Nedjib sidi moussa - DIssidences algériennes

Rassembler l’héritage dissident

Rassembler un héritage dissident au travers d’une anthologie de textes militants, archéologie des “gauches radicales Algériennes”.

Nedjib Sidi Moussa, Dissidences Algériennes, L’Asymétrie, 2021, 352 p., 18€.

Dissidences Algériennes est un de ces ouvrages trop rares, somme importante et imposante que nous devons au politologue Nedjib Sidi Moussa auteur de nombreux ouvrages dont La Fabrique du musulman [Libertalia, 2017] (nous vous recommandons par ailleurs son site) qui, au travers de cette anthologie, a su rassembler, présenter et organiser de manière claire et limpide un ensemble de textes de militant·es algérien·nes qui jusque-là restaient inconnus aux profanes. Geste fondamental et nécessaire permettant de (re)mettre en lumière une histoire ignorée de certain·es révolutionnaires algérien·nes.

Entre récurrences des histoires et dynamique de l’Histoire

L’initiative est simple, rassembler un « héritage fragmenté », Nedjib Sidi Moussa nous « donn[ant] à lire quatre-vingt-quatorze textes publiés par des groupes communistes et socialistes algériens », disons-le de suite, nous ne les avons pas simplement lus, nous les avons découverts, ces textes qui tracent un parcours, un long périple qui s’étend de décembre 1962 à novembre 2019 ; 56 ans d’Histoire. 56 années amorcées par le premier document sélectionné par Nedjib Sidi Moussa, un bilan de l’Algérie à l’aube de son indépendance, œuvre d’un groupe de militants de l’ANP [Armée Nationale Populaire], faisant d’ores et déjà état des ingérences du tout nouveau pouvoir. « Le bureau politique se conduit comme le gouvernement véritable sans avoir été l’objet d’une libre ratification »[p.14], les violences aussi sont déjà là : « Les dernières arrestations des militants révolutionnaires habilement mélangées avec celles de profiteurs et de voyous». [Idem]. Le groupe dresse également les actions à entreprendre pour envisager une Indépendance véritable, avec cette question qui, malgré les décennies, reste d’une brûlante actualité : «il s’agit des rapports entre les Algériens eux-mêmes, entre ceux qui s’approprient le pouvoir politique et les autres, entre ceux qui possèdent la terre et ceux qui la travaillent, entre ceux qui vivent largement et ceux qui chôment.» [p.15] Préoccupation qui traverse l’ensemble des textes (selon des modalités, des approches et des tons différents ; on la retrouve même dans le dernier texte sélectionné par Nedjib Sidi Moussa, publié dans El Khatwa Oumalia [1]Traduction : La marche des travailleurs journal du PST [Parti Socialiste des Travailleurs] qui fait suite aux manifestations du 1er novembre 2019 en réponse aux élections organisées suite à la destitution de Abdelaziz Bouteflika.

Repriser le tissu révolutionnaire Algérien

56 ans d’histoires en quatre-vingt-quatorze textes de militant·es, une Histoire tue – pour ne pas dire simplement liquidée. L’Histoire des tentatives dont nous n’avons qu’un bref aperçu au travers de cette anthologie, brèves lumières dans les ténèbres de la “gauche” algérienne. Voici donc une première ébauche, une première pierre à l’édifice, à la reconstitution et la restitution de l’« héritage fragmenté », disséminé. Il faut noter l’admirable travail de présentation et de composition effectué par Nedjib Sidi Moussa ; Dissidences Algériennes se divise en 8 chapitres thématiques ; qu’il s’agisse de l’avènement et de la progression de l’islam politique, des luttes contre le patriarcat et pour l’égalité entre les hommes et les femmes, les révoltes kabyles et la répression organisée qui s’en sont suivies ou encore la condition des émigré·es, sans oublier le Hirak. Des thématiques qui ne sont pas sans recouper une certaine actualité. Chaque chapitre est précédé d’une courte présentation qui permet de saisir immédiatement les enjeux éthiques et politiques, y sont précisés également le nombre de documents et la période qu’ils couvrent. Nous retrouvons également, en fin d’ouvrage, un index des organisation et personnes. La composition de cette anthologie permettant de la parcourir selon des modalités variées, facilitant l’accès à cette imposante somme. Notons également qu’à l’intérieur de ces chapitres thématiques les documents sont présentés dans un ordre chronologique nous faisant éprouver l’évolution des préoccupations au fil des décennies.

Sélection « gauchement » hétéroclite

Comme le signale l’initiateur de cette anthologie inédite, il ne s’agit en aucun cas, au travers de cette sélection de documents, « d’alimenter une quelconque nostalgie ou d’idéaliser des groupes influencés, pour la plupart, par le léninisme et le nationalisme »[p.8]. De plus, il est à noter que les groupes dont les textes se trouvent reproduits dans cet ouvrage sont, pour la plupart, extrêmement minoritaires et n’ont pour ainsi dire qu’une influence bien restreinte. On peut également mesurer l’aveuglement de certains groupes (notamment trotskystes) vis-à-vis de la soi-disant autogestion algérienne dont on a chanté les louanges. Pourtant, tous et toutes n’ont pas cédé à cet aveuglement à l’image des Bourdiguistes[2]Courant de gauche qui doit son nom au théoricien italien léniniste Amadeo Bordiga. qui ont tôt fait de dénoncer ce capitalisme d’État.

Il est également intéressant de scruter l’évolution des textes militants au fil des décennies, le contraste entre ceux des années 1970 et les actuels. Les premiers fortement structurés d’un point de vue théorique notamment, après les années 80 et plus particulièrement à la suite de la chape de plomb qu’ont représenté les années 90, les textes des militant·es se font plus consensuels, se résumant à de simples vindictes contre le « régime » et ses représentants, sans offrir de réelles alternatives. L’un expliquant sûrement l’autre. Et c’est sûrement ainsi que s’éclaire le geste sous-agent à cette anthologie, constituer une base documentaire de ces différents mouvements de gauche – pour le dire rapidement – les confronter à leurs erreurs, apprendre (pourquoi pas ?) de ces erreurs. Encore faudrait-il qu’un véritable mouvement émancipateur émerge en Algérie. Mais ça, c’est une autre histoire, l’héritage des gauches a commencé à être rassemblé, la suite reste à écrire et à faire.

Références

Références
1 Traduction : La marche des travailleurs
2 Courant de gauche qui doit son nom au théoricien italien léniniste Amadeo Bordiga.

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