prose, des formes brèves d’à peine quelques vers se mêlent à des poèmes qui s’épandent sur plusieurs pages, mélange des genres, mélange des évocations ; de la poésie simplement, de la vie.

Le vide

Quand la montre est en panne

Que fait le temps ?

Que font les aiguilles

Lorsqu’elles ne se rencontrent plus d’une heure à l’autre

Que fait le mur

Alors qu’il porte tout ce vide ?


p.301
Mohammed Als’adi

Diversité formelle qui va de pair avec la diversité des tons, des registres et des thèmes. Malgré tout nous pouvons dégager des tendances, des récurrences qui ne reflètent pas forcément la production poétique saoudienne contemporaine, mais qui traversent cette anthologie. L’une de ces tendances se trouve être celle du quotidien, de la vie quotidienne – comme en France, par ailleurs – nombre de poèmes décrivant le cours banal de l’existence, l’ordinaire, tendance que l’on retrouve tant chez les poètes les plus expérimentés, un Ahmed Almulla par exemple [dont Al Dante fait paraître un recueil], que chez les plus jeunes.

Notifications

Désormais, je vois tout comme étant des notifications

Ceci ne se limite plus aux écrans des appareils portables

Par exemple, le jour où un ami m’a rendu visite

Je lui ai serré la main

Comme si j’ouvrais le lien d’une chanson rare sur Youtube,

Quand le chien des voisins aboie, je vois devant moi une suggestion –

« Cliquez pour vous assoupir »

Le thé que je vois en ce moment a le goût d’un avertissement

WhatsApp à propos d’un numéro inconnu.

Les arbre de Noël,

Des e-mails qu’on peut ignorer.

C’est le cas de tout, à peu près.

Alors que je suis bloqué dans la rue

Un adolescent qui se ronge les ongles me demande :

« Est-ce que vous savez quand est-ce que la dernière mise à jour de la vie sera disponible ? »



p.99
Salman Aljarbou[2]Auteur de deux recueils indisponibles en version française

On peut noter également que, dans cette tendance de la représentation du quotidien, nombre des poèmes réunis dans cette anthologie s’attache ou tourne autour de phénomènes que la représentation la plus partagée de la poésie considère comme illégitime ou sans intérêt, comme les réseaux sociaux (voir le poème plus haut), le football[3]Avec le poème d’Abdullah Thabit dont le roman Le terroriste n°20 est disponible en français [Actes Sud, 2010]., ou encore, comme en France par ailleurs, la saisie des objets faisant partie intégrante de ce quotidien.

La porte

La porte

Côtoie l’extérieur avec ce qu’elle a de plus secret

Elle est l’idée que se fait de moi l’extérieur.

Quand j’entre, que j’y accroche la fatigue et que je flotte

Je m‘essuie les mains de toutes leurs mains pour m’alléger et dormir.

Et quand je sors, les secrets se précipitent devant moi sur le seuil

Les passants les attrapent et avec, dessinent un visage pour moi

Tandis que certains d’entre eux prétendent, quand je suis sorti, qu’ils ont attrapé ma mémoire

(…)

À ma porte,

Il y a un rêve qui s’assèche de ses attributs

Une larme que bâtit le silence des partants

Une temps qui m’atteint de sa distance et qui court

Une idée qui ignore ce qui la devance

Et de la poussière

(…)

Les portes sont les articulations de la ville

Qui explosent les secrets et des gémissements identitaires

Y entrer et en sortir est comme s’habiller et se déshabiller

Et moi je ne défoncerai pas la porte pour ne pas être dénudé,

Je me contesterai d’en réparer les parties abîmées.

pp.33-34
Ahmed Jassim Al Suhayyih

On notera également, au sein de cette anthologie, l’abondance de poèmes au sujet de l’écriture, du geste scriptural et de ses implications. Bien évidemment, il ne s’est agi ici que de donner un aperçu de cette anthologie poétique, le reste est à découvrir au travers de l’excellente traduction du poète Moëz Majed dont il faut saluer le travail de reconstitution des différents gestes poétiques qui parsèment cette somme de la poésie saoudienne.

Références

Références
1 Et auteur de La domestication de l’art [La Fabrique, 2017] dont je vous ai (littéralement) parlé ici.
2 Auteur de deux recueils indisponibles en version française
3 Avec le poème d’Abdullah Thabit dont le roman Le terroriste n°20 est disponible en français [Actes Sud, 2010].

À propos de

Ahmed Slama est écrivain (Remembrances, 2017 ; Orance, 2018) et développe une activité de critique offensive, par des textes et des vidéos, qu'il diffuse principalement sur le site litteralutte.com. A publié, entre autres, Marche-Fontière aux éditions Les presses du réel, collection Al Dante, à commander pour soutenir l'auteur, sa chaîne et le site Littéralutte. À lire la revue de presse de Marche-Frontière.


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