Adriano Spatola - Vers la poésie totale

Adriano Spatola, Vers la poésie totale : Fédérer la poésie émancipatrice

Vers la poésie totale. Un arpentage politique et poétique de la poésie expérimentale, une approche émancipatrice pour refaire du poème, de la poésie une entité vivante, intégrée à la vie, contre la marchandise, contre le capitalisme, contre sa patrimonialisation.


Adriano Spatola, Vers la poésie totale, trad. Philippe Castellin, Les Pesses du rée, coll. Al Dante.


Désenclaver notre conception du poème, délivrer le poème du livre, de la gangue de ce support dans lequel il se trouve enfermé depuis maintenant au moins deux siècles. Rendre l’art de l’expression que représente le poème à la vie, au quotidien ; à la vie quotidienne. Qu’il ne soit plus simplement la propriété de quelques-uns, ce poème. Appréhender le poème, la littérature dans une perspective politique et matérialiste. C’est bien ce type de propositions qu’esquisse Adriano Spatola [1948-1988], poète et critique, dans ce remarquable essai, Verso la poesia totale.

Malgré le demi-siècle qui nous sépare de sa première publication, Vers la poésie totale reste d’une vive actualité. D’abord par la manière dont il appréhende la poésie, en tenant compte des conditions matérielles de sa production. Mais également, en portant un regard dynamique sur la production poétique, se situant dans une perspective historiciste. À cela, il faut ajouter la dimension internationale (internationaliste?) dans laquelle Spatola inscrit ce qu’il nomme la poésie totale.

La poésie totale comme regroupement des expériences de la poésie

C’est donc au début des années 70 que paraît Verso la poesia totale, au cœur d’une effervescence poétique. En 1973 déjà, Adriano Spatola constate qu’« un culte de la poésie conçue comme création pure, close, privilégiée – sinon tout simplement ‘‘ sacrée ’’ » est encore effectif et « bien loin d’être en voie de disparition » [p.49]. Plus de 50 ans plus tard, ce constat (amer) n’a pas changé. On peut même affirmer que les décennies de réaction (tant sur le plan littéraire que social) n’ont fait que l’aggraver. Ainsi est-ce bien contre cette conception rance de la poésie que Spatola veut ériger ce qu’il nomme La poésie totale. Regrouper sous cette expression, les multiples expériences de la poésie [p.57] menées à travers le monde, et au cours de siècles1.

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Le poète a toujours dû lutter contre le caractère linéaire du langage, linéarité voulant dire « impossibilité matérielle de dire plus d’un chose à la fois » ce qui débouche nécessairement sur la stratification images-singifiés-rythmes etc.

Adriano Spatola, Vers la poésie totale, trad. Philippe Castellin, p.226.

Tout au long des 9 chapitres de Verso la poesia totale, Adriano Spatola cartographie ces différentes expériences de la poésie. De la poésie concrète, à la poésie visuelle, en passant par la poésie technologique ou encore Fluxus. Sa volonté étant de regrouper ces expériences de la poésie sous l’appellation poésie totale. Et ce non pour les réifier ou les uniformiser, plutôt pour faire de cette poésie totale un espace multiple. Un espace où coexistent «de multiples démarches corrélées entre elles par un tissu dense de rapports et d’échanges. » [p.52] À ce titre, il prend pour exemple la poésie concrète. Cette poésie qui n’use de ni de syntaxe, ni de rythme. Elle qui considère le poème comme un objet sensible, indépendamment du sens. La poésie concrète renverse, dans et par ces procédés, les barrières linguistiques nationales. Permettant ainsi d’accéder à une dimension explicitement internationale. [p.54]

Vers la poésie toatale s’inscrit dans une démarche d’accessibilité, car si la poésie dans sa conception la plus partagée se trouve relayée par de puissantes structures institutionnelles. L’école, mais également le système éditorial marchand2…etc. Les expériences de la poésie sont pour le profane le plus souvent inaccessibles, voire incompréhensibles. Elles apparaissent comme un espace confus, fragmentaire et dispersé, voire hermétique. La volonté de Spatola est donc de les rendre saisissables au plus grand nombre. Sans pour autant trahir l’altérité et la diversité de ces démarches relevant d’expériences de la poésie.

Le retour vers une unité dans la diversité n’est en aucune façon un moyen pour réduire, en l’étouffant, la vitalité des diverses tendances ou personnalités. (…) Et si nous parlons de la poésie totale comme d’un processus en voie de réalisation, c’est bien parce que cet idéal commun s’est déjà exprimé tant par les œuvres que par les textes théoriques des poètes contemporains les plus avancés. En ce sens l’on peut accéder à la demande de Vicenszo Accame, souhaitant qu’en lieu et place de « poésie expérimentale », l’on parle purement et simplement d’« expérience de la poésie » ce qui implique ainsi l’effacement d’un niveau esthétique, contraignant et dogmatique, et donne toute latitude à un travail basé sur des «techniques poétiques interactives »

Adriano Spatola, Vers la poésie totale, trad. Philippe Castellin, p.57.

La poésie comme art total

À la manière de la poésie qu’il explore, l’essai d’Adriano Spatola tente à sa mesure d’embrasser une certaine totalité. La volonté de rendre accessible et d’illustrer ces expériences de la poésie se double d’une démarche théorique. En effet, qualifier l’ensemble de ces expériences de Poésie totale ne va pas de soi, tant leur approche diverge. Pourtant, malgré leurs différences, elles ont pour point commun de faire de la poésie un « médium total, d’échapper à toute limite, d’englober le théâtre, la photographie, la musique, l’art typographique, les techniques cinématographiques, et tous les aspects de la culture au sein d’une aspiration utopique vers son unité originaire. »[p.54]

Il faut souligner que Spatola s’inscrit dans une analyse éminemment matérialiste. En effet, ces expériences de la poésie sont avant tout influencées par des évolutions sociales et politiques, qu’il s’agisse de l’avènement de l’industrie culturelle ou celle des des mass medias. À ce titre, Spatola constate que le «  triomphe des moyens de communication de masse coïncide peut-être avec une impuissance accrue des arts »[p.40]. Est bien établie, aujourd’hui, la manière dont le journal, la radio, le cinéma ont profondément affecté la littérature, mais ce triomphe « peut aussi bien constituer une pierre de touche » de la capacité des arts à se renouveler, en se saisissant justement de ces moyens de communication de masse. D’échapper ainsi aux catégories réifiantes qui régissent l’art — catégories que nous combattons également à litteralutte. En luttant contre ce qu’est devenu l’art : « objectivement ‘‘marchandise’’, objectivement ‘‘inutile’’ »[p.40].

Cette position n’est pas sans nous rappeler celle de Boris Arvatov et de l’art productiviste/collectiviste, dont nous vous parlions récemment. Spatola tirant un constat amer de ce mouvement qui « s’est évanoui face à l’industrialisation planétaire et dans l’espace-temps des lois du marché, dans la pseudo démocratisation incarnée par la TV, l’alphabétisation, la publicité , la production à la chaîne ou en série.» [p.40] Ainsi voit-il dans la profusion d’expériences de la poésie une nouvelle tentative de réintégrer l’art à la vie, en abattant d’une part les catégories d’« art » et de « non-art », entre « artiste » et « public ».

Le geste totalisant de la nouvelle poésie est en somme toujours, d’une manière ou d’une autre, tentative pour impliquer le lecteur à tous les niveaux, pour en faire aujourd’hui un co-responsable et un complice, demain un co-auteur.

Adriano Spatola, Vers la poésie totale, trad. Philippe Castellin, p.84.

Le poème dans la vie

Le caractère matérialiste des analyses d’Adriano Spatola s’étend, comme nous l’avons vu, à la question des supports. Envisager donc la poésie en-dehors du livre. Ne pas la restreindre au simple livre imprimé, au livre-marchandise. Il s’agit, en un mot, de la rendre à la vie. Ainsi les différents courants qu’évoque Adriano Spatola, la multitude d’œuvres qu’il reproduit tout au long de Vers la poésie totale n’ont pas seulement pour objet de s’opposer à une conception rance de la poésie, d’expérimenter des manières autres de faire poème. Leur visée est émancipatrice. C’est bien un idéal politique qu’ont ces expériences de la poésie en partage.

À cet effet il prend pour exemple de ce qu’il nomme « la poésie technologique »3. L’usage que fait cette dernière du poster. Ainsi, «l’intention du poète qui élabore un poster est en effet celle de rencontrer sans médiations un public qui ne fasse pas partie du club des lecteurs spécialisés ou du clan des pratiquants poétiques. » [p.83] Les différentes modalités de poésie totale veulent donc s’émanciper des « rapports internes au contexte littéraire ». Il s’agit-là pour Spatola d’une « extraversion profondément significative quant au positionnement idéologique et esthétique de la poésie totale dans le contexte social. » [p.83] Que la poésie ne soit plus l’apanage d’une poignée de spécialistes. Qu’elle ne dépende plus d’un système marchand et critique qui en fixe la valeur symbolique. Démarche qui in fine vise à abolir la valeur en tant que telle.

L’attention quant aux supports de la poésie touche jusqu’à la graphie même. Les polices de caractères d’imprimerie sont elles également soumises à une standardisation marchande. Ainsi la poésie visuelle, mise en place par des Vicenzo Accame ou encore Nanni Bellistrini, rend possible une  récupération du sujet non pas au niveau de ses requêtes les plus immédiatement vitales, mais en tant qu’il « se présente comme le réservoir total des possibilités perceptives ainsi réinsérées au sein des processus de captation du réel. »4 [p.233] L’enjeu qu’évoque ici Spatola est d’autant plus crucial aujourd’hui où l’on écrit essentiellement sur supports informatiques5, où toute écriture, quelle qu’en soit la visée, passe par le filtre informatique et la standardisation qui lui est inhérente.

C’est donc bien dans les processus et procédés de production de la poésie que se niche la lutte politique. Nous sommes bien loin de la logique de l’engagement. Cette poésie engagée « dépendante, bien au-delà de l’Europe, d’une poésie discursive pathétique » qui « ne fait qu’abuser de petites formules bourgeoises »[p.201]. Une « poésie morte, maintenue en vie pour des raisons ‘‘politiques’’, et à propos de laquelle on peut affirmer sans le moindre esprit de contradiction que sa survivance est le fruit d’une équivoque et que ses résultats strictement politiques ont été tout compte fait bien limités »[p.202]. Constat qui reste d’actualité aujourd’hui et qui n’empêche pas cette poésie morte(-vivante) de prospérer encore…

On regrettera seulement qu’Adriano Spatola et ses éditeurs successifs n’aient pas accompagné l’essai d’une table définitionnelle qui aurait permis au lecteur de se retrouver au milieu des différents courants poétiques cités tout au long de Vers la poésie totale. Pour autant, cet ouvrage essentiel pour qui s’intéresse non pas simplement à la poésie expérimentale, mais à la poésie et à la littérature tout court.

Il n’est plus possible aujourd’hui de continuer de faire l’impasse sur ces poésies qui s’émancipent du livre. Un sujet qui au cours de ces dernières décennies a vu la parution de plusieurs ouvrages et études.6 Rendons grâce à Adriano Spatola de (nous) restituer et d’illustrer ces expériences de la poésie. Le tout en citant un panel élargi de poètes et de poétesses. On ne manquera pas d’en souligner le caractère international : de la France, avec Julien Blaine [qui nous offre une postface des plus stimulantes], au Brésil avec Haroldo de Campos, en passant par la République Tchèque avec Jiří Kolář ou encore l’Italie avec Arrigo Lora-Totino. Un index des noms cités se trouvant à la fin de l’ouvrage et qui permet de mesurer l’étendue des références mobilisée par Adriano Spatola qu’il ancre dans un dans un contexte social et historique, tout en insistant sur le caractère éminemment politique, émancipateur et révolutionnaire de cette poésie totale.

1 On regrettera seulement que, dans cette perspective, Adriano Spatola n’évite pas l’écueil de l’anhistorisme en naturalisant la catégorie poésie.

2 Nous avons distingué, avec Jérôme Meizoz, entre deux types de démarches éditoriales, écrire pour le marché ou écrire dans le marché.

3Appellation qu’il emprunte au philosophe allemand Max Bense [1910-1990].

4Adriano Spatola s’appuie ici essentiellement sur le poète Luigi Ballerini.

5Ce qui amène certains chercheurs, tels que Friedrich Kittler, à remettre en cause le concept même d’écriture, voir Friedrich Kittel, Gramophone, film, typewriter, trad. F. Vargoz, Dijon, Les presses du réel, 2018.

6 On peut citer à ce titre l’ouvrage collectif La poésie délivrée [2011, Presses universitaires de Nanterre], La poésie hors du livre (1945-1965) de Cécile Pardo [2015, Presses universitaires de la Sorbonne] ou encore Poet Against the machine, une histoire techonpolitique de la littérature de Magali Nachtergael [2019, Le mot et le reste].


À propos de

Ahmed Slama est écrivain (Remembrances, 2017 ; Orance, 2018) et développe une activité de critique offensive, par des textes et des vidéos, qu'il diffuse principalement sur le site litteralutte.com. A publié, entre autres, Marche-Fontière aux éditions Les presses du réel, collection Al Dante, à commander pour soutenir l'auteur, sa chaîne et le site Littéralutte. À lire la revue de presse de Marche-Frontière.


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