rester barbare - louisa yousfi

Rester barbare : Nihilisme et (in)culture crasse

Mis à jour le 10/10/2020.

Sous ses atours protestataires et au-delà des polémiques stériles qu’il veut susciter, Rester barbare livre une prose tout à fait convenue ; ridicule par l’ostentation de ses phrases ronflantes, où la récupération de Kateb Yacine se mêle au nihilisme et à une (in)culture crasse.


Louisa Yousfi, Rester barbare, La Fabrique, 2022, 112p, 10€


Pas question d’être heurté·e·s, choqué·e·s ou même de s’indigner quant à l’ignominie de cette prose, procéder ainsi serait la nourrir. La rhétorique qui est à la base de cet écrit n’a d’autre but que de susciter ce type de réactions, dissimulant ainsi sa bêtise ; engendrant des polémiques lui permettant in fine d’acquérir de la visibilité sans que les thèses (lubies ?) énoncées ne soient réellement mises en cause.

Cet article ne sera pas destiné à discuter des passages aux relents antisémites, on en relèvera tout de même un. Notamment dans le chapitre « Vie et mort de Marcelin Deschamps », consacré à Mehdi Meklat, « journaliste » autrefois célébré pour le duo qu’il formait avec Badroudine Saïd Abdallah. Mehdi Meklat s’est rendu coupable, en 2017, de tweets racistes, antisémites, misogynes et homophobes, publiés sous le pseudonyme de Marcelin Deschamps. Dans ce contexte, il ne viendrait bien évidemment pas à l’esprit de l’autrice de prendre la peine de condamner ces tweets. Bien au contraire, dans sa logique, « c’est Marcelin qui rend Mehdi digne d’intérêt ; Marcelin redonne à Mehdi, sage comme une image, l’épaisseur et la densité que la politique de la visibilité lui avait retirées. » [p.62] En effet, sans qu’elle ne se prononce ni se questionne sur la pertinence des propos de Mehdi/Marcelin, elle se délecte avant toute chose des prises de position médiatiques (tout à fait justifiées au vu de la nature de ses tweets) à l’encontre de Mehdi Meklat.

Ainsi ne prendrai-je même pas la peine de discuter ce puff soi-disant impertinent. L’autre piège rhétorique que nous tend cette prose est la tentation de la réponse raisonnée, du développement construit ; cette modalité d’échange est balayée d’un revers de main dans et par le dispositif de Rester barbare.

Comment procéder alors ? Il en faudra de la dextérité, du leste dans le geste critique pour approcher cette gangue sans risque d’éclaboussure. À cette fin, la lecture que je proposerai ici se restreindra à démontrer l’inanité et la fatuité de cette prose, du point de vue des idées développées et plus particulièrement celles ayant trait à la littérature. À cet effet, je m’attarderai, dans un premier temps, sur la récupération et l’instrumentalisation de l’écrivain Algérien Kateb Yacine, puis j’évoquerai la manière dont l’autrice appréhende la littérature, puisque les lubies développées dans ce Rester barbare s’appuient essentiellement sur des œuvres littéraires. À cela, s’ajoute le fait que l’autrice présente et conçoit des émissions qui touchent, parfois, à la littérature ; officiant du côté du site HorsSérie dont le slogan est Des entretiens avec de la vraie critique dedans – nous supposerons donc avoir affaire à un écrit avec de la vraie critique dedans, ainsi qu’une autrice consciente des enjeux littéraires actuels.

Détournement de cadavre

En ces temps où tombent les unes après les autres les dichotomies, où s’évanouit, pour notre plus grand bonheur, la distinction entre nature et culture, où l’accent de la critique est plutôt porté sur la dissociation dans laquelle nous enferme le capitalisme ; voici que nous sont proposées ici des catégories réifiées. Ainsi le propos (éculé) de Rester barbare est-il de retourner le stigmate, quand le ou la racisé·e se trouve frappé·e de ce sceau de « barbare », il s’agira pour le ou la concerné·e de simplement s’en saisir et le magnifier ; le sublimer. Et ce « renversement » est ici (ré)amorcé en s’appuyant sur deux phrases tirées d’un long propos de Kateb Yacine, tenu en 1967[1]À quelle occasion ? Dans quel contexte ? Pourquoi ? Quelle fut la question du ou de la journaliste, nous ne le saurons pas. L’autrice se contentant simplement de citer en seconde … Continue reading. Pour des questions évidentes de commodité de lecture je ne citerai pas l’intégralité des propos de Kateb Yacine – ils sont à écouter ici – je me restreindrai à remettre dans leur contexte les deux phrases de Kateb Yacine qui sont au centre des lubies développées dans Rester barbare.

Il y a un côté, si vous voulez, assez barbare. Je rejette en partie la culture. C’est un grave dilemme que d’être obligé à la fois de vivre, d’écrire et de se cultiver. On ne peut pas faire les trois, surtout si on veut en plus faire œuvre de révolutionnaire, et en plus rester libre dans la vie, libre toujours, libre de tout voir, si on veut pousser les choses jusqu’au bout. Alors, évidemment, il faut choisir. Il faut choisir par exemple entre aller au théâtre tous les soirs ou aller dans la rue et voir les gens, ou alors s’enfermer et écrire. Je sens que j’ai tellement de choses à dire qu’il vaut mieux que je ne sois pas trop cultivé. Il faut que je garde une espèce de barbarie, il faut que je reste barbare. Ça a l’air facile mais c’est très, très difficile, parce qu’il y a toujours, surtout dans une ville comme Paris, la tentation du cosmopolitisme, la tentation de vouloir acquérir des notions de culture qui en fait ne sont pas essentielles, qui sont des choses qu’on peut avoir connues mais pour celui qui veut créer vraiment, celui qui veut abattre, ça peut le gêner. Or, moi, je sentais qu’il y avait beaucoup de choses à abattre. 

Kateb Yacine in Une vie, une œuvre, France Culture, diffusion le 19 mars 1998

Tout d’abord on notera que Kateb Yacine situe son rejet (partiel) de la culture dans un contexte extrêmement précis, celui de l’écriture ou, pour le dire de manière plus actuelle, la création littéraire. De plus, il articule cette question de la « culture » à des contraintes temporelles, le fait qu’il n’ait pas assez de temps pour « vivre, écrire et se cultiver ». Dans ce contexte, la citation que récupère la scriptrice prend un tout autre sens que celui qu’elle tentera de lui donner tout au long de sa prose ; celui d’une essentialisation de l’être « barbare », relier ce mot qu’emploie Kateb Yacine à la condition du ou de la colonisé·e. Comme on peut le noter ; rien de tout cela ne transparaît. Kateb Yacine ne parle pas spécifiquement de culture française, de celle du colonisateur. D’ailleurs, il suffit d’ouvrir n’importe quel dictionnaire et de scruter les différentes acceptions du terme « barbare » pour se rendre compte de la manière dont elle est employée dans ce propos. En effet, quand il s’agit d’expression de la langue, de l’art ou des techniques, « barbare » désigne quelque chose « qui est impressionnant, d’une beauté sauvage »[2] Voir la définition 3.b du Centre de Ressources Textuelles et Lexicales.  ; c’est l’expression même qu’utilise Victor Hugo lorsqu’il évoque, dans Les Misérables, l’argot[3]« L’argot pullule de mots de ce genre, mots immédiats, créés de toute pièce on ne sait où ni par qui, sans étymologies, sans analogies, sans dérivés, mots solitaires, barbares, … Continue reading. Victor Hugo qui se trouve justement cité, plus loin, dans les propos de Kateb Yacine, lorsque l’écrivain Algérien loue ceux qu’il nomme les « poètes analphabètes », en Algérie, pour souligner qu’ils sont les gens les plus « cultivés ». Ainsi est-ce simplement une analogie qu’opère Kateb Yacine entre l’inventivité de l’argot que décrit Victor Hugo et la langue des ces « poètes analphabètes » qu’apprécie tout particulièrement l’écrivain Algérien.

Ajoutons que les propos de Kateb Yacine s’inscrivent dans une construction encore active aujourd’hui, celle qui distingue (disons-le rapidement) la sensibilité de l’intellectualité. Il est toujours nécessaire de rappeler que le concept de littérature, dans l’acception que nous lui donnons actuellement, est historiquement daté, il remonte au XVIIIe siècle, en France du moins, et aggravé au XIXe par une distinction entre d’un côté l’essai et de l’autre ce qu’on nomme aujourd’hui la littérature – qui comprendra dès lors la fameuse trinité : roman, théâtre, poésie[4]Pour une synthèse sur l’ensemble de ces questions on recommandera la lecture de : Alain Vaillant, « Chapitre V. Indéfinissable littérature », L’histoire littéraire, … Continue reading. Et ce n’est que cette distinction historiquement datée que rejoue, à sa manière, Kateb Yacine dans ses propos. Il n’est en aucun cas question du stigmate de l’indigène ou du barbare – ou alors de manière tout à fait marginale.

Mais comprenez ! l’occasion était trop belle pour ne pas la saisir ; on a vu le mot « barbare », on s’est jeté dessus, on a récupéré la voix, la figure de Kateb Yacine… et l’œuvre ? En effet, hormis le détournement de ces deux phrases, il ne sera plus question de Kateb Yacine tout au long du livre qui tire pourtant son titre du propos de l’écrivain Algérien. On se contentera alors de l’invoquer au travers d’insipides litanies… comme celle-ci :

De cette révélation, il tire un serment: barbare je suis, barbare je veux rester. Dans l’offense, il ouvre une brèche. Kateb Yacine s’avère un spécialiste en la matière: prendre l’arme de l’ennemi et la retourner contre lui. La langue française comme butin de guerre. Les codes du roman français cassés en« polygone étoilé ».

p.15

Le polygone étoilé, roman de Kateb Yacine, publié en 1966, aux (défuntes) éditions du Seuil, une époque où ce qu’on appelle abusivement le Nouveau Roman bat son plein, une époque où la remise en question du « roman français » – ou plus précisément des codes et des formes du roman français du 19e – est une quasi-norme au sein d’une partie du champ littéraire français et francophone, mise en cause amorcée par ailleurs dès la fin du 19e siècle ; Jacques Rancière, pour ne citer que lui, l’évoque très bien dans Le fil perdu [La Fabrique, 2014] – mais encore fallait-il que l’autrice lise les œuvres de la maison qui la publie. Ainsi dès l’après seconde guerre mondiale et ce jusqu’aux années 80 nombre d’écrivain·e·s – racisé·e·s ou non, « barbares » ou « cultivées » – s’évertuent à casser ces fameux codes du « roman français »[5]Pour ces questions on pourra se référer à Dominique Viart, Bruno Vercier et Franck Evrard, La littérature française au présent : héritage, modernité, mutations. Paris, Bordas, 2005.. Prise dans les rets de l’essentialisation, notre scriptrice en oublie de scruter le champ éditorial de l’époque, les conditions sociales et matérielles de production des œuvres littéraires de l’époque – pour aller plus loin sur la manière dont les conditions sociales influencent l’écriture, je ne saurai que trop vous recommander notre article Pourquoi l’écriture change-t-elle ? Se déploie alors l’une des principales limites de cette rhétorique du retournement, elle ne fait que reproduire (à l’envers) les travers d’une certaine critique – littéraire ou non.

(In)culture crasse

En conclusion de l’ouvrage, notre contestatrice de bas étage évoque le fait qu’elle ait elle-même échoué à « rester barbare » et qu’elle est «une bonne élève de la République »[p.110] ; sur ce point, on ne peut tout à fait lui donner tort tant sa manière d’appréhender la littérature est scolaire. Elle qui nous enjoint à ne pas être trop cultivé·e·s, elle pioche ses références dans le canon littéraire le plus convenu, références qui font partie intégrante du répertoire littéraire le plus commun ; à commencer par Kateb Yacine, en passant par la canonisée littéraire Toni Morrison, sans oublier Chester Himes. À l’instar d’une écolière composant sa dissertation, elle nous parlera de la « conscience éclairée » de l’auteur [p.13], de son « génie » . La question du génie revenant dans toutes les modalités possibles et imaginables. Ce mythe du « génie » créateur ; notion historiquement datée, qui remonte au romantisme. L’idée étant, encore une fois, d’opérer un simple renversement, si des siècles de critique littéraire ont toujours représenté le « génie » comme masculin et blanc, il s’agira désormais de le représenter en racisé·e – c’est à peu près la même stratégie qui a cours du côté de certains cercles féministes. Travers qui se retrouve même dans son insipide éloge du rap, en effet, les présentations de Booba [p.73] et de PNL [p.91] sont dignes du Lagarde et Michard[6]Manuel scolaire de littérature française qui a longtemps servi de base à l’enseignement du français.. Par ailleurs, elle fait du rap – pris comme ensemble homogène – un geste ayant pour visée de détruire le « temple » [p.89] de la langue française. Ajoutant « Les murs qu’elle [la langue française] a mis tant de soin à édifier tremblent déjà sous leurs assauts répétés. » [p.89] ; n’est-ce pas le (la) geste de la poésie et du poème, entre autres, depuis Stéphane Mallarmé au moins ?

Mais dans sa névrose du fameux renversement de valeur, celle de créer des « génies » ; il lui fallait des illustrations, des génies illustres – qui se trouvent pour la plupart être des hommes… Est-ce donc seulement ce que peut porter l’horizon de la critique et de la pensée ? Un simple renversement de valeur ? En lieu et place d’annihiler les schèmes séculaires, on continuerait simplement à patauger dans la quadrature du cercle d’une critique éculée ?

Nihilisme à tous les étages

À cette question, l’autrice répondrait sûrement par sa futile « formule magique »[p.16] ; « oui, et alors ? » Après la dissertation d’écolière, voici désormais les arguments de cour d’école. On saisit alors le nihilisme de cette prose, on comprend mieux pourquoi toute discussion, tout échange est impossible. Nihilisme de l’arrivisme, quels que soient les moyens ; le but est seulement de parvenir à faire entendre son discours et ses lubies. Ceci est d’autant plus visible dans l’éloge du rap qu’esquisse l’autrice :

… Toute cette ‘‘merde’’, cette sous-culture dans laquelle le rap contemporain fait son marché serait une déliquescence du genre, désormais réduit à divertir quand il était né pour porter la grandeur d’un geste revendicatif. Et alors ? pourrait rétorquer l’accusé. Le rap serait-il le seul art qui ne peut se soucier d’engranger de l’argent sans se renier ?

pp.78-79

Depuis au moins le concept de Kulturindustrie, forgé par T.W Adorno et Max Horkheimer dans Dialectique de la raison [1944, 1974 pour la traduction française], les effets de l’argent et du marché sur l’art sont établis et sont justement au cœur d’une véritable réflexion [7]On citera également à ce titre L’industrie culturelle au XXIesiècle, de Robert Kurz. Je vous invite à lire, par exemple, l’article où nous évoquons l’impact du néo-libéralisme sur la littérature en générale et l’écriture en particulier – écrire pour ou dans le marché ?

L’erreur, c’est de prendre le rap (contemporain) comme un ensemble homogène, il n’existe pas qu’un seul rap, il en est de même pour le roman, la poésie, le théâtre ou la peinture ; il existe différentes modalités artistiques, certaines totalement prises dans des logiques marchandes, se pliant entièrement à ses exigences et prescriptions, d’autres modalités tentent de s’en émanciper, d’en contrecarrer les logiques. Mais ces nuances, notre scriptrice ne peut les percevoir à cause de ses œillères essentialistes. Ajoutons à cela que son geste n’est pas critique, il est avant tout rhétorique et stratégique ; elle désire simplement récupérer le rap — et plus particulièrement le rap commercial –, d’en faire une manifestations de sa figure du « rester barbare ». Ainsi vient-elle mendier la valeur (symbolique et marchande) du rap, geste tout à fait convenu aujourd’hui dans le champ littéraire, comme nous vous l’expliquions ici.

Sous ses atours protestataires et au-delà des polémiques stériles qu’elle veut susciter, c’est une prose tout à fait convenue qui nous est livrée ici ; une prose ridicule par l’ostentation de ses phrases ronflantes. Rester barbare a pour seule vertu de nous prouver qu’en effet le ridicule ne tue pas, l’autrice étant encore parmi nous et susceptible de récidiver au vu de la réception complaisante dont a bénéficié sa publication.

Références

Références
1 À quelle occasion ? Dans quel contexte ? Pourquoi ? Quelle fut la question du ou de la journaliste, nous ne le saurons pas. L’autrice se contentant simplement de citer en seconde main la référence du propos diffusé dans l’émission Une vie, une œuvre, France Culture, 19 mars 1998.
2 Voir la définition 3.b du Centre de Ressources Textuelles et Lexicales.
3 « L’argot pullule de mots de ce genre, mots immédiats, créés de toute pièce on ne sait où ni par qui, sans étymologies, sans analogies, sans dérivés, mots solitaires, barbares, quelquefois hideux, qui ont une singulière puissance d’expression et qui vivent ». In Victor Hugo, Les Misérables,t. 2, 1862, p. 198.
4 Pour une synthèse sur l’ensemble de ces questions on recommandera la lecture de : Alain Vaillant, « Chapitre V. Indéfinissable littérature », L’histoire littéraire, Paris, Armand Colin, « Collection U », 2017, p. 105-124.
5 Pour ces questions on pourra se référer à Dominique Viart, Bruno Vercier et Franck Evrard, La littérature française au présent : héritage, modernité, mutations. Paris, Bordas, 2005.
6 Manuel scolaire de littérature française qui a longtemps servi de base à l’enseignement du français.
7 On citera également à ce titre L’industrie culturelle au XXIesiècle, de Robert Kurz

À propos de

Ahmed Slama est écrivain (Remembrances, 2017 ; Orance, 2018) et développe une activité de critique offensive, par des textes et des vidéos, qu'il diffuse principalement sur le site litteralutte.com. A publié, entre autres, Marche-Fontière aux éditions Les presses du réel, collection Al Dante, à commander pour soutenir l'auteur, sa chaîne et le site Littéralutte. À lire la revue de presse de Marche-Frontière.


'Rester barbare : Nihilisme et (in)culture crasse' pas de commentaire

Soyez la première ou le premier à commenter !

Un avis ? Une réaction ?